Analyse 2008-09

Les dieux ou Dieu comme repères  

 


Depuis des millénaires, dans toutes les civilisations et dans la nôtre en particulier, les hommes ont recherché leurs origines dans un Tout Autre, Dieu ou les dieux, êtres supérieurs, causes tantôt de leur fortune, tantôt de leurs souffrances. Ces mythologies, ces croyances, ces religions leur servaient de repère mais aussi de référence à leur vivre ensemble. Pour le Juif comme pour le Chrétien, la symbolisation de cette démarche s’est écrite en la personne du Dieu créateur de la Genèse. Commencement et fin de toutes choses, il crée l’humain, homme et femme, à son image, et il l’appelle à vivre selon sa ressemblance. Dans ce dessein, il lui indique d’emblée deux interdits, celui de l’inceste et celui du meurtre. Traduit positivement, il lui indique que le chemin d’humanisation a pour Loi la nécessaire séparation du même, et le respect de la vie. Qu’ils aient ou non été croyants, les femmes et les hommes de civilisation judéo-chrétienne ont construit leur histoire, tant individuelle que collective, compte tenu de cette représentation des origines, de cette Loi et de ces interdits. Contrairement à ce qui s’est produit dans d’autres civilisations, les rois les plus honorés, comme les tyrans les plus cruels, ne s’y sont pas proclamés comme dieu des populations sous leur domination. Au pire, ils se sont attribué une mission qu’ils estimaient ou proclamaient avoir reçu de Dieu. La légitimité de cette attribution s’est même souvent parée d’un choix divin entériné par les représentants de Dieu sur terre, les autorités ecclésiales. Le sacre de Napoléon par le Pape dans la cathédrale de Reims en est une des représentations picturales les plus connues. Ce qui germait pourtant dans ce terreau était bien autre. L’interdiction de prendre possession d’autrui par la « fusion – absorption » de l’autre en moi ou de le tuer, deux modes de suppression de l’autre ou de sa négation symbolique sous toutes ses formes, devait conduire, pas à pas dans l’Histoire, à l’individuation et à l’égale dignité de tout humain. Ce fut bien sûr un chemin extrêmement long et pénible, voire terrifiant dans certains de ses épisodes mais qui, paradoxalement, devait conduire à une prise de distance et même à la négation du Dieu des origines. L’humain n’avait à être soumis à aucune démarche d’accaparement de qui que ce soit, pas même du Dieu.   


De Dieu à la Famille Humaine

 
La déclaration d’indépendance des Etats-Unis (Philadelphie, 4 juillet 1776) se réfère directement au « Créateur ».   En France, la déclaration des droits de l’homme et du citoyen jaillie, comme la devise « Liberté, Égalité, Fraternité », des soubresauts sanglants de la Révolution française, se référait à l’Être Suprême. La constituante de 1793 fit encore de même. La Constitution française de 1946, si elle réaffirmera la déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789, elle ne la cite pas. L’Être Suprême n’en est donc pas disparu, mais il n’est plus explicitement désigné comme celui « en présence et sous les auspices » duquel l’Assemblée Nationale se prononce. La Déclaration Universelle des Droits de l’Homme du 10 décembre 1948 n’y fait plus référence, ni directement, ni indirectement. Elle se réfère, en effet, non plus à un « créateur » ou un « Être Suprême », mais à la « famille humaine » et considère que « l’avènement d’un monde où les êtres humains seront libres de parler et de croire … a été considéré comme la plus haute aspiration de l’homme ».   Cette aspiration est donc affirmée comme le désir le plus profond de l’humain, sans que l’on sache d’où il naîtrait, et sans doute limité à ce seul monde idéal – ce qui ne serait déjà pas mal en effet -, sans horizon possible autre que la mort[i].   


De Dieu le Père au Pater Familias


Au sein de la famille, dans le contexte patriarcal de la société, la mission de faire respecter Dieu et ses exigences était confiée au père. Il en est devenu, peu ou prou, le gardien de la Loi, chargé auprès de son épouse et de ses enfants de la mission divine de croître et de se multiplier, mais aussi de séparer la mère de l’enfant et de régir l’éducation de celui-ci de sorte qu’il puisse se socialiser et entrer en interaction positive avec le monde. Là également, les choses ont évolué de manière drastique. Le père n’est plus le « pater familias » gestionnaire et discrétionnaire qui survécut jusqu’à la fin des années cinquante du siècle dernier. Nombre de pièces de théâtre et de romans témoignent à foison de cette évolution des mentalités au sein de la famille et de la perception de l’autorité paternelle au sein de la société. Tantôt il disparaît, même physiquement, de la relation à l’enfant, tantôt il forme avec sa compagne un couple parental. Au sein de celui-ci, les rôles maternels et paternels spécifiques sont même souvent réduits à la différenciation anatomique et psychologique, et en tout cas sans plus de références à une quelconque mission dictée par un extérieur, qu’il soit ou non divin. La psychanalyse et les psychologies qui s’y rattachent insistent pourtant sur la nécessité de ce « père qui sépare ». Les représentations symboliques d’un tiers nécessaire pour que le petit de l’homme puisse exister, grandir et s’épanouir au sein d’une communauté de vie dont il est reconnu et respecté, mais dans laquelle il reconnaît et respecte tout autre, se sont estompées cependant, évanouies même : nombre de nos contemporains semblent avoir perdu conscience de cette nécessité. Absence de référence à un « Tout Autre » et absence du « père » seraient-elles liées ? La question mérite d’être posée. S’agirait-il, du côté de la société comme de la famille, de resituer la légitimité de la Loi dans un contexte nouveau de liberté, d’égalité et de fraternité de toute personne ?  


La Déclaration Universelle des Droits de l’Homme comme légitimité pour les lois


Sur le plan de la collectivité, c’est se confronter inévitablement à la légitimité et au fonctionnement démocratiques. Toute personne est libre, et toutes les personnes sont égales entre elles en dignité et en droit. Les règles de vie en société ne sauraient dès lors trouver de légitimité que dans un consensus, ne serait-il que provisoire et toujours à réévaluer. De multiples type de fonctionnements démocratiques sont imaginables. Tous tentent de dégager consensus suffisamment large pour fédérer les convictions fondamentales de chaque citoyen et de chaque communauté. Parmi les chemins de démocratisation étudiés, le désaccord fondateur cher à Olivier Abel[ii] est un chemin de rencontre qui met face à face, en vérité, des histoires et des ressentis différents, afin de pouvoir faire advenir un vivre ensemble sur base de ce qui est commun. Il faut en effet assumer et pour dépasser ce qui sépare, car ce sera toujours le « ce qui est commun » qui sera indispensable à la rencontre, au dialogue et à des prises de décision communes portées par tous. Lorsque cette référence commune était Dieu, quelque appropriation que certains pouvaient faire de lui, une série d’attendus existaient sans qu’il faille en faire mention, même si c’était pour les transgresser. Les choses n’allaient déjà plus de soi lorsqu’il s’agissait de construire un dialogue avec quelqu’un d’une autre culture religieuse. Ce sont alors les conceptions divergentes de Dieu ou les dieux des uns et des autres qui pouvaient alors être pris à témoin ou entrer en conflit. Cela se vit encore aujourd’hui on le sait, et des personnalités comme Huntington[iii] prétendent même que c’est, ou que cela sera, le choc des décennies à venir. Sans avoir la prétention de pouvoir contredire ou confirmer cette analyse, ce qui semble certain, c’est que le monde devra se chercher un référent commun pour structurer son langage et ne pas retourner au chaos originel d’un univers sans parole. L’évangile de Jean commence par ces mots : « Au commencement était le verbe ». Le même premier mot que celui de la Genèse : « Au commencement », mais non plus au commencement de la création comme mythe de l’origine de toute existence, mais le verbe, la parole, comme commencement de toute humanité. Près de 2000 ans plus tard, la psychanalyse, à travers l’approche que fait Jacques Lacan des relations entre les humains, retrouve, non pas un dieu fait langage, mais un langage qui permet aux humains de dire les choses et les êtres et, à travers ce « dire », d’entrer en relation entre eux, que cette relation soit vivifiante ou qu’elle soit mortifère[iv]. La différence essentielle peut-être, c’est que le verbe qui est Dieu, qui n’est plus celui de la Loi de la Genèse – et dans ses épîtres, Paul dira et redira que le Dieu de Jésus-Christ libérait précisément de toute loi –, mais un Dieu dont le seul commandement est le troisième terme du slogan républicain : la fraternité, l’amour fraternel. L’aimer, lui et les autres : si tu aimes, fais ce que veux proclamera St Augustin[v]. Cette Loi, car s’en est une, de nous aimer les uns les autres, de nous choisir les uns les autres pour qu’advienne une humanité toujours plus humaine est-elle possible sans la conviction commune d’appartenance à un même « père » ? En d’autres mots :  est-il possible d’être ou de devenir frères sans père[vi] ?  


Un consensus qui rassemble en société.


La laïcité, dans le sens non pas d’une société qui refuserait à toute conviction de s’exprimer mais, au contraire, dans celle d’une volonté d’organiser la société sans référence à l’une d’elles, pour permettre à chacune d’elles de s’exprimer et de se vivre dans la reconnaissance et le respect des autres. N’en est-elle pas le chemin ? Toutefois, sur quelle Loi extérieure à elle-même pourrait-elle se construire, si ce n’est sur une plateforme de convictions communes, qui impose cette reconnaissance et ce respect mutuels ?  N’est-ce pas cette place que tente d’occuper la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme ? Ne reprend-t-elle pas à la fois les interdits essentiels de refus de toute fusion et de toute possession d’autrui, et les « dix paroles » par lesquelles Moïse tenta de traduire concrètement ces interdits pour que le peuple d’Israël, qui venait de se libérer de la servitude au pays d’Égypte, puisse trouver un nouveau « vivre ensemble » ? La différence entre les interdits bibliques que concrétisent les « dix paroles » et la Déclaration Universelle des droits de l’Homme, c’est que celle-ci, serait-elle largement inspirée par ceux-là, n’est plus l’édit d’un « Tout Autre » dont la teneur est dès lors immuable, mais le consensus d’un double constat :  

  • sans cela, il n’est pas possible de vivre ensemble ;
  • hors cela, il n’y a pas d’alternative pour les forces de violences qui nous habitent tous, que de nous nous « manger » les uns les autres. 


« Consensus » est-il le mot juste et comment le faire partager suffisamment pour qu’il puisse régir l’ensemble de l’humanité, non seulement à un moment donné de l’Histoire, mais de manière durable ?Et cette « durabilité » n’entre-t-elle pas en conflit avec la notion et le fonctionnement même de la démocratie qu’elle promeut, si tant est que la démocratie est l’application de la loi du nombre, et que le nombre d’un jour à venir pourrait estimer, très « démocratiquement », que des articles importants de la Déclaration des Droits de l'Homme doivent être modifiés ou supprimés. On le voit, toute référence est fragile. Le « vivre ensemble » sera toujours chemin et tâtonnements à la recherche de plus d’humanité.  


et en éducation ?


Cette situation globale de manque de référence a nécessairement des répercussions importantes sur la famille, plus particulièrement au plan de l’éducation. Comment permettre en effet à l’enfant de se structurer, d’acquérir psychologiquement une colonne vertébrale, si ce n’est en référence à un environnement familial et sociétal structurant ? Si les « non » et les « oui » auquel il est confronté, auprès de ses parents d’abord, ne sont étayés par aucune conviction perceptible, compréhensible et cohérente, ces impositions ou ces permissions n’auront aucune cohérence.  Dans un tel contexte, l’enfant en arrive rapidement à ne plus donner foi à ce qui lui est imposé ou autorisé, non par interrogation sur leur validité par rapport à la conscience critique de son intelligence naissante, mais du fait des « parce que … » sans contenu qui répondent à chacun de ses « pourquoi ? ». Pas demandé alors ce qui en sera de l’adolescent ! Si les lois de la famille, de l’école ou de tout autre lieu d’éducation ne repose sur aucune conviction cohérente de celles et de ceux qui l’assurent, elles auront tôt-fait de perdre leur légitimité. Or, sans pouvoir se confronter à une loi, la mettrait-il en cause plus tard comme adulte, l’adulte en devenir qu’est l’enfant et l’adolescent éprouve une difficulté pratiquement insurmontable à se construire des repères pour entrer en relation, tant avec lui-même qu’avec les autres. La Déclaration Universelle des Droits de l’Homme, dont la 60e anniversaire est célébré le 10 décembre de cette année, ne pourrait-elle pas devenir cette référence de conviction cohérente de tous nos lieux d’éducation, non comme un « petit catéchisme » d’antan dans l’éducation chrétienne, mais comme un socle de valeurs essentielles auquel confronter tous nos comportements et tous nos projets ? La reprendre en famille, la décliner à l’école et dans les mouvements de jeunesse, en proposer les différents articles comme thème de travail scolaire et comme sujet de colloques et de journées d’étude, ne serait-ce pas une manière d’habiter à nouveau le lieu de référence d’un vivre ensemble qui garantisse d’une part la liberté de conviction de chacun, tout en s’attelant toutes et tous, ensemble, à un chemin nouveau d’humanisation ? C’est ce que croit « Couples et Familles ». C’est ce qu’elle tente et tentera de promouvoir comme référence et projet pédagogiques à tous les niveaux de l’éducation[vii].  

 

 


    
[i] Lire à ce propos l’ouvrage de Jean-Pierre Lebrun et d’André Wénin « Des lois pour être humain » - éditions Érès – février 2008.
[ii] Olivier Abel est professeur de philosophie éthique à la Faculté Libre de Théologie Protestante de Paris, depuis 1984. Il a publié notamment : « Le pardon. Briser la dette et l'oubli », Paris, Autrement, 1991 ; « L'éthique interrogative », Paris, Presses Universitaires de France, 2000 ; « Le mariage a-t-il encore un avenir ? », Paris, Bayard, 2005.Voir aussi à ce propos l’article d’Olivier Abel « Le conflit religieux, fondateur de l’Europe dans « La Revue Nouvelle » n°1-2  de 2003, pages 42 à 55.
[iii] Le choc des civilisations est l'idée de base d'une théorie défendue par l’intéressé pour prédire l'avenir du monde après l'effondrement du bloc soviétique.
[iv] Lire à ce propos l’ouvrage de Jean-Pierre Lebrun et d’André Wénin « Des lois pour être humain » - éditions Érès – février 2008.
[v] « Dilige et quod vis fac » : diligere, en latin ne signifie pas aimer d’affection, mais bien choisir par élection, par discernement. « Aimer » devient, en ce sens, regarder tout humain, qui qu’il soit et quoi qu’il ait pu faire, dans sa pleine dignité d’être humain.
[vi] Voir dans l’ouvrage cité de Marie Balmary, p. 11, et dans celui de Jean-Pierre Lebrun et d’André Wénin, p. 159.
[vii] Analyse rédigée par Jean Hinnekens.

 

 

 

 

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