Analyse 2008-13
L’éducation est d’abord une question de famille, même si les acteurs extérieurs à la famille sont nombreux. Aujourd’hui plus que jamais, l’éducation est en effet un projet collectif et, déjà dans la famille, il faut apprendre à éduquer ensemble. Voici quelques éléments de réflexion[1].
Eduquer ?
Nous avons tous quelque chose à dire à propos de l’éducation, à partir de ce que nous avons expérimenté dans nos propres familles d’origine, ou dans ce qui en tient lieu pour ceux et celles auxquels les évènements et hasards de la vie ont réservé d’autres formes d’attachements. Et bien sûr aussi à partir de ce que nous vivons tous les jours avec nos propres enfants, ainsi que nos petits ou beaux-enfants.
Mais les parents ne sont pas les seuls éducateurs. Hors de la sphère familiale, il y a tous ceux qui sont partenaires de cette création collective qu’est l’éducation « qui intègre la possibilité d’une mise à l’épreuve par l’enfant et le jeune de l’ordre établi à son insu et sans lui[2] »
Pour explorer ce qu’il en est du « ensemble en famille », nous nous interrogerons d’abord sur le contexte actuel du point de vue social et culturel, avant de reprendre chacun de ces mots : éduquer, famille, ensemble, pour ouvrir la réflexion et susciter les questions.
En point de départ, deux prémisses à ce débat :
- En matière d’éducation, il n’y a aucune recette ni baguette magique. Il faut se méfier de ceux qui s’expriment en termes de recettes.
- Rien n’est jamais acquis dans le domaine des relations humaines. Nous faisons chacun ce que nous pouvons, avec plus ou moins de bonheur, avec une bonne dose d’incertitudes, de doutes, et souvent avec un sentiment d’impuissance. Avec beaucoup d’émotions, de renoncements, de changements, de bouleversements.
Notre contexte actuel est marqué par de profonds bouleversements sociaux et culturels :
- transformation de la place des femmes dans la société ;
- mutation des rapports d’autorité de type patriarcal ;
- remise en question du couple ;
- mutation de la famille : la famille est désormais démocratique et paritaire, elle s’est désinstitutionnalisée, les liens y sont devenus précaires : dans deux familles sur trois, l’ enfant devra apprendre à circuler au sein d’une famille dite recomposée. Cela n’est pas sans conséquence sur les schémas d’appartenance ;
- les progrès technologiques ont aidé à la dissociation de la conjugalité, de la sexualité et de la procréation : les recours aux procréations médicalement assistées sont nombreux, la question des mères porteuses est en débat, les maternités tardives sont de plus en plus fréquentes et posent question, de nouvelles formes de parentalités apparaissent : monoparentalité, homoparentalité, coparentalité, pluriparentalité. Autant de situations à propos desquelles le Droit a été sollicité pour inventer de nouvelles réponses et faire autorité. A noter que le concept de « parentalité », construit à partir de l’anglais « parenthood », croisement de « parenté » et « parentèle » s’est répandu dans les années 70 et a donné lieu à d’autres néologismes ;
- n’oublions pas non plus combien l’enfant est devenu un « sujet » de droit, un détenteur de droits[3], très tôt considéré comme un acteur social, sorti du schéma de la domination par les adultes. L’enfant est devenu le centre de la vie de famille, et ce n’est évidemment pas sans conséquence.
Éduquer
Dans son article « Le discours éducatif : penser ses métaphores »[4], Daniel Hameline affirme que les éducateurs se « racontent des histoires », parce que l’écart est constant entre ce qu’on dit qu’on fait et ce que l’on fait dans le réel. « Mais quand on a ainsi dénoncé l’incontinence verbale toujours menaçante de l’ « orateur » pédagogique, on n’a rien résolu de l’énigme de l’activité éducative, qui s’institue dans toute société humaine, qui institue toute société comme humaine et qui se diffracte en centaines de milliers d’échanges quotidiens dont les humains se tirent avec plus ou moins de bonheur… ».Ainsi se révèle la méconnaissance fondamentale de ce qui se trame et se fabrique entre humains sous cet énigmatique vocable d’éducation. L’éducation est d’abord quelque chose qui s’imagine. Mais alors, quelle métaphore choisir ? Celle du jardinier qui arrose et prend soin de ses plantes, celle du potier qui modèle sa pièce pour lui donner la forme choisie ou du forgeron qui rend sa pièce de métal malléable en la passant au feu ? Les métaphores sont multiples et se révèlent dans le vocabulaire très varié que l’on associe à l’éducation, signe chaque fois d’une manière particulière de la concevoir. Rappelons quelques verbes : conduire, faire monter, élever, façonner, former, mouler, faire croître, accompagner, soutenir, ensemencer, faire germer, nourrir, remplir, inculquer, construire, édifier, affranchir, domestiquer… les métaphores sont interminables. Les propos sur l’éducation appartiennent le plus souvent à l’univers du discours persuasif, et font l’objet d’interlocutions publiques, de quête d’assentiment, de débats, d’objections. Il n’y a pas de détenteur privilégié, ni de vérité, sauf peut-être quelques pédagogues ou psychologues capables de remuer les foules.
En outre, nous assistons à beaucoup de tentatives de délocaliser l’éducation, puisque ce terrain est investi par une multiplicité de professionnels dont nous les parents anticipent qu’ils auront forcément une compétence supérieure à la leur.
En famille
 l’origine, la famille (du latin famulus, serviteur) désignait l’ensemble des serviteurs (les familiers) et des biens placés sous l’autorité du paterfamilias. Aujourd’hui les dictionnaires définissent la famille de diverses manières. Le Robert donne plusieurs sens différents. Il s’agit soit des « personnes apparentées vivant sous le même toit », des « personnes liées entre elles par le mariage ou par la filiation », de la « succession des individus qui descendent les uns des autres, de génération en génération.» (on pourrait renverser la métaphore de la « descente » et imaginer que l’on est « porté » sur les épaules de nos ancêtres), ou encore « les personnes ayant des caractères communs ».
On pourrait peut-être retenir la définition qui suit : « Ensemble humain, singulier et organisé, de personnes reliées par des liens affectifs, de sang, d’alliance ou d’élection, dans un contexte anthropologique particulier, et dans une histoire commune. »
Singulier : chaque être humain est unique, à nul autre pareil, a fortiori un ensemble d’humains sera un ensemble singulier dans sa composition et dans son organisation. Chaque être humain est unique, et cependant notre destin de petit humain est que nous naissons prématuré, et que notre survie dépend des soins qui nous seront donnés. Un humain tout seul, ça n’existe pas.
Organisé : par l’institution juridique qui attribue les places dans la succession des générations (c’est la loi qui dit le droit, qui institue la place de chacun) ; par une hiérarchie liée aux responsabilités assumées ; par des rôles, et par des règles explicites et implicites qui régulent la vie quotidienne.
Qu’est-ce qu’un père ? Est-ce celui qui engendre, celui qui élève, celui qui, un jour, a pris l’engagement d’être un père en reconnaissant un enfant ?
Et que signifie être parent ? 120.000 couples de parents naissent tous les ans en Belgique. Naître parent est un processus, non seulement par rapport au temps de fabrication nécessaire pour faire l’enfant, mais parce qu’on peut difficilement naître parent sans évoquer l’enfant qu’on a été, sans essayer de se représenter ce que l’on souhaite garder et jeter de l’héritage reçu. Naître parent est un processus qui implique une certaine réflexivité par rapport à sa propre histoire, et le passage par une série de bouleversements et de métamorphoses habitées de contradictions, de forces psychiques conscientes et inconscientes. Chez la mère, c’est d’abord le corps qui éprouve et ressent ; chez le père, c’est la pensée qui va mettre son corps en émoi.
La notion de responsabilité mérite que nous nous y arrêtions un moment. Je la relie à la notion de hiérarchie : en choisissant de donner la vie, « un parent a pour l’enfant la responsabilité du monde[5] ». Etre parent, c’est accepter de « répondre de », d’agir en réponse, en « responsabilité », ouvrant ainsi le chemin à l’enfant que l’on assume. Les parents ont la responsabilité de et pour l’enfant. Hannah Arendt dit encore ceci : « L’autorité a été abolie : cela ne peut signifier qu’une chose, que les adultes refusent d’assumer la responsabilité du monde dans lequel ils ont placé leurs enfants ».
La responsabilité pour l’enfant implique la capacité de se décentrer de sa position égocentrique et d’être capable de s’identifier à ce que c’est d’être un petit être fragile et maladroit. C’est une relation non-réciproque : il n’y a pas à en attendre un retour sur investissement comme on pourrait l’énoncer en termes bancaires. Le statut de dépendance de l’enfant fait de lui un ingrat. Du moins dans le court terme !
Des personnes reliées : sans cette reliance, point de survie possible. Mais le système familial est un ensemble dont la frontière est poreuse, comme une sorte de peau. Ce n’est pas seulement papa, maman et les enfants mais un ensemble large qui peut inclure la fratrie, les cousins, oncles et tantes, grands-parents, les alliés, et même toutes les formes de parrainages. Dans ce système, les interactions sont multiples et incessantes.
Des liens affectifs : affection, compassion, solidarité, respect, reconnaissance construisent les bases de l’estime de soi qui nous fait tenir debout comme personne. Qu’est-ce qu’un enfant, si ce n’est d’abord un « objet » de désir pour ses parents, du fait même de son immaturité et de sa fragilité ? Rappelons l’investissement narcissique des géniteurs : ce que l’on fait par amour, on le fait d’abord pour soi, pour satisfaire son propre besoin d’amour. On aime l’autre comme soi-même, et souvent avec le rêve que l’enfant répare ou devienne mieux que soi-même.
Une histoire commune : faire famille, c’est partager la quotidienneté, traverser ensemble les épreuves et les bonheurs qui vont tisser les fils de la transmission inter et trans-générationnelle. Chaque famille a son répertoire d’histoires à se raconter.
La famille reste un point d’ancrage et de référence primordiale pour la plupart d’entre nous.
Le sociologue français François de Singly[6] décrit une nouvelle famille : elle est à la fois basée sur d’intenses relations interpersonnelles, et tout autant sur un aspect très individualiste de recherche d’autonomie, dans le sens où chacun en attend la possibilité d’accomplissement et de réalisation de soi. Et si cet idéal n’est pas atteint, l’existence même du lien familial est mis en cause. Il est donc important d’investir les places et les rôles, de se préparer à inventer et négocier en permanence, en tenant un cadre et des références. Sinon, le groupe familial risque de glisser vers le chaos : chacun fait ce qu’il veut, quand il veut, et tout devient imprévisible. Que tout soit rigidement organisé n’aide pas non plus. Tout est une question de souplesse et d’adaptation.
Ensemble
Qu’entend-on par « ensemble » ? Le Robert en donne deux définitions différentes : « L’un avec l’autre, les uns avec les autres », mais aussi « Unité d’une Å“uvre d’art, tenant à l’équilibre et à l’heureuse proportion des éléments. Unité tenant au synchronisme des mouvements et à la collaboration des divers éléments ». Il est donc question d’assemblages complexes et d’ajustements : ajustements au cycle de la vie, ajustements aux rythmes de vie, aux processus d’évolution et de maturation à l’oeuvre pour chaque membre du groupe familial.
La notion de collectivité ou de collectif implique l’ajout d’un but commun. Le consensus de base du « vivre ensemble » est qu’il y a place pour le désaccord, et que le débat est donc nécessaire et indispensable. Mais quand ? Comment ? Avec quelles limites ? Qui tranche ?
En guise de conclusion
Le vivre ensemble en famille recouvre une série de champs d’apprentissage essentiels au passage de la petite famille nucléaire vers la grande famille sociale. En effet, c’est dans la famille que se fera l’apprentissage des tensions entre autonomie et dépendance, individuation et appartenance, contribution et rétribution, reconnaissance et fierté, liberté et contrainte, etc. :C’est aussi dans la famille que l’enfant doit apprendre à penser, à nommer ses émotions, à être en relation, à aimer.
[1] Analyse rédigée par José Gérard sur base d’une conférence débat animée par Christine Vander Borght, psychologue et psychothérapeute, dans le cadre des Midis de la Famille organisés par l’échevinat de la famille de la commune d’Ixelles, en collaboration avec plusieurs associations, dont Couples et Familles. Cette réflexion pourra s’éclairer par la lecture de quelques livres : « La famille dans tous ses états », de Caroline Eliacheff, Le Livre de poche, 2004 ; « Que veut dire être parent aujourd’hui ? », sous la direction de Daniel Coum, éd. Eres, 2008 ; « Eduquer ses enfants. L’urgence aujourd’hui », de Aldo Naouri, éd. Odile Jacob, 2008.
[2] Maria Maïlat, 2008.
[3] La convention des droits de l’enfant date de 1989.
[4] in Revue Internationale de Psychosociologie, volume IX, n° 21, 2003, Ed. ESKA
[5] Hannah Arendt
[6] voir par exemple « Libres ensemble. L’individualisme dans la vie commune », François de Singly, Nathan, 2000.
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