Analyse 2009-11

Comment réagissent les intervenants de l’après séparation parentale face aux non représentations d’enfants ? Les évolutions culturelles qui ont conduit à la nouvelle loi de 2006 peuvent expliquer les difficultés éprouvées par les juges pour faire appliquer les décisions judiciaires. (1)


On sait que la Belgique connaît un nombre impressionnant de divorces. Il y a aussi un nombre assez impressionnant de non représentations d’enfants. Il y a deux ou trois ans, on évaluait à environ 20.000 par an les plaintes pour des enfants qui ne sont pas présentés chez le parent qui les attend. Bien sûr, il faut nuancer ce chiffre. 20 000 plaintes, cela ne signifie pas 20 000 dossiers. Certaines  personnes portent plainte plusieurs fois la même année. L’estimation est donc de l’ordre de 7000 dossiers chaque année.  Si l’on affirmait que « ce qui doit guider les parents en conflit de même que les intervenants de l’après-séparation parentale, c’est l’intérêt supérieur de l’enfant. Et que l’un des besoins fondamentaux de l’enfant, c’est d’avoir une relation de qualité et aussi équilibrée que possible, avec ses deux parents », la grande majorité des personnes serait prête à appuyer cette vision des choses. Pourtant, cela n’est pas si évident, et ce pour de multiples raisons. Cela paraît une évidence dans nos sociétés actuelles, alors que ce n’est pas si évident que cela. Et le fait que cela ne soit pas si évident est à la source de nombreuses situations compliquées et conflictuelles.


L’évolution de la famille


Aujourd’hui, quand deux jeunes mariés affirment qu’ils se marient pour toujours, on observe habituellement des sourires attendris ou perplexes dans l’assemblée. Les participants se disent à peu près : « Oh, comme ils sont mignons ». Heureusement, certains continuent à croire à leurs engagements. Mais l’évidence que l’on se marie pour toujours a été remplacée par une autre évidence : on reste parent pour toujours. Quand on y pense, cela  a aussi quelque chose d’assez « mignon ». Qu’est-ce que ça veut dire « rester parent pour toujours » ? On pourrait en discuter ...  Vers la fin des années 60, une série de changements très importants sont intervenus. L’un de ces changements est que l’individu a pris une place tout à fait considérable. En tant qu’homme, en tant que femme, on peut exister, se différencier des autres et être soi avec ses propres besoins. Il n’en était pas de même pendant les décennies et les siècles précédents. On a désormais la liberté de poser des choix personnels. Cela ne s’est pas fait en un jour et cela reste encore très relatif, mais le processus est entamé. Et le fait de pouvoir exprimer ses choix, de pouvoir exprimer ses désirs, cela comporte la liberté de pouvoir exprimer le choix de divorcer, de se séparer, de changer de partenaire, etc. Jusque là, les divorces et les séparations étaient vraiment réduits en nombre. Les rôles et les places des hommes et des femmes ont eux aussi fondamentalement changé, et cela en bonne partie à l’initiative du mouvement féministe. A côté de certaines tendances extrêmement radicales, d’autres ont agi dans une optique de dialogue avec les hommes et la société dans son ensemble. Leur revendication : « En tant que femmes, nous voulons pouvoir accéder au monde du travail, avoir des revenus, jouir d’une autonomie et d’une indépendance au niveau financier ».  Cette évolution des femmes s’est accompagnée d’une forte demande de participation plus intensive, plus importante des hommes dans le ménage, dans l’éducation des enfants, etc. Ce mouvement a été relayé du côté des hommes, ou du moins de certains d’entre eux, qui ont progressivement revendiqué plus de place auprès de leurs enfants.


L’évolution de la place de l’enfant


Parallèlement à cela, la place de l’enfant a elle aussi changé. C’est à la même période que la pilule est apparue et s’est généralisée. Cela a rendu possible le choix d’avoir un enfant quand on le veut et si on le veut. On se souvient des slogans des années 60 et 70. Cette liberté pour les familles, pour les femmes en particulier, a été déterminante. Une des répercussions est que l’enfant choisi a été de plus en plus au centre. L’enfant est désormais celui qu’on a choisi d’avoir et on y consacre toute son attention. L’intérêt pour l’enfant s’inscrit donc dans un chemin complexe, qui  implique beaucoup de données différentes, mais où la place qu’on  lui a accordée progressivement était très importante.  Du point de vue sociétal, dans la plupart des pays occidentaux, il était  évident jusqu’à ce moment-là que lorsqu’il y avait une séparation, un divorce, les enfants, surtout en bas âge, restaient avec la maman et que l’on attendait du papa qu’il veille à ce qu’ils n’aient besoin de rien financièrement. A partir du moment où l’enfant est plus au centre, progressivement, les critères de décision des modalités d’hébergement changent. Ce n’est plus l’âge mais progressivement l’intérêt de l’enfant qui entre en ligne de compte. L’intérêt de l’enfant parce que, tout compte fait, certains pères savent s’occuper des enfants et commencent à revendiquer une place auprès de leurs enfants, même au moment des séparations. Ils voudraient pouvoir s’occuper des enfants, pas seulement un peu au hasard des choses, mais de façon plus systématique. Evidemment, toutes ces évolutions ne sont pas générales et homogènes et dépendent des appartenances sociales.  


De l’intérêt de l’enfant à l’égalité parentale


Qui dit « intérêt pour l’enfant », dit « intérêt pour son éducation ». Et qui dit « intérêt pour son éducation », dit « intérêt pour les capacités éducatives des parents ». C’est de là que viennent de nombreuses tensions extrêmement virulentes, puisqu’il faut démontrer que, si on revendique la garde, c’est au nom de l’intérêt de l’enfant, puisque l’enfant est au centre. Finalement, l’enfant est tellement au centre qu’on en vient à parler en son nom , au point qu’il devient difficile, même en médiation,  de pouvoir exprimer ses propres désirs, en tant qu’adulte, en tant que parent, en tant que père ou mère. On est obligé de formuler les choses pour que ce soit audible pour la société, en le formulant de façon adéquate, c’est-à-dire en termes d’intérêt de l’enfant.  La mise au centre des enfants et de leur intérêt s’est développée parallèlement à l’attention aux capacités éducatives des parents et donc au soutien à la parentalité, avec tout le poids qui peut reposer sur les épaules des parents, quasi obligés de justifier qu’ils sont de bons parents. Dans la foulée, on a commencé à insister sur l’importance de l’investissement des deux parents, ce que l’on a désigné par le terme de coparentalité. Et de coparentalité, de façon relativement imperceptible, est venue l’idée que les parents doivent avoir un investissement égal vis-à-vis de leurs enfants et donc des droits égaux. C’est une conséquence logique des revendications des femmes pour des droits égaux. Ce qui est compliqué, c’est qu’une ambiguïté très grande s’est installée : on confond sous une même notion les besoins des parents, l’égalité entre les parents –en investissement et en droits-, et l’intérêt de l’enfant. Lorsque l’on interroge les personnes, on se rend compte qu’une grande majorité met spontanément un signe égal entre intérêt de l’enfant et égalité parentale.  Alors qu’en y réfléchissant un peu, les interlocuteurs nuanceraient probablement : « l’intérêt de l’enfant, c’est surtout qu’il n’y ait pas trop de conflits entre les parents… et peut-être que plus d’égalité atténuerait les conflits ». Il convient donc d’être attentif à ce que des confusions ne s’installent pas dans les revendications.  Il faut aussi insister sur le fait que toutes ces notions d’intérêt de l’enfant, de dialogue parental, de coparentalité, si elles désignent des préoccupations essentielles, sont fluctuantes au cours de l’histoire. Elles dépendent aussi beaucoup de l’histoire personnelle et familiale des personnes qui vivent les situations de séparation. Quand les choses ne se passent pas trop bien et quand les personnes concernées ne partagent pas les valeurs affirmées, que ce soit de façon claire ou larvée, un des parents peut monter l’enfant contre l’autre. Ce n’est pas toujours un choix conscient et volontaire de détruire l’autre. C’est souvent un processus qui  se met en place et qui se développe. Parfois l’enfant lui-même rentre dans le jeu et est dépassé par les événements.


L’évolution des modèles


Pendant très longtemps, le modèle théocratique ou patriarcal a dominé. Il a été un peu bousculé par le siècle des Lumières, pour qui les choses sont déterminées par la nature. Gérard Neyrand (2), sociologue français, dit ceci : « Si la vision théocratique asseyait l’opposition ou la distinction entre les hommes et les femmes dans un ordre divin, la vision naturaliste va inscrire les différences entre eux dans leur nature. » Cette conception sera appuyée par les progrès de la médecine, qui va confirmer ces différences. Gérard Neyrand ajoute : « Mais c’est aussi dans la nature, et non plus essentiellement dans la religion, que va se réancrer la domination sociale masculine. La femme va être assignée à ses responsabilités maternelles et pour longtemps encore, les femmes et les filles seront éloignées de l’éducation, de la vie publique et de la politique. L’homme a, de son côté, à tenir sa place dans l’espace public ». Ce modèle a été bousculé lui-même par la révolution française, où pendant deux ans les lois sur le divorce ont été plus progressistes que celles que l’on connaît actuellement. Mais cela n’a pas duré, entre autre à cause de la pression de l’Eglise. Il y a donc eu cette poussée fulgurante d’une vision égalitaire, d’une vision démocratique. Par la suite, il y a eu une série de vagues, pour en arriver à mai 68, avec de fortes exigences d’égalité. C’est dans cette ligne  que s’inscrit le mouvement de coparentalité. Gérard Neyrand insiste sur un aspect de ces évolutions : les différents modèles (théocratique, patriarcal, naturaliste, égalitaire) ne se sont pas succédé, ils se sont superposés. On pourrait dire que l’on porte encore en nous l’ensemble de ces modèles. Si l’on pouvait en faire une image par transparence, il y aurait au dessus le modèle égalitaire puis, en dessous, le modèle naturaliste, et en dessous encore le modèle théocratique ou patriarcal. Lorsqu’il y a un gros conflit, les pressions naturalistes, théocratiques ou patriarcales ressurgissent, parfois chez les pères, parfois chez les mères. La position naturaliste est peut-être plus ancrée chez les mères : « Vous savez, monsieur le juge, je ne comprends pas… Le père ne s’est jamais occupé des enfants, c’est toujours moi qui me suis occupée des enfants, d’ailleurs c’est moi qui les ai portés, qui les ai allaités, accompagnés. C’est normal, c’est mon rôle de mère... ». C’est une vision naturaliste. Et quand le père réagit en disant :  « L’autorité, c’est moi. Ce n’est pas toi qui décide, c’est moi », il remet en avant une vision patriarcale.  


La place du juge et la relation à l’autorité


Dans une petite commune du Brabant wallon, on peut trouver cet écriteau : « Il est interdit d’uriner sur ce mur sous peine de confiscation ». Derrière la formulation un peu comique, on peut relever les termes utilisés : « interdire », « peine », « confiscation ». Un autre panneau, dans une réserve naturelle d’oiseaux : « Pour votre sécurité et votre plaisir, acceptez cette réglementation ». Ces deux panneaux illustrent un solide changement dans le rapport à la norme et à l’autorité. Beaucoup de juges et de magistrats font remarquer à quel point il est difficile aujourd’hui d’imposer une décision. Ils doivent donc obtenir l’adhésion des parties « pour leur sécurité et leur plaisir »â€¦ La loi de 2006 sur le divorce s’inscrit dans cette logique.  On peut par exemple ressaisir le juge beaucoup plus facilement et légalement. Le résultat, c’est que le juge est amené à se déguiser et à  prendre l’habit de l’éducateur, du conciliateur, du médiateur, de celui qui guide, qui accompagne. « Accompagnement » est un mot qui est omniprésent dans notre société, en particulier dans le monde judiciaire. Le problème se pose lorsque la décision –par exemple une décision d’hébergement égalitaire-  n’est pas respectée. Le juge est en difficulté, le système est en difficulté. Du coup, on en vient toujours à essayer d’améliorer une décision et à faire du « sur mesure ». Mais si on me fait un costume sur mesure et que je grossis un peu, je ne m’efforcerai pas de maigrir, je demanderai qu’on ajuste costume.  Dans cette logique, une décision judiciaire n’a jamais de pérennité et perd donc de sa puissance. C’est une des grandes difficultés que pose la conception actuelle et qui amène les juges à devoir se situer sans cesse face à des dilemmes lors des procédures de séparations, en particulier lorsque ces séparations sont conflictuelles.  

 

 


 

(1)Olivier Limet s’est fait connaître par une affaire de rapt parental international : le départ de son ex-épouse au Kenya avec leurs trois enfants et le refus de cette dernière de lui accorder les « droits de visite » attribués par les tribunaux. Il s’est souvent exprimé sur les questions de raps parentaux internationaux et aussi d’aliénation parentale. Cette analyse, rédigée par José Gérard, se base sur son intervention lors du colloque organisé par Couples et Familles le 23 septembre 2009 sur le thème « Divorces conflictuels et intérêt de l’enfant ».
(2)Gérard Neyrand, professeur de sociologie, a publié plusieurs ouvrages sur les questions familiales. Son dernier ouvrage est paru en 2009 : « Le dialogue familial, un idéal précaire ».

 

 

 

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