Analyse 2010/10

C’est par l’éducation que les générations transmettent aux suivantes les exigences de l’humanisation. Elles le faisaient jadis dans le cadre d’une société patriarcale et religieuse. Qu’en est-il aujourd’hui, dans une société qui s’appuie sur la démocratie et la science[i].


Le processus d’humanisation selon la psychanalyse


Dans son dernier ouvrage, L’homme Moïse et la religion monothéiste, Freud écrit : « Le passage de la mère au père caractérise une victoire de la vie de l'esprit sur la vie sensorielle, donc un progrès de la civilisation car la maternité est attestée par le témoignage des sens tandis que la paternité est une conjecture, est édifiée sur une déduction et sur un postulat »[ii].Selon la psychanalyse, l’humanisation est donc un processus qui se marque par le passage de la perception immédiate par les sens à la perception par le raisonnement et la réflexion. Ce processus d’humanisation se rencontre à la fois dans le progrès de la culture et de la civilisation et dans l’évolution de l’enfant par l’éducation.
Pour l’enfant, cette évolution est symbolisée par le passage de la mère –comme totalité qui comble l’enfant- au père –qui n’est reconnu comme père que par déduction logique. En séparant l’enfant de la mère, le père l’oblige à développer le langage et à passer de la satisfaction immédiate à l’expression du désir.Dans la même vision psychanalytique, l’inceste désigne ce qui n’aurait pas consenti à renoncer à la présence pleine.Le développement psychique de l’être humain dépend donc de son aptitude à appréhender le manque et à différer la satisfaction. C’est de cette manière que l’on s’inscrit dans la temporalité. La capacité à renoncer à la satisfaction immédiate apparaît donc comme un trait constitutif de la condition humaine. Le rôle du père est donc essentiel, puisque sa fonction est d’amener l’enfant à renoncer à la satisfaction immédiate. La prévalence du père est donc plutôt une prévalence du langage par rapport à l’immédiateté du réel.


Chaque société humaine s’est efforcée de transmettre à sa manière ces traits essentiels de l’humanisation. On pourrait s’interroger sur la manière dont cela se passe dans notre société néo-libérale contemporaine.


Le rejet du patriarcat par la modernité


Dans le passé, cette importance donnée au père, essentielle pour la psychanalyse puisqu’elle permet à l’enfant d’accéder au langage et à l’humanisation, s’est souvent traduite par un système patriarcal d’organisation de la société, avec toutes les dérives que l’on connaît : domination des hommes sur les femmes et confiscation de la parole des femmes. Mais au-delà de la seule question du rapport entre hommes et femmes, l’organisation patriarcale incitait à une soumission aveugle à l’autorité, elle-même cautionnée par une origine divine.


Tout le travail de la modernité a été de sortir de ce système patriarcal. Dans le modèle patriarcal, de type théologico-politique, celui qui donne la norme est en dehors du lot. On peut donc parler d’un système d’incomplétude. Par ailleurs, puisque la justification de la norme vient de l’extérieur, le système mis en place peut être cohérent, ou « consistant[iii] », si l’on emploie un vocabulaire mathématique. La modernité suppose la possibilité de définir par soi-même les normes de son existence. Tout le monde est mis sur un pied d’égalité. Les références ne sont plus d’ordre théologique, mais scientifique et démocratique. On peut donc dans ce modèle aboutir à un système de complétude (personne n’est mis hors du système), mais aussi d’inconsistance, puisqu’il est impossible d’obtenir une cohérence interne totale sur base de toutes les individualités en présence.


L’organisation pyramidale de la société patriarcale reposait en outre sur l’existence d’une extériorité radicale, à savoir l’existence d’un Dieu qui cautionnait le système. Une fois son existence remise en cause, le système avait perdu sa consistance ou sa cohérence. Ce rejet du patriarcat est une évolution salutaire, mais il pose problème quand il entraîne avec lui le rejet du père. Le patriarcat était le système qu’avaient trouvé les sociétés anciennes pour marquer la prévalence du père et du langage pour assurer l’humanisation et cela avait amené tous les abus que l’on connaît. En rejetant le patriarcat, le défi est d’inventer de nouveaux moyens pour assurer la prévalence du langage. Sinon, c’est tout le travail de la culture et de l’humanisation qui risque de s’en trouver mis à mal.


La société libérale


La transmission des conditions de l’humanisation –l’éducation- se trouve aujourd’hui confrontée à une autre difficulté. Pour accéder à l’humanisation, il faut pouvoir renoncer à l’immédiateté de la satisfaction. Or, la société contemporaine est animée par un double processus : les avancées technologiques visent à trouver des solutions de plus en plus immédiates (téléphones portables, transmission de données via internet, culte de l’urgence) et, d’autre part, l’incitation à la consommation pousse à satisfaire le plus immédiatement possible toutes les demandes. Tout et tout de suite semble être le slogan de beaucoup de demandes, voire d’exigences d’aujourd’hui. Tout l’environnement culturel nous pousse ainsi à croire que nous sommes débarrassés de la négativité –ou de la nécessité de renoncer-, que la psychanalyse identifie pourtant comme caractéristique de l’humain.


Cette évolution peut s’illustrer dans différents secteurs.Plus le marché propose de produits à consommer, visant à satisfaire le sujet, et plus l’insatisfaction irréductible de tout être humain semble devenir inacceptable. Cela amène à refuser tout ce qui ne procure pas une jouissance immédiate.Les sciences bio-médicales permettent de plus en plus de choses : changement de sexe, procréation assistée, mères porteuses, etc. Ces progrès incitent eux aussi à croire que tout est possible ou le deviendra d’ici peu. Implicitement, le réel, ce qui échappe à notre maîtrise n’a plus sa place. Tout se passe comme si les évolutions technologiques amenaient à récuser le travail de la culture et de l’humanisation (renoncer à la satisfaction immédiate et accéder au langage) pour rendre la prévalence au maternel. En quelque sorte, on confond le refus du patriarcat et l’abandon des contraintes de l’humanisation.


Les conséquences


Suite à ces évolutions, les enfants se réfèrent de plus en plus souvent exclusivement au maternel plutôt qu’au couple parental. Cela amène un glissement d’une économie du désir (puisque la satisfaction n’est pas immédiate) à une économie de la jouissance. Dans un tel contexte, la prévalence du langage ne disparaît pas nécessairement mais devient en tout cas plus lâche. Et l’enfant, comblé par sa mère, devient lui aussi un objet qui réalise la complétude maternelle, la satisfaction de sa mère, d’où le rejet symbolique du père comme homme de la mère.


Cette impossibilité de renoncer à l’objet est bien illustrée par une allégorie de Benjamin Barber, politologue qui fut conseiller de Bill Clinton. « Une petite boîte contenant une grosse noix est fixée à un poteau solidement planté. On ne peut attraper la noix que par un unique petit trou dans la boîte, conçu pour laisser la passer la patte tendue de l’animal. Il est assez facile pour le singe d’entrer sa patte dans la boîte, mais, une fois la noix saisie, il ne peut plus la retirer. Il est bien sûr évident pour tout le monde (sauf pour le singe) qu’il lui suffit pour se libérer de lâcher son trophée. Néanmoins d’habiles chasseurs ont découvert qu’ils pouvaient ainsi conserver leur proie pendant des heures, voire des jours entiers, car le singe ne lâchera pas la noix. Il préférera mourir (et meurt souvent).»[iv]


En conclusion


Les mutations auxquelles nous sommes confrontés engendrent des difficultés nouvelles, puisque le mode ancien de transmission des nécessités de l’humanisation ne fonctionne plus. Mais ces difficultés ne sont pas inéluctables. La fin du patriarcat ouvre des voies nouvelles : le pluralisme, la parole des femmes, etc. Mais il ne faut pas se satisfaire de s’être débarrassés des contraintes d’hier ; il s’agit de soutenir celles qui continuent d’exister - la légitimité de la différence des places dans l’éducation- et les nouvelles - la légitimité démocratique. Le défi à relever est de développer la légitimité démocratique tout en garantissant la légitimité de la fonction paternelle. Certains courants contemporains en effet, prenant appui sur les difficultés engendrées dans l’éducation par la démocratisation, se masquent parfois sous des discours psychologisants pour tenter de revenir à une société hiérarchique, patriarcale, et aux normes morales imposées de l’extérieur.   

 



[i] Analyse rédigée par José Gérard, au départ de l’intervention de Jean-Pierre Lebrun, psychanalyste, dans le cadre des Midis de la Famille organisés par l’échevinat de la famille de la commune d’Ixelles, en partenariat avec Couples et Familles et d’autres associations.

[ii] Sigmund Freud, L’homme Moïse et la religion monothéiste (Paris, Gallimard, 1986), 213.

[iii] Selon la théorie du Paradoxe de Russel (théorie des ensembles), utilisées par Lacan, citées par Jean-Pierre Lebrun.

[iv] Benjamin Barber, Comment le capitalisme nous infantilise, Fayard, 2007, p. 114.

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