Analyse 2011-05

Pour Jean-Michel Longneaux, professeur de philosophie aux Facultés Notre-Dame de Namur, le vivre ensemble suppose une communauté d’appartenance. D’après lui, ce sentiment d’appartenir à un groupe humain peut naître de causes différentes  ».


Première cause, particulièrement fréquente hélas, celle qui rassemble un ensemble d’individus contre une personne ou un groupe d’individus considérés comme autres ou comme ennemis communs. C’est particulièrement le philosophe français René Girard , qui popularisa dans ce contexte le concept de « bouc émissaire » comme liant d’un groupe et d’un vivre ensemble.


La seconde est beaucoup plus d’ordre consensuel. Elle rassemble autour d’une même vision d’un vivre ensemble. Elle finit par constituer pour celles et ceux qui en vivent comme une seconde nature, comme une culture qui va de soi, comme une source de comportements qui, de n’être pas posés ou partagés mettent, sinon au ban, à tout le moins à la marge de la société ainsi constituée.


Or, aujourd’hui, c’est dans un contexte de plus en plus mondialisé que se cherche le vivre ensemble. Ce sont même les guerres qui, le siècle dernier, ont pris ce nom : première et deuxième  « guerres mondiales ». C’est donc aujourd’hui sur le plan planétaire que les modalités du vivre ensemble se cherchent.
Cela ne signifie pas qu’il ne puisse encore y avoir des « ensembles » sur des territoires plus restreints ou autour de concepts partagés par des groupes spécifiques, mais même ces ensembles-là se vivent simultanément dans le grand ensemble planétaire.


Trois discours consensuels


Pour Jean-Michel Longneaux, cet ensemble se manifeste par ce que j’appellerais trois plaques tectoniques de discours :

  • le discours scientifique ;
  • le discours économique ;
  • le discours juridique.

Le discours scientifique est une référence essentielle, et il est la norme de presque tous nos comportements. Tout ce qui est « scientifiquement prouvé » selon ce discours - la preuve en serait-elle inversée « scientifiquement » par des recherches ultérieures -, se met, et souvent dans des plages de temps relativement brèves, à modifier le comportement général sur toute la planète.


Que l’on songe par exemple à des maladies, comme la grippe aviaire il n’y a pas si longtemps, et au vaccin aussitôt mis au point pour la contrer. Ce fut au point qu’on ne parvenait pas à en fabriquer assez rapidement pour qu’une endémie annoncée n’en vienne à menacer toute la population du monde.


Heureusement, il n’y a pas que des exemples négatifs, loin s’en faut, mais la relative absence d’évaluation de cet exemple-là, absence qui n’a pas choqué grand monde, témoigne à suffisance de l’adhésion consensuelle au discours qui le porte. Ce n’est pas que la science ne puisse se tromper, mais la confiance générale qui lui est faite l’emporte largement sur les méfiances parcellaires qui fleurissent à sa marge. Souvent même, ces mises en causes bénéficient à rebours de sa notoriété, voire se trouvent intégrées dans le discours global, en fonction d’éléments sur lesquelles elles se fondent, et qui, dans un second temps, trouvent les appuis « scientifiques » suffisants.


Autre manifestation de ce consensus : la notion de « non-assistance à personne en danger » qui se fera pratiquement unanime pour condamner des parents qui ne conduiraient pas chez le médecin ou en clinique leur enfant gravement blessé ou malade. Les comportements « obligés » par la science - et c’est souvent heureux – vont de soi pour la toute grande majorité des humains.


Le discours économique. Faut-il en dire quelque chose pour comprendre à quoi Jean-Michel Longneaux fait allusion ? Ce discours, que nous partageons toutes et tous largement, a pratiquement réduit à la servilité le discours politique. Celui-ci, on s’en doute, ne saurait être consensuel. Les modes d’acquisition et de partage du pouvoir peuvent certes faire l’objet d’un consensus, mais il balisera le terrain de la conquête de la gouvernance par celles et ceux qui désirent l’exercer, mais dont les propositions de programme peuvent sérieusement diverger. La démocratie - à moins qu’il ne faille dire « les démocraties » -, c’est précisément la tentative de réglementer l’articulation de ces désirs d’accéder à l’exercice du pouvoir.


Ce pouvoir accessible par la voie démocratique, ou par toutes autres voies, s’est toutefois rétréci comme peau de chagrin. Un professeur d’économie croisé au cours de ma formation avait déjà une formule qui témoignait du déplacement du pouvoir réel dans notre vivre ensemble lorsqu’il affirmait : « Ne perdez jamais de vue que lorsque vous achetez quelque chose, vous exercez un vote économique ». Vue sous cet angle, la publicité, qui tente et souvent réussit à orienter nos choix économiques, n’a-t-elle pas quelques affinités avec les campagnes électorales ?


Le discours économique est tel que l’on en vient, en ces temps de crise, à parler du « devoir de consommer » pour relancer l’économie. On appréciera comment peut être ressenti une telle affirmation par celles et ceux qui se demandent comment ils parviendront à se nourrir et à nourrir les leurs le lendemain. Pourtant, si le fonctionnement du système économique et financier est sérieusement ébranlé et mis en cause, ce  n’est pas le discours économique lui-même qui risque d’être mis à mal, mais la manière de mettre le fonctionnement du système au service de l’humain. Comme la référence aux acquits ou aux affirmations de la science, l’acheter et le vendre font donc partie de ce qui va de soi pour tout le monde.


Reste le discours juridique. Il pourra paraître à première vue moins évident. Qu’est-il au juste et y a-t-il le moindre consensus sur ce plan ? Certes non, mais c’est souvent au second degré qu’il s’impose dans le vivre ensemble contemporain. Les actualités confrontent pourtant quotidiennement à l’exigence communément partagée de limites à l’exercice du pouvoir comme de la force, pour faire respecter les droits de chacune et de chacun. N’être pas protégé par un « état de droit », que ce soit au plan local jusqu’au plan international, c’est être sous la menace constante d’une décision arbitraire de privation de liberté ou de biens. Des règles de droit garantissent la propriété, de biens immobiliers par exemple. Si tel n’est pas le cas, si quelqu’un vient s’installer dans un logement pendant que le propriétaire ou le locataire n’y est pas, qu’est-ce qui permet de le lui interdire ? Des populations entières sont encore confrontées à une telle absence de droit, suite à d’anciens exodes, que ce soit par exemple en Palestine ou en Bosnie, pour prendre des situations qui font régulièrement l’actualité internationale.


Le discours juridique ne garantit pas que la justice soit effectivement exercée, mais la plupart s’y réfèrent sans restriction et y adhèrent comme allant de soi, depuis le code de la route qui permet de se croiser plutôt que de former un agglomérat de véhicules aux carrefours, jusqu’aux conventions internationales qui sont censées régir les droits des Etats et des Peuples. Ils sont la concrétisation de ce discours et tout le monde s’y réfère… même s’ils sont régulièrement transgressés.


Ces discours suffisent-ils ?


Quelles que soient les analyses à propos de ces trois « discours », ils constituent les domaines dans lesquels les comportements majoritaires vont de soi comme références universelles, seraient-elles inconscientes : je tiens compte des « savoirs » de la science, je participe quotidiennement au système économique et financier, et je tiens à vivre dans un Etat de droit.


Cela me donne-t-il pour autant une idée du sens de notre vivre ensemble ? Pourquoi sommes-nous là et, en fonction de cela, n’y a-t-il pas de références communes quant au comment nous comporter les uns vis-à-vis des autres ? De quelles relations devons-nous vivre ?


Il n’y a pas si longtemps, dans le monde occidental, et ce l’est encore dans une large partie des populations des mondes islamique, bouddhique ou hindouiste, un quatrième discours était la référence suffisamment générale et consensuelle que pour être considéré comme « discours » au sens que Jean-Michel Longneaux donne à ce concept : le discours religieux.


Il ne faut pas vivre dans une théocratie pour que ce quatrième discours soit effectif et efficace : dans  nombre de pays occidentaux, et en Belgique en particulier, même si, depuis la révolution française, le concept de monarchie de droit divin avait été balayé dans les constitutions et remplacé par celui de la séparation du religieux et de l’Etat, le comportement général des populations se conformait au prescrits et aux rites des Eglises chrétiennes.


Sans être un consensus absolu, le religieux constituait un environnement culturel et cultuel qui rythmait la vie de la toute grosse majorité de la population, du baptême aux funérailles, en passant par les communions, petites et grandes, le mariage, puis les mêmes parcours de la génération et même des générations suivantes, enfants et petits-enfants. C’était un environnement social de fait. Que de traces d’ailleurs dans nos villes et villages, dans nos calendriers et nos fêtes, et même dans nos institutions : enseignement, santé, mouvements de jeunesse.


Des traces toutefois ! En effet, ce qu’il en reste n’en a souvent gardé de sens que pour une minorité : le « religieux » comme « discours », soit comme référence d’un vivre ensemble est aujourd’hui rentré dans le rang du privé. Par ailleurs, ce « religieux » s’est diversifié et s’est atomisé. Catholique romain, Protestant, Israélite, Anglican, Musulman, Orthodoxe, laïque même: ce sont les « philosophies » reconnues par la Constitution en son  article 181 . Le Bouddhisme pourrait bientôt les rejoindre. Le religieux n’est plus désormais, dans nos sociétés, une référence commune, et c’est d’ailleurs un bien.


Comment « marchent » les discours ?


Pour Jean-Michel Longneaux, ce qui fonde les « discours » et fait en sorte qu’ils « marchent », c’est qu’ils donnent, chacun à leur manière, un sentiment de protection contre la peur de la mort :

  • la science, par ses facultés de guérir ou d’en reculer l’échéance ;
  • l’économie, parce qu’elle affirme ne s’organiser que pour satisfaire les besoins élémentaires de survie ;
  • la Justice, parce qu’elle protège ultimement des menaces par son interdit de tuer.

Le religieux n’échappait pas à ce critère d’efficience, puisqu’il se fondait sur un dépassement de la mort.

Mais les trois discours qui restent comme référence et constituent le contexte qui cimente nos modes de vivre ensemble sont-ils suffisants pour faire de celui-ci un vivre en humanité ? Quelque chose d’essentiel ne leur manque-t-il pas, qui ne soit pas pour autant de l’ordre de réponses à la question du sens de l’existence comme le sont les religions ?

Il semble bien que la réponse soit négative :

  • la science peut fort bien céder à la tentation de la toute puissance ou à celle d’une recherche à priorités vénales. Elle peut alors fort bien se dégager de toute préoccupation éthique et en arriver à conduire l’humanité à sa propre destruction ;
  • l’économique et le financier peuvent ne s’embarrasser que de la recherche d’un maximum de profit pour quelques-uns, individualités ou groupements d’intérêt. N’est-ce pas là que nous en sommes ou presque : une économie contre l’homme ?
  • la Justice elle-même, si elle est soumise aux diktats d’une science et d’une économie dévoyées ne protègera-t-elle plus que les puissants ?

 

Alors à quoi se référer ?

 

Quels garde-fous imaginer contre les dérives potentielles de ces trois discours, de ces trois manières de vivre ensemble qui semblent aller de soi pour la toute grande majorité aujourd’hui ?


Ce n’est pas dans leur mise en cause que peut se rêver une protection contre leurs dérives. Ne faudrait-il pas chercher une interpellation éthique qui les traverserait tous les trois, un questionnement qui les habiterait de manière constante parce qu’il habiterait tous les humains : « En quoi la teneur de nos discours, scientifique, économique et de Justice, engage-t-elle l’humanité - tout l’humain et tous les humains – dans la direction d’une humanisation plus grande encore ? ».


Espérer une telle interpellation globale et constante, n’est-ce pas en appeler à l’émergence d’un quatrième discours, un discours qui porterait cette interpellation ? Mais par où se diriger ? Par où s’engager ? De quoi disposons-nous pour nous mettre en chemin ?


Aucune religion ne peut prétendre s’imposer à toutes et à tous comme un discours unanimement partagé. S’engager dans cette voie, ce serait en arriver rapidement à donner libre cours aux fondamentalistes radicaux de toutes les confessions religieuses. Ils en rêvent d’ailleurs, prêts à porter le glaive contre toute résistance à ce qu’il faut ou qu’il ne faut pas faire pour dépasser la peur de la mort. Champs de bataille en perspectives déjà trop connus de l’Histoire. Même certaines laïcités comptent de ces « fanatiques » dans leurs rangs, prêts à imposer leur « charia » à qui trouverait sens à une quelconque transcendance.


Du côté de la « Déclaration Universelle des Droits de l’Homme  » ?


Pourquoi ne pas chercher du côté de la « La Déclaration Universelle des Droits de l’Homme » ? La question mérite, nous semble-t-il, d’être posée. En effet, lorsqu’elle affirme dans son préambule que sont inaliénables à tout humain, la liberté d'expression, la liberté de religion, la liberté de vivre à l'abri du besoin et la liberté de vivre à l'abri de la peur, ne pourrait-elle pas constituer le fondement humanisant des objectifs de la science, de l’économie et de la Justice ? De plus, elle affirme que ces droits fondamentaux le sont pour toutes et tous, dans la dignité et la valeur de la personne humaine, sans distinction de race, de sexe, de langue ou de religion. N’instaure-t-elle pas dès lors un contexte idéal pour un vivre ensemble ?


Reste toutefois un problème : la déclaration des droits de l'homme n’est encore qu’un texte juridique, et elle relève en cela de la troisième sphère… sauf s’il y avait à son égard une reconnaissance suffisamment universelle pour que ce qui la fonde transcende le droit. Le fait qu’il ne lui a pas été donné de force contraignante ne lui confère-t-il d’ailleurs un caractère de référence plus que de disposition légale ? Elle ne relèverait plus alors de la catégorie des lois et des prescriptions, mais bien de « La Loi », cet appel qui nous apparaît habiter tout humain à être reconnu pleinement pour lui-même, ce qui implique sa réciproque : reconnaître pleinement l’autre pour lui-même. Nous sortirions alors de la logique des trois premiers discours pour trouver une référence beaucoup plus universelle qui pourrait investir la place de tous les discours de sens de l’existence, religieux et philosophiques et offrir cette protection contre leurs dérives potentielles.


Idéal comme une utopie ? Idéal comme un inaccessible ? Idéal comme un possible toujours à façonner et à affiner ? Idéal enfin, peut-être, comme une conviction profonde et partagée par une masse critique suffisante d’humains et devenir ainsi ce quatrième discours qui assurerait l’humanité des trois autres ?


A tout prendre, ce quatrième discours pourrait être, non pas le plus petit dénominateur commun nécessaire à tout vivre ensemble mais, au départ de la reconnaissance par chacun des différences de chacun, dans un tel respect qu’il puisse en vivre pleinement, mais l’avènement d’une capacité collective de dégager des consensus dans les trois autres discours, toujours à réévaluer et à perfectionner, pour un vivre ensemble pleinement humain ?


C’est dans cet esprit que « Couples et Familles » s’efforce de promouvoir une éducation qui promeut, parmi les jeunes générations, l’étude en profondeur de cette « Déclaration Universelle » et de ce qui la fonde, Elle s’y efforce par un plaidoyer auprès des parents, des enseignants et des éducateurs, et donc aussi auprès des instances qui sont en charge de l’enseignement et de la culture, d’approfondir par et pour eux-mêmes, l’esprit de ce texte. On ne transmet ni n’enseigne bien que ce dont on est soi-même intimement convaincu. Ainsi naîtra peut-être ce quatrième discours dont nous avons cruellement besoin.


Peut-être n’est-ce pas étonnant que Stéphane Hessel , l’auteur de cet « Indignez-vous » qui  a embrasé l’actualité de ces derniers mois, après avoir connu les affres de sa négation comme humain dans les camps de concentration nazis, a fait partie des membres de la commission qui a rédigé et présenté cette « Déclaration ». Il en est le dernier survivant. Il en est aussi devenu, en quelques semaines, une concrétisation vivante de ce qu’elle peut motiver toute une vie au service d’un vivre ensemble vraiment humain .

 


Opinion exposée notamment lors de la journée organisée par Altercité à Louvain-en-Woluwé le 22/10/2011 sur le thème « L’amour suffit-il pour vivre ensemble ? » http://www.altercite.be/?page_id=9
René GIRARD : philosophe, archiviste, paléographe, professeur de littérature française. A notamment écrit : « La violence et le sacré », Grasset, 1972, Paris et « Le bouc émissaire », Grasset, 1982, Paris. Toutes les informations à propos de René Girard et son Å“uvre sont issues des articles publiés sur les pages web suivantes :  http://home.nordnet.fr/ jpkornobis/ ; http://www.philo5.com/Les%20vrais%2 ; http://www.philophil.com/dissertati; http://home.nordnet.fr/ jpkornobis/
Qui oserait dire « seconde », si l’on sait que dans la langue française, le concept de « second » implique qu’il n’y en a ni en aura jamais trois ?
http://www.senate.be/doc/const_fr.html
http://www.un.org/fr/documents/udhr/#content
http://fr.wikipedia.org/wiki/Stéphane_Hessel
Analyse rédigée par Jean Hinnekens.

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