Analyse 2011-10

La pauvreté et la précarité touchent de nombreuses familles. Les cités se referment sur elles-mêmes. La drogue est largement utilisée comme mécanisme pour ne plus ressentir la honte. Des parents démissionnent. Pourtant, les trajectoires biographiques mettent en évidence que derrière le cumul du désordre affectif  et des difficultés socio-économiques, les familles déploient un panel impressionnant d’inventivité et  de débrouille pour faire face au quotidien.

 

Précarité et pauvreté : deux termes proches qui ne signifient pourtant pas la même chose. Est pauvre celui qui a peu. Est précaire celui qui a peur. D’après Jean Furtos , psychiatre français, la précarité n’est pas une question de rapport à l’économie. Elle concerne les gens qui vivent dans la crainte de perdre leurs sécurités : logement, emploi, famille. « Aujourd’hui, la précarité nous touche tous, que l’on soit riche ou pauvre », explique Antony Artigas anthropologue et responsable du service « Jeunesse et cohésion sociale » de Braine-le-Château. « La précarité est avant tout une question de craintes et de peurs. »

 

Des logements insalubres

 

En Belgique, la plupart des grandes villes s’ethnicisent. Les quartiers se referment sur eux-mêmes. Les communautés ne se parlent plus et les individus se retrouvent prisonniers dans des ghettos. Encore à l’heure actuelle, à Bruxelles (qui est quand même la capitale de l’Europe), certains logements sociaux ne disposent ni de salle-de-bain, ni de toilettes. D’autres habitations ne sont chauffées qu’avec un poêle à charbon. Des familles de six ou sept enfants vivent entassées dans des 90m² insalubres, humides et mal chauffés. Dans ces petits logements, l’intimité du couple est quasiment impossible.

 

Des pères absents

 

« La plupart des familles pauvres sont des familles monoparentales », raconte Antony Artigas. « Dans ces structures familiales, les pères sont terriblement absents. Ils ont honte de la situation et bien souvent, ils n’arrivent pas à faire face aux contraintes économiques auxquelles ils sont confrontés. Ils ne parviennent pas à mettre leur fierté de côté. » Du coup, lorsque les difficultés financières pointent le bout de leur nez, bon nombre de pères décident de quitter le navire. Ils préfèrent partir plutôt que de devoir assumer. Heureusement, dans certaines familles monoparentales, les liens avec le père sont parfois maintenus. Mais la plupart du temps, le papa disparaît et sa famille ne le revoit jamais.

 

Des mères qui se battent pour élever leurs enfants

 

Les familles pauvres sont souvent confrontées à la toxicomanie ou à d’autres assuétudes : un poids de plus à devoir gérer. La police intervient souvent et elle perquisitionne dans les maisons. Les familles se font de mauvaises réputations dans les quartiers et les liens se désagrègent.  « Les mamans essaient de faire face », poursuit Antony Artigas. « Elles gèrent la maison, les contraintes, les enfants, l’école, les administrations. » Souvent, elles sont contraintes de quitter leur emploi : malgré les tarifs sociaux, mettre un enfant à la crèche coûte extrêmement cher. Elles doivent donc faire des sacrifices. Ces mères ont eu des vies difficiles : leur niveau de scolarisation est très faible. Il ne dépasse bien souvent pas la sixième primaire. Dans la plupart des cas, ces femmes ont été confrontées à de la violence physique. Bien malgré elles, elles se retrouvent mères à seize ans. Souvent, elles connaissent plusieurs mariages avec des hommes différents. Elles finissent par se retrouver seules avec cinq enfants de pères différents. Malgré tout, elles essaient de tenir la barre. Mais parfois, elles n’y arrivent plus et commencent doucement à s’effacer de la scène familiale. « Généralement, ce sont alors les filles aînées qui prennent le dessus : elles s’occupent de la gestion de la famille, du ménage, des jeunes frères et sÅ“urs. Bien sûr, ceci n’est pas sans conséquences sur leur scolarité. Elles finissent par abandonner leur scolarité et deviennent les  mamans de substitution de la famille. »

 

Mais bien sûr, tout n’est pas négatif !

 

Bien sûr, tout n’est pas non plus négatif dans les cités. « Ces jeunes feraient d’excellents vendeurs de voitures », explique Antony Artigas. « Dans la cité, ils ont l’habitude de négocier tout le temps. Ils sont toujours dans la tchatche. Avec un tel entraînement, ils finissent par arriver à vendre tout et n’importe quoi. Si on parvenait à dépasser le stigmate du gamin de cité, je suis persuadé qu’ils pourraient être mis très rapidement à l’emploi. Ils feraient d’excellents vendeurs et les patrons seraient ravis. »

 

Une économie de la défonce

 

Vivre dans une cité représente déjà une forme d’exclusion. Mais lorsque les personnes habitent dans la rue ou dans les squats, cette relégation sociale est encore bien pire. Emmanuel Nicolas est anthropologue et responsable de l’abri de nuit « Dourlet » à Charleroi. « Certains jeunes âgés de dix-huit à vingt-cinq ans arrivent dans nos structures. Parfois, ils y restent plusieurs mois. Parfois, ils s’éternisent même plusieurs années. » Ces jeunes sans abri ont des conduites à risques et trouvent refuge dans la drogue. Pourquoi commencent-ils à consommer ? Parce que la drogue anesthésie leur souffrance. « Certains vont très loin dans leur consommation : ils vendraient quasiment leur mère pour une dose ! », explique  Emmanuel Nicolas. 

 

Les sans-abri : les déchets de la société

 

En fait, la drogue anesthésie la honte qu’ils ressentent. Elle leur permet de ne plus ressentir le poids de l’exclusion. Ces jeunes finissent par s’auto-exclure. Ils sont dans l’exil de soi. « Parfois, ils sont vraiment blessés », raconte  Emmanuel Nicolas. « Et ils ne ressentent même plus la douleur. Ce n’est même pas le produit consommé qui provoque cela. C’est la situation dans laquelle ils se trouvent. » Ces jeunes sdf sont considérés comme des déchets de la société et se retrouvent relégués dans des interstices humains tels que les squats. Dans ce type d’habitat, une hiérarchie très stricte est imposée : les alcooliques sont d’un côté, les drogués de l’autre. Les plus fous sont, quant à eux, mis au banc. Au fil du temps, la honte finit doucement par se perdre et l’individu finit par ne plus se poser de questions.

 

Une violence très ancrée

 

« Bon nombre de ces jeunes ont vécu des abus en tout genre. Des abus sexuels ou des traumatismes corporels, par exemple. », poursuit Emmanuel Nicolas. « Certains se sont fait frapper par leurs beaux-pères, leur mère étant trop folle pour venir à leur secours. D’autres se sont retrouvés à manger dans la gamelle du chien. » La violence est très ancrée dans leurs vies et elle se reproduit alors dans la rue. La violence forme, en fait, une espèce de continuité dans toute la discontinuité qui constitue la vie de ces personnes.

 

La parentalité dans la rue

 

La parentalité dans la rue est aussi une épreuve très difficile. Les parents vivent dans la peur constante qu’une institution vienne leur reprendre leurs enfants. Ils entreprennent alors le jeu du chat et de la souris avec les institutions, ne se rendant pas aux convocations. Ils essayent, en fait, de garder leur enfant auprès d’eux le plus longtemps possible.

 

En conclusion

 

Maintenir des liens familiaux dans des conditions précaires se révèle donc très difficile. Pourtant, beaucoup de cellules familiales, qui sont souvent des familles monoparentales, font le maximum et se battent jusqu’au bout pour maintenir ces liens, signe que le lien de parentalité est parfois la dernière dignité qui reste à ces femmes en charge d’enfants.
Pour préserver ces liens, les mères en viennent parfois à fuir les services sociaux qui sont censés les aider. Même si le recours au « placement » des enfants est beaucoup moins systématique que dans le passé, les services officiels sont toujours considérés comme des pouvoirs de contrôle, qui jugenet les familles pauvres. Le travail est sans doute encore long pour que les services sociaux soient reconnus comme des outils qui peuvent soutenir la parentalité plutôt que comme des instances d’évaluation de celle-ci.
Enfin, il reste sans doute aussi un grand travail à faire du côté de ces services sociaux et de la société en général, afin d’interroger les représentations sociales ambiantes de la bonne parentalité. Ces représentations ne véhiculent-elles pas encore souvent des modèles issus de classes sociales plus aisées, qui contribuent à culpabiliser les familles pauvres dans leur manière d’être  ?

 


  • Jean Furtos, De la précarité à l’auto-exclusion, Rue d’Ulm, 2009.
  • Texte rédigé par Isabelle Bontridder (Couples et Familles), au départ de la rencontre-débat animée par Antony Artigas anthropologue et responsable du service « Jeunesse et cohésion sociale » de Braine-le-Château et Emmanuel Nicolas, anthropologue et responsable de l’abri de nuit « Dourlet » à Charleroi. Cette rencontre débat était organisée dans le cadre des Midis de la Famille proposés par l’échevinat de la famille de la commune d’Ixelles, en partenariat avec diverses associations, dont Couples et Familles.
Masquer le formulaire de commentaire

1000 caractères restants