Analyse 2011-11

La période des fêtes de fin d’année est l’occasion de cadeaux en tous sens. Une bonne affaire commerciale comme une occasion de manifester les liens d’attachement aux autres. Mais le cadeau  « oblige » souvent celui qui le reçoit. N’y a-t-il pas une autre manière d’envisager les choses ?


La valse des cadeaux

 

 Louvain-la Neuve comme en de très nombreuses villes et dans de très nombreux villages d’Europe, et jusqu’au Canada  , se tient chaque année un marché de Noël. Il se doit évidemment d’être scintillant et rutilant. Comme partout ailleurs, les cadeaux à offrir y sont aussi kitch – pas tous bien sûr, mais quand même - et les fragrances de vin chaud à la cannelle aussi entêtantes, au point, sans doute, de chatouiller le bec étonné des foulques et autres oies bernaches qui fréquentent assidûment les eaux du lac tout proche.

 

Temps de cadeaux, les fêtes de fin d’années renouvellent les échanges multiples, à la fois joyeux mais aussi parfois horriblement contraignants : qu’offrir à qui, sans compter ce que cela coûte. Les échoppes s’agglutinent sur toutes les places. Même les boutiques et les grandes surfaces ouvrent leurs portes deux des week-ends de décembre. Les moissons commerciales sont bonnes. Plus d’un million six cent cinquante mille  transactions bancaires pour le seul week-end des 10 et 11 décembre en Belgique. 300 000 de plus que l’année précédente. Valse des cadeaux.

 

Il ne s’agit pas de blâmer ces échanges, même s’il peut déplaire à certains que « cela fasse surtout marcher le commerce ». Il n’empêche que, trop souvent peut-être, cette période d’échanges de gracieusetés en tout genre  soit effectivement devenue une vaste opération commerciale qui instille de sa « main invisible » une obligation d’offrir, à grands coups d’Euros, des produits inutiles, inventés parfois de toute pièce pour l’occasion.

 


Une idée d’autre chose autrement

 

 l’angle même de la Grand-place de Louvain-la-Neuve, à l’angle dès lors d’un de ces marchés de Noël, est implantée la Maison du Développement Durable . L’idée y est née en 2010 d’une démarche qui s’inspire de cette coutume d’offrir des cadeaux, mais afin d’interpeller à en creuser  le sens, à en affiner les potentialités de gestes plus fraternels et plus désintéressés.

 

Cette année encore, appel à été lancé d’y apporter ou d’y recevoir en cadeau un objet qui tient au cÅ“ur de celui qui l’offre. Celui-ci ignore à qui cet objet sera destiné. Il ignore tout autant si un don apporté par quelqu’un d’autre pourra lui plaire. Il peut d’ailleurs fort bien ne rien attendre en échange de ce qu’il dépose. De plus, il lui est demandé de joindre à l’objet offert, un texte qui raconte l’histoire de cet objet ou précise le sens qu’il a pour celui à qui il appartenait.

 

Quel que soit le succès de cette démarche, elle nous apparaît comme exemplaire d’une volonté d’éveil de nos consciences personnelles et collectives sur les démarches que nous effectuons, par simple habitude parfois, quand ce n’est pas parce qu’elles nous sont insidieusement imposées par l’ambiance mercantile dans laquelle nous baignons.

 


Quand nos dons se font dettes

 

Offrir et recevoir : tout un art. Toute une philosophie aussi. Un art de vivre ensemble en quelque sorte. Peut-être même le seul art de bien vivre. N’est-ce pas dans cette direction que cette initiative tente d’orienter notre regard ? N’est-ce pas de cela que tentent de témoigner ces cadeaux, offerts sans autre raison que d’être offerts, d’une attitude nouvelle possible face à la vie et face aux autres : donner et recevoir sans que ce soit du troc, du commerce ni même de la réciprocité ?

 

Dominique Collin  , Dominicain qui assurait l’animation de la réflexion lors de la plus récente des rencontres annuelles des Centre de Préparation au Mariage  , proposait lui aussi  cette attitude de vie et de relation aux autres : faire basculer les notions de « don » et de « dû ».

 

En ce qui concerne le don, ce n’est pas tant ce que nous offrons qui importe, mais ce que nous offrons symboliquement de nous-mêmes à travers lui. Or, arrive-t-il souvent que nous donnions sans rien attendre en retour ? Même au sein de nos familles, de notre couple ? N’assortissons-nous pas toujours ce que nous donnons, jusqu’à notre temps, notre sourire, ou notre aide, d’un souhait, inconsciemment peut-être, que l’autre nous soit redevable ? C’est un bon placement en quelque sorte. Je t’aime non pas parce que je t’aime, mais pour que tu m’aimes. Nos démarches d’amour ne sont-elles pas toutes un rien entachées en effet par cette restriction mentale d’assortir nos dons d’un dû, d’une dette ?

 


La solidarité a un sens

 

Écoutez des interviews réalisées auprès de donneurs de sang : nombre de ces personnes, sinon toutes, le font de manière totalement désintéressée. Pourtant, lorsque la question de leurs motivations leur est posée, l’aide apportée pour sauver des vies est certes à chaque fois évoquée, mais souvent aussi l’aspiration à pouvoir compter sur des dons semblables au cas où elles-mêmes en auraient besoin.

 

Ce n’est en rien blâmable, bien au contraire. L’organisation de toute solidarité, que ce soit, par exemple, en matière d’assurance ou de sécurité sociale, repose sur cette mutualisation des risques et des possibilités de chacun.

 

C’est même une des avancées, majeures sans doute, de la modernité sur le plan sociétal. Non que la solidarité ait été totalement absente dans les siècles antérieurs, mais elle ne se vivait qu’au sein de groupes sociaux restreints, comme la famille ou certaines communautés. Par ailleurs, elle avait pris la forme de la charité dispensée sous forme d’aumônes des riches aux pauvres, ou encore d’accueil ou de soins dispensés, bénévolement, par les ordres religieux, féminins surtout.

 

La prise en charge partagée des aléas de la vie de toutes et de tous par toutes et par tous est un concept qui n’a pas deux siècles. Ses racines semblent solides dans un pays comme le nôtre, mais les coups de boutoirs qu’il a subis de tout temps et qui trouvent force nouvelle dans la traversée de crise que nous connaissons, tentent de la restreindre tant que faire se peut. Nous n’en avons pas toujours conscience. Ne nous arrive-t-il même pas de hurler avec les loups dès que ceux-ci dénoncent l’un ou l’autre abus commis à sa charge ? La solidarité ne se négocie pas : il faut la défendre bec et ongles.

 


Au-delà : un art d’aimer

 

Mais c’est d’autre chose qu’il s’agit ici : être l’un pour l’autre, non pas en relation de don et de contre don, mais en relation interpersonnelle d’aimer et de se savoir aimé. Tout l’art d’aimer en quelque sorte.

 

Se mettre dans cette attitude-là face à la vie : rien ne m’est dû, aurais-je donné tout ce que je crois possible de donner. Tout ce qui me vient est don, du temps qu’il fait jusqu’à l’attention de celle ou de celui que j’aime. Ne jamais l’attendre ou le considérer comme un droit, comme une dette dont l’autre doit s’acquitter.

 

L’amour n’est jamais dans la logique du juridique, si important que puisse être celui-ci dans l’ordre du vivre ensemble. Le « donnant – donnant » équivaut d’une certaine manière à la vengeance équitable : « Å“il pour Å“il, dent pour dent ». Cette équité-là n’a pas grand chose à voir avec la justice que le psaume 85 dit venir du ciel, lorsque la vérité qui monte de la terre est celle de l’amour. Car tel peuvent résonner en nous les versets 10 et 11 de ce psaume : « Amour et Vérité se rencontrent, Justice et Paix s'embrassent. Vérité germera de la terre, et des cieux se penchera la Justice »  .

 

Un tout autre état d’esprit face à la vie et aux autres : tout ce qui m’est donné de vivre m’est effectivement offert sans que rien ne me soit demandé en retour. Il n’appartient qu’à moi, et à moi seul, d’en faire plus que je n’ai reçu.

 

Par ailleurs, je n’ai rien à exiger ni à attendre, ni de la vie, ni de la reconnaissance des autres. Être « reconnu » par eux n’est pas de l’ordre d’une espèce de « vengeance positive » qu’on affublerait du nom de loyauté, mais du regard aimant qui peut m’être accordé sans qu’il me soit dû, cadeau ineffable, cadeau qu’espèrent aussi les autres de moi.

 


 Considérer que tout est don

 

Ce renversement susceptible de  modifier du tout au tout la perception de notre relation à la vie et aux autres est intellectuellement difficile à maîtriser. Pourtant, chaque situation de vie et de relation, appréhendée dans cet esprit-là, renouvelle littéralement pour nous la face de la terre. Quel privilège n’est-il pas de pouvoir parfaire ce don de vie qui m’est donné, même lors de situations pénibles ? Combien réjouissante n’est pas cette attention qui m’est faite, si je ne l’appréhende pas comme allant de soi, puisque je ne la considère pas comme ce qui m’est dû ? Tout est dans mon regard. Une simple question de « point de vue », dans le sens le plus littéral de cette expression.

 

N’est-ce pas là une illusion d’optique volontaire pour ne pas oser ou devoir affronter la réalité qui m’oppresse et l’ingratitude ou le trop peu d’attention que me porte l’autre, les autres ? Pas si sûr. Car cette attitude face à la vie et aux autres n’est pas une fuite ou une passivité. Elle est une décision de vivre pleinement l’instant présent pour lui conférer toute la plénitude possible. Une décision de recevoir aussi l’autre dans la plénitude de ce qu’il peut m’offrir, ici et maintenant. La matérialité du réel n’en reste pas moins ce qu’elle est, mais son sens et son évolution s’en trouvent imprégnés et réorientés par la manière avec laquelle je l’ai appréhendée et reçue. La capacité d’autrui d’entrer en relation de vérité et de tendresse avec moi en sera libérée de mes attentes,  voire de mes exigences.

 


Une compétence au bonheur

 

Cette attitude face à la vie et aux autres n’est même pas une ascèse ou une quelconque « sainteté ». C’est une démaîtrise qui s’apprend, une sérénité qui s’acquiert, non pas par fatalisme, ni même par réalisme. Ne serait-ce pas aussi ce que nous pouvons offrir de plus précieux aux enfants que la vie nous confie, surtout dans nos sociétés dans lesquelles la pléthore de biens et de services ne parvient pas à combler nos désirs les plus profonds et dans lesquelles la notion de ce qui nous est dû est de l’ordre de ce qui va de soi, dans tous les domaines ?

 

Apprendre à nos enfants à savoir prendre la réalité de leur vie comme un privilège dont ils ont à apprécier la saveur, jusque dans ses amertumes, et à regarder les autres comme des frères dont le plus de bonheur dépend de nous dans le désintéressement le plus authentique, mais aussi dans la gratitude sans complexe de ce qu’ils nous apportent. Ne serait-ce pas la voie d’une compétence particulièrement efficiente pour accéder au bonheur ?

 

« Couples et Familles » tente d’approfondir cette voie et d’encourager à l’emprunter. Elle est une piste qui vaut la peine d’être explorée, pour nous-mêmes en tout cas, dès aujourd’hui, pour en tester « le plus » qu’elle nous semble pouvoir apporter. « Le plus » aussi que nous pourrons transmettre autour de nous, à commencer par celles et ceux qui nous sont proches.  Â celle ou à celui qui nous est le plus proche aussi  !


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