Analyse 2011-16

« Que faut-il faire en telle circonstance ? » Les codes de bonne conduite étaient fréquents jadis et la vie collective était guidée par toute une série de règles. On les croyait définitivement passées aux oubliettes. Pourtant, dans certains domaines, on voit refleurir des manuels de bonnes manières et de convenances. Que faut-il en penser ?

 

Pendant une grande partie du vingtième siècle, l’apprentissage des convenances ou règles de politesse occupait une grande partie de l’éducation et la connaissance de ces règles était essentielle pour bien se comporter en société. Les enfants apprenaient à dire bonjour, à dire merci, à s’adresser aux adultes avec des « Monsieur » ou « Madame », à bien se tenir à table. C’était tellement important que l’on disait des enfants qui respectaient ces règles qu’ils étaient « bien éduqués », ce qui était en même temps pour les parents une confirmation de leur rôle de « bons parents ».
Les adultes devaient eux aussi maîtriser les règles du savoir-vivre. Les livres de bonnes manières enseignaient comment s’adresser à un général ou à un évêque, selon quels principes résoudre le casse-tête de la disposition des personnes autour d’une table de réception en fonction de leur âge et qualité, de quelle manière rédiger une lettre, avec toute la gamme des « formules de politesse » à employer selon les circonstances et le destinataire du courrier, etc.  Toutes ces règles qui permettaient le vivre ensemble apparaissent aujourd’hui très rigides et conventionnelles.

 

Priorité à la sincérité

 

Mai 68, avec son vent de liberté, d’anticonformisme, de révolte contre les institutions et des conventions, a remis en cause et balayé toutes ces bonnes manières très figées. Place à la spontanéité de l’individu ! Les conventions de toutes sortes apparaissent alors comme un carcan qui enferme l’individu, comme une hypocrisie sociale. « Pourquoi obliger un enfant à embrasser sa tante s’il n’en a pas envie ? Cela ne fait que lui apprendre à être hypocrite ! » Toute l’éducation se réoriente alors pour privilégier la spontanéité de l’enfant. Cela évacuera pas mal de règles de politesse une peu ringardes, mais cela mettra à mal d’autres conventions comme l’orthographe. Dans le cas particulier de l’orthographe, on peut dire que la remise en cause a eu des effets certes positifs, puisque certaines règles orthographiques ont été simplifiées. Mais l’évolution s’est faite également de manière plus anarchique : petit à petit, les pédagogues n’ont plus accordé autant d’importance à l’orthographe, du moins dans l’évaluation des travaux d’élèves. « Puisque l’important est ce que l’enfant veut exprimer, pourquoi lui retirer des points parce qu’il a martyrisé quelques accords du participe passé ? » 

 

Les convenances aident parfois

 

Pour beaucoup de personnes, cet abandon des convenances a aussi provoqué un certain malaise dans des circonstances particulières de la vie. On peut trouver très conventionnel et peu spontané le « Sincères condoléances » lors du deuil vécu par une connaissance, mais cela permet au moins de mettre quelques mots sur l’attention à sa peine qu’on tient à lui manifester. On n’a pas toujours la spontanéité et l’imagination nécessaires dans ces instants de grande émotion. On peut déplorer le caractère suranné des « formules de politesse » et de la « considération respectueuse », mais on n’a pas nécessairement d’idée géniale pour terminer la lettre à son employeur ou au fonctionnaire que l’on sollicite.

 

Des manuels à foison

 

Outre la baronne Nadine de Rothschild et son « savoir-vivre du vingt-et-unième siècle (1) », dont les bonnes manières sentent tout de même le passé et une certaine classe sociale, pas mal de publications apparaissent ces derniers temps sur les travées des libraires. Certains tentent de répondre à des questions bien d’aujourd’hui : « Les 10 règles d’or du téléphone », « Les 10 règles d’or de l’e-mail », « Le guide des bonnes manières sur Facebook », etc. Ces ouvrages ne sont pas nécessairement imprimés sur papier bouffant et brochés, mais ils se répandent encore plus sûrement et plus largement via internet. Yahoo a publié sur le web la « netiquette », un guide des bonnes manières pour vos mails. On y apprend par exemple que le fait d’écrire en majuscules peut donner au correspondant l’impression qu’on lui crie dessus.

 

Des campagnes pour les bonnes manières

 

Le retour des bonnes manières se constate aussi dans d’autres domaines de la vie collective. Ainsi, le TEC a lancé une campagne pour inciter à un comportement convivial dans ses bus. 12 thèmes, choisis en collaboration avec les conducteurs du Groupe TEC, ont été affichés dans les bus durant plusieurs mois. Dire bonjour au conducteur, avancer vers le fond du bus, céder sa place aux personnes âgées, respecter le conducteur et les autres voyageurs… sont autant de comportements illustrés dans cette campagne. Des affiches gaiement illustrées rappellent ces bonnes manières : « Un bonjour fait parfois un bon jour », « On s’entend mieux sans crier », etc.
Les campagnes contre les incivilités sont prises en charge dans de nombreuses communes par des actions très diversifiées pour tenter d’éviter les « oublis » de cannettes aux endroits où se réunissent les jeunes, pour que les propriétaires de chiens n’abandonnent pas les déjections canines sur les trottoirs, pour limiter les nuisances sonores, pour limiter au maximum les expressions sauvages de tags sur des immeubles privés, etc.
Sur un sujet aussi sensible que les rapports entre hommes et femmes, même la galanterie, tellement décriée par les féministes des années 70, semble avoir repris du galon. « Alors que dans les années 70 les hommes se faisaient foudroyer du regard quand ils aidaient une femme à enfiler son manteau, les jeunes filles reconnaissent volontiers qu’un homme galant les séduit. (2) »

 

Les formules de politesse

 

La manière de rédiger une lettre a elle aussi provoqué la production de guides de toutes sortes. En ligne, on peut accéder à des ressources quasi infinies en ce domaine. Un site (3) propose par exemple 11.000 modèles de lettres. L’essentiel est payant, mais vous pouvez quand même accéder gratuitement à une bonne centaine de modèles gratuits, sur des sujets aussi variés que : « déclaration d’amour », « invitation à ma profession de foi », « condoléances », « faire-part de mariage » ou « faire-part de décès », « lettre de motivation », etc.

 

Dans la vie quotidienne, il est vrai qu’on n’écrit plus très souvent de lettres manuscrites. Les mails, SMS et autres échanges sur les réseaux sociaux ont largement supplanté le papier, le stylo et le timbre léché pour l’appliquer sur une enveloppe vélin. Il reste pourtant une circonstance où le mail n’a pas totalement supplanté le courrier papier. C’est la recherche d’un emploi, à laquelle la plupart des jeunes sont confrontés après la fin de leurs études. La première tâche est de rédiger un CV et de l’accompagner d’une lettre de motivation (4). Mais comment faire quand on n’a jamais fait ça ? Au mieux, on consulte le Forem, par exemple via son site (5). Les services sont prévus pour aider tout candidat à l’emploi à mettre toutes les chances de son côté. Il prodigue donc quelques conseils judicieux : « Lors de la rédaction de votre lettre de demande d’emploi, soyez vigilant à la présentation, au soin, à l’orthographe et inscrivez toujours le titre de la personne de contact tel que mentionné dans l’annonce : Madame, Monsieur le Directeur, Madame la Présidente, etc. ». Mais pas mal d’autres sites proposent eux aussi leurs conseils, souvent sous forme d’un modèle « prêt à l’emploi ». C’est ainsi que les employeurs reçoivent les courriers de candidats qui, tous, « se sentent en parfaite adéquation avec la philosophie et les valeurs de l’entreprise », qui sont « rigoureux, motivés et consciencieux », « autonomes et apprécient le travail en équipe » et bien sûr « enthousiastes à l’idée de mettre leur dynamisme et leur savoir-faire à votre service », tout en étant « avides de parfaire leurs connaissances ».

 

Il vaut sans doute mieux utiliser un modèle tout fait que de rédiger une lettre qui comporte des phrases mal construites. Mais les jeunes qui se mettent en recherche de leur premier emploi et espèrent trouver dans ces formules le sésame qui leur ouvrira les portes de l’emploi risquent d’être fort déçus…

 

Que penser alors du retour de certaines convenances ?

 

  • Le retour de ce type de convenances est peut-être le signe que beaucoup sont aujourd’hui démunis à la suite du développement d’une culture individualiste, où la spontanéité de l’individu est mise au premier plan. Lorsque l’individu se retrouve confronté à un univers où les normes collectives ont une grande importance, comme le monde du travail, il cherche à se tirer d’affaires. C’est vrai pour la manière dont on s’adresse à un supérieur hiérarchique comme pour la capacité d’écrire sans fautes.
  • Le paradoxe est que, même si le respect d’un certain nombre de conventions est important, c’est pourtant sur ce qu’il est vraiment que l’individu sera jugé… et sur sa capacité à bien fonctionner avec d’autres individus. Dans le cas d’une recherche d’emploi, l’employeur potentiel cherchera avant tout à savoir ce qui le motive vraiment.
  • Des conventions nouvelles apparaissent à toutes les époques. Au début, elles ont beaucoup de sens et servent à résoudre une situation difficile. Puis elles se sclérosent, deviennent contraignantes et sont remises en cause. Il faut alors en  créer de nouvelles.
  • L’éducation devrait apprendre à garder l’équilibre entre le respect des conventions nécessaires et leur perpétuelle remise en cause. Des règles de fonctionnement ne sont jamais là que pour aider à bien vivre ensemble, elles ne sont pas absolues. Mais si l’on abandonne une convention, il faut souvent trouver une nouvelle manière d’actualiser la valeur qu’elle était censée privilégier (6).

 


(1) Nadine de Rothschild, Le bonheur de séduire, l’art de réussir : le savoir-vivre du XXIe siècle, éd. Robert Laffont, 2001.
(2) Christine Legrand, Le retour des bonnes manières, La Croix du 12/01/2011.
(3) www.modele-lettre.com
(4) Voir à ce propos l’article « Tous motivés ! », rédigé par José Gérard pour le magazine L’Appel en mars 2011.
(5) www.leforem.be
(6) Analyse rédigée par José Gérard

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