Analyse 2011-26

Quand on parle de pardon, on pense peut-être d’abord à un univers de culpabilité individuelle, que ce soit dans un cadre religieux ou non. Pourtant, le pardon a fait depuis quelques années sont apparition dans la sphère publique. Vie privée et vie publique peuvent-elles se nourrir mutuellement des apports de l’autre sphère ?

 

Dans un livre (1) récent, l’auteur belge Colette Nys-Mazure propose une réflexion sur le pardon au départ de l’analyse d’un tableau présentant le reniement de Pierre. Même si le point de départ est une scène religieuse, elle souhaite dans ce livre quitter le discours théologique et voir en quoi cela a un impact sur notre propre vie. L’originalité de sa réflexion vient du fait qu’elle place la première étape du pardon dans le pardon qu’il faut se faire à soi-même. En particulier lorsque l’on a reçu une éducation qui incite à la culpabilité, il est indispensable de se réconcilier avec soi-même, de restaurer d’une certaine manière l’image de soi pour pouvoir avancer. « J’ai reçu une éducation perfectionniste et, en tant qu’orpheline, étant élevée par un oncle et une tante, je m’efforçais d’être à la hauteur de leurs espérances, eux qui m’avaient recueillie après le décès de mes parents. Je voulais répondre à leur investissement. J’ai grandi dans cette volonté de bien faire, où je pensais n’être jamais à la hauteur. Pour moi, la première réalité du pardon est donc de pouvoir tout d’abord me pardonner à moi-même de n’être jamais assez à la hauteur. (2) » On notera que le thème du développement de l’estime de soi a pris beaucoup d’importance ces dernières années. Des associations d’éducation permanente, en particulier féminines, en ont même fait leur cheval de bataille (3).


La deuxième étape est le pardon aux autres. Colette Nys-Mazure avoue ne pas avoir beaucoup de mal à pardonner pour le mal qu’on lui a fait. « Face aux personnes qui me blessent, spontanément, je ne suis pas rancunière. J’oublie le mal qu’on m’a fait. » Par contre, quand on touche à l’un de ses enfants, elle sent monter en elle une telle violence que cela lui fait parfois peur. Ainsi quand sa fille a été abandonnée de manière brusque par son compagnon, elle a préféré ne plus le voir pendant des années, de peur de ses propres réactions, tant son agressivité était forte vis-à-vis de lui.

 

Pardonner, bénéfique pour l’autre ou pour soi ?

 

Dans l’univers judéo-chrétien, il n’est pas rare de présenter le pardon sous son aspect de « bonne action ». Il faut pardonner aux autres comme le Christ a pardonné à ses propres bourreaux. Le pardon est donc un signe de perfection morale, de grandeur d’âme. Il ajoute au mérite de celui qui le prodigue.
La pardon comporte cependant un élément beaucoup plus profond et dynamique. Colette Nys-Mazure fait remarquer que le pardon que l’on n’arrive pas à donner devient vite un poison pour la personne. « Plus on descend dans l’expérience humaine, dans la perception de la fragilité, de la peur qui existe en chacun, plus on découvre que se nouer, se durcir, se fermer va contre la circulation de la vie, et donc de la relation. »

 

Cette approche du pardon est essentielle dans le domaine des relations affectives et familiales. Pour qu’une relation tienne dans la durée, le pardon est indispensable. Quand on les interroge sur ce qui a favorisé selon eux  la longévité de leur relation amoureuse, les couples mettent souvent en avant la nécessité d’arriver à pardonner. « Il faut beaucoup se pardonner : les petites et les grandes blessures. Forcément, on se fait mal, par des paroles, des actes, des non-actes, sur toute une vie ensemble. Si l’on commence à comptabiliser tout ça, il est évident que cela ne peut plus durer. (4) »
Il en est de même dans les relations familiales. Combien de familles ne sont-elles pas minées par des jalousies et des rancÅ“urs ? Combien ne se parlent plus du simple fait qu’une attitude du passé, qui pourrait paraître anodine aux observateurs extérieurs, n’a jamais été pardonnée ?

 

Le pardon permet à la relation de perdurer malgré les blessures inévitables de la vie, mais cela va plus loin. Selon Colette Nys-Mazure, la relation se fait même plus profonde après que l’on ait pu pardonner. « Dans ma propre vie, les relations les plus fortes sont des relations avec des personnes avec lesquelles j’ai connu des périodes de malentendus, d’incompréhensions, de blessures graves, mais qui ont pu être dépassées et où la confiance a pu être restaurée. La relation en devient beaucoup plus forte. Mais cela suppose un temps où on ne voit pas clair. Je pense à un ami très proche, qui a été touché par un cancer grave et a réagi en se terrant, en refusant la rencontre. Cela m’a blessée profondément. J’ai vu tout à coup que j’étais plus amie avec cette personne que cette personne ne l’était avec moi. C’était une erreur. Je faisais alors l’économie de la façon de souffrir différente de chacun. Il m’a fallu du temps pour comprendre que son attitude n’était pas dirigée contre moi, mais qu’il avait du mal avec lui-même. Ce n’est qu’au bout de trois ans que nous avons vraiment renoué et aujourd’hui nous faisons des choses extraordinaires ensemble. Je crois que les gens en qui j’ai le plus confiance, ce sont des gens avec qui j’ai eu une rupture. »

 

Le pardon, une affaire collective ?

 

Si l’on poursuit la réflexion, on peut aussi considérer que le pardon a un impact sur les relations collectives. Colette Nys-Mazure, pour sa part, pense que la puissance du pardon est un peu mystérieuse mais très réelle, qu’elle influe sur la marche du monde. « Je pense que nos pensées, bonnes ou mauvaises, abîment ou au contraire élèvent le monde. Et donc ce que l’on nourrit en soi de sombre, de destructeur, ne nous fait pas seulement du mal à nous-mêmes et à la personne, mais contribue au malheur du monde. »

 

Mais il s’agit encore ici d’un pardon individuel qui aurait un impact sur l’état général du monde. Ces derniers temps, pourtant, le pardon a pris une réalité nouvelle. Des demandes de pardon ont été formulées par des personnes responsables d’une institution, au nom de cette institution. Souvent pour des faits d’un passé plus ou moins lointain, mais parfois aussi pour des faits récents ou revenus sur le devant de la scène par le fait de l’actualité.
Citons quelques exemples. Certaines églises locales, comme celle du Chili en avril 2011, ont publiquement demandé pardon pour les faits de pédophilie perpétrés par des clercs dans l’exercice de leurs fonctions. En mars 2000, le pape Jean-Paul II, lors d’un voyage en Israël, a demandé pardon pour « les nombreux péchés commis autrefois par l’Eglise catholique, notamment son attitude envers les Juifs, les hérétiques, les femmes et les peuples indigènes ». C’était la première fois, dans l’histoire de l’Eglise, que l’un de ses dirigeants recherchait un pardon d’une telle envergure. Il n’était pourtant en rien personnellement responsable des faits du passé. Dans le même espace public, certains lancent aussi des appels au pardon. Nicolas Sarkozy, juste après la chute de Mouammar Kadhafi en octobre 2011, a appelé le peuple libyen au pardon, à la réconciliation et à l’unité. « La Lybie retrouve sa liberté et un espoir démocratique. L’action qui a été engagée a permis cette espérance. Maintenant, c’est aux Libyens de tourner la page des années terribles de M. Kadhafi et de construire cet avenir. Les Libyens ont un devoir de pardon, de réconciliation et d’unité. (6) » En Belgique, la question du pardon est également évoquée périodiquement à propos de l’amnistie des « inciviques » de la seconde guerre mondiale. La dernière évocation de cette nécessité de pardonner faite par le ministre de la Justice Stefaan De Clerck en mai 2011 a provoqué une levée de boucliers, en particulier parmi les associations juives. Cette même question de la nécessité du pardon collectif a été maintes fois évoquée suite au génocide au Rwanda. A n’en pas douter, le pardon a donc bien pris ces derniers temps une place dans la sphère publique.

 

Pour les peuples, les institutions, les Etats, la vitalité des relations dépend donc sans doute aussi de la capacité de reconnaître et de nommer les blessures du passé, les injustices commises. Demander pardon en tant que responsable ou porte-parole d’une de ces entités, manifeste donc la reconnaissance collective des errements du passé et la volonté d’aller au-delà et de reconstruire des relations sur de nouvelles bases.
Une fois cette reconnaissance effective, les personnes concrètes qui sont éventuellement encore victimes ou descendantes des victimes de ces faits, peuvent entamer une démarche personnelle de pardon et cicatriser leurs plaies. Ce n’est pas un hasard si les propos négationnistes de certains leaders d’extrême-droite sont encore perçus, plus de soixante ans après les faits, de manière si blessante et sont d’ailleurs toujours punis par la loi.

 

Le cadre familial est sans doute un lieu favorable pour l’apprentissage du pardon. Par le simple fait de devoir faire cohabiter des personnes aux tempéraments parfois très différents, la vie familiale produit son lot de blessures. Apprendre petit à petit à reconnaître les petites ou grandes blessures que l’on a provoquées chez l’autre et adopter une attitude de demande de pardon, est la seule voie pour des relations humaines paisibles. Au niveau de la famille mais aussi des sociétés.

 

Il ne faut pas nécessairement pour autant entourer le pardon d’un climat de culpabilité. Au contraire, le manque d’estime de soi est souvent à l’origine des agressions vis-à-vis des autres. Toute une panoplie d’outils et de formations  peuvent aider à nouer des relations qui se développent dans le respect de chacun. La famille n’est pas seule à avoir une influence éducative, mais elle est sans doute le premier cercle où peuvent des mécanismes relationnels peuvent se mettre en place (7).


 

(1) Colette Nys-Mazure, L’espace du pardon. Une lecture de Le reniement de saint Pierre, vers 1610, du Pensionnaire de Saraceni, Musée de la Chartreuse, Douai, éditions Invenit, 2011.
(2) Propos recueillis par José Gérard, partiellement retranscrits dans l’article « Etre pardonné, cela fait un bien fou », L’Appel, novembre 2011.
(3) Les fiches pédagogiques réalisées par l’ACRF dans le cadre de la campagne « Un zeste d’estime » sont toujours téléchargeables sur le site

 http://www.zestedestime.acrf.be/fiches_pedagogiques.php#procurer.
(4) Les couples qui durent ont-ils des secrets ?, Dossier NFF n°90, 2009.
(5) Dépêche AFP relayée par le journal Le Monde du 21/10/2011.
(6) On peut citer par exemple les formations proposées par l’Université de Paix. http://www.universitedepaix.org/formations 
(7) Analyse rédigée par José Gérard.

 

 

 

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