Analyse 2012-01

Une tragédie comme celle de l’accident de car de Sierre, qui a provoqué la mort de 22 enfants et 6 adultes rentrant d’un séjour en classe de neige en Suisse, provoque des réactions émotionnelles au plan individuel et collectif. En tant qu’association familiale, Couples et Familles ne peut que se sentir solidaire de cet élan. Mais cela peut être aussi l’occasion de s’interroger quant aux motivations et aux mécanismes des réactions collectives.

Réveil le 13 mars. Les yeux à peine ouverts, les informations nous parlent du Val d’Anniviers, de Sion, de Sierre, des noms qui évoquent les vacances et la montagne. Brusquement, il est question d’un accident grave, de morts de Belges, de morts d’enfants qui rentraient de classe de neige.
Des réflexes nous habitent : ai-je des enfants de proches qui sont en chemin de ce côté ou en classe de neige ? Tous mes petits-enfants sont en Belgique. Puis les informations se précisent : il s’agit de deux écoles de Flandre. Réflexe encore, la Flandre : c’est un ailleurs déjà. Fou ce que les dérives politiques ou politiciennes ont d’impact jusqu’au tréfonds de nous, alors que nous sommes convaincus que cela ne modifie en rien nos comportements.
Réflexes que nous ne maîtrisons pas. Ils n’ont pris que deux ou trois secondes à nous traverser l’esprit et nous nous en voulons peut-être. Ils peuvent n’avoir aucun sens, ni en fonction de ce que nous croyons, ni même en termes de proximité : nous habitons peut-être bien plus près de Oud Heverlee, et donc des familles frappées par ce drame, que nous le sommes d’Arlon ou de Mouscron. Même si nous nous en voulons, nous n’y pouvons rien, cela nous avait traversé l’esprit. Comment ne pas nous en culpabiliser ?

 

L’emprise de l’affectif et de l’émotionnel

 

 l’autre extrême, mais peut-être que les questions que cela soulève appartiennent finalement au même créneau, à côté d’une juste compassion et d’un accompagnement adapté à la dimension de la catastrophe, quelle médiatisation de l’ordre de l’affectif et de l’émotionnel !
Loin de nous l’idée de pousser ce constat à un point tel que l’a fait le journaliste du journal « Le Monde », Jean-Pierre Stroobandt, qui va chercher dans ces réactions médiatiques ce qui serait une propension proprement belge après l’affaire Dutroux et les affaires de pédophilie dans l’Eglise. C’est ainsi qu’il affirmait au lendemain de l’accident que « la réaction très vive et émotionnelle des Belges suite au drame en Suisse s'explique en partie peut-être par le traumatisme causé par l'affaire Dutroux. Cette affaire représente clairement un traumatisme qui a fait basculer la sensibilité des Belges par rapport aux drames qui touchent des enfants. Je pense que l'évènement d'hier n'aurait sans doute pas eu les mêmes proportions émotionnelles dans d'autres pays » [1] .
Dans tous les pays du monde, croyons-nous, parce que les enfants sont le prototype de la fragilité et de l’innocence, les drame qui les accablent touchent plus vivement la sensibilité et l’imaginaire.

 

Réflexes autocentrés et sensibilités plus aigues : deux faces d’une même pièce

 

Approcher ces deux aspects nous conduit à marcher sur une corde raide : comment éviter de tomber dans un déni de la souffrance ou dans sa banalisation à vouloir prendre conscience de ce que nos réactions ont deux poids et deux mesures, tant au plan du ressenti individuel qu’au plan collectif et institutionnel ?
Perdre un enfant, c’est terrible. Ce n’est pas de savoir que d’autres en ont perdu un aussi qui peut apaiser la douleur. Ce sont des souffrances qui ne se mesurent ni ne se comparent. N’est-ce d’ailleurs pas vrai de toute souffrance ? Il n’empêche que si l’on prend un rien de recul s’il se peut, comment ne pas penser que d’autres parents, qui perdent leur ou leurs enfants dans des situations individuelles, ne font pas l’objet d’une telle attention et d’une telle sollicitude. Et comment vivent alors ces parents les événements qui emplissent ainsi les médias et les agendas des responsables politiques, policiers et judiciaires ?
Des enfants sont victimes de la route régulièrement. Cela suscite certes des réactions de proximité du même ordre sur le plan familial ou sur le plan local, mais la préoccupation se limite souvent à cela, le plus souvent sans accompagnement de la part des institutions publiques [2] .

 

Deux poids et deux mesures

 

Or, ce drame affreux et collectif qui, au stade où s’écrivent ces lignes, peut tout aussi bien avoir trouvé source dans une défaillance physique soudaine du conducteur, va conduire à des recherches approfondies en matière de sécurité routière et de sécurité des véhicules. La mort d’une personne, même d’un enfant à un carrefour dangereux, ne cause parfois aucune réaction conséquente des autorités locales ou régionales. C’est « la faute à pas de chance ». Que n’entend-t-on face à de telles situations : « Combien de morts faudra-t-il encore avant qu’on prenne les décisions qui puissent les éviter ? ». Et il arrive en effet qu’après quelques accidents similaires, une étude et des aménagements soient entrepris en conséquence.

 

Quelques jours à peine avant le drame de Sierre, un soldat américain, rendu fou par on ne sait quoi, est entré dans de paisibles familles afghanes et y a massacré tout ce qui bougeait. Seize villageois dont neuf enfants ont été assassinés. En Irak, en Libye, en Palestine, et en tas d’autres lieux encore, des enfants sont régulièrement victimes de violence organisée ou d’exploitations éhontées. C’est devenu tellement habituel dans les informations qui nous parviennent que ce ne sont plus à nos oreilles que des statistiques. La souffrance des parents qui perdent leurs enfants dans de telles circonstances en est-elle moindre et ne crie-t-elle pas avec autant de désespérance que celle des parents brutalement désenfantés dans le tunnel de Sierre ?
La population afghane se fait mobiliser pour dénoncer comme un fait de guerre innommable ce qui était un acte de folie affreux, serait-il une conséquence indirecte du conflit en cours, mais il est et sera instrumentalisé, peut-être sans vergogne par certains, dans les transactions diplomatiques et la géopolitique internationale, sans que la souffrance des parents et des proches ne soit en rien prise en considération.
Autre dimension à peine relevée par les médias, et qui vient souligner en quoi nos réflexes sont terriblement teintés par l’émotion du moment et les représentations qui nous habitent : les six adultes qui étaient dans le car, conducteurs et accompagnants, sont également morts. Des époux ou des épouses, des parents eux aussi d’enfants aujourd’hui orphelins, des enfants certes plus âgés, mais néanmoins des enfants de parents en souffrance eux aussi. Certes, ils n’ont pas été tus, mais y a-t-il quelqu’un qui oserait mesurer à des aunes différentes l’impact du décès d’un proche ?

 

La peur et les risques

 

Plus que la souffrance d’autrui peut-être aussi, c’est la peur d’avoir un jour à souffrir du même mal qui motive nos réactions. Deux dérives ne sont-elles pas à souligner dans ce contexte ?
• Ces parents qui, sur antenne, s’interrogeaient sur la décision qu’ils avaient à prendre à leurs yeux, suite à cette catastrophe, de laisser partir leur enfant sur le point de participer lui aussi à une classe de neige. Certes, l’idée que ce qui est arrivé cette fois pourrait l’être une fois encore, et que ce serait précisément l’autocar dans lequel serait leur enfant qui serait accidenté ne peut-être évitée. Ce sont de ces associations d’idée qui jaillissent sans qu’on n’y puisse rien, mais sont-elles pour autant raisonnables ?
• Notre incapacité, toujours croissante nous semble-t-il, d’affronter l’idée même de risque, même s’il est indispensable de le vouloir le plus mesuré et le plus réduit possible.
Dans la série philosophique « binôme » de la  « Libre » du mardi 13 mars 2012, Luc de Brabandere et Stanislas Deprez écrivaient à propos du principe de précaution et de la peur du risque : « Exiger le risque zéro est une absurdité : aucun système, aussi sophistiqué et protégé soit-il, n’est à l’abri d’une défaillance » [3] . Et l’humoriste Kanar illustrait cet article en faisan dire à un conférencier : « Il faut évaluer le risque à ne vouloir prendre aucun risque ».

 

Oser les bonnes questions

 

Il est décidément difficile de mesurer à chaud l’impact d’un tel événement sur nos réactions tant individuelles que collectives. Elles sont ce qu’elles sont, et il faut que nous puissions les assumer. Nous poser toutefois à leur propos, individuellement et collectivement, les bonnes questions sur ce qui les motive mais aussi sur les raisons qui nous conduisent à manquer d’une attention et d’une compassion aussi justifiées pour toutes les souffrances qui adviennent et frappent des humains, proches ou non, géographiquement ou identitairement, n’est-ce pas faire Å“uvre d’humanisation, en nous et autour de nous [4] ?

 


 

[1] Voir plus : http://www.lalibre.be/actu/belgique/article/725979/le-monde-compare-le-drame-suisse-a-l-affaire-dutroux.html

[2] En Belgique, l’association « Parents d’enfants victimes de la route » (PEVR) propose un accompagnement des familles et participe à des actions de prévention routière et de sensibilisation des autorités publiques. http://www.pevr.be

[3] voir plus sur http://www.lalibre.be/debats/opinions/article/725491/prudence-precaution.html

[4] Analyse rédigée par Jean Hinnekens

 

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