Analyse 2012-03

La personne handicapée, comme toute personne humaine, est habitée par le désir d’aimer et d’entretenir des relations affectives, voire sexuelles. Mais les obstacles sont nombreux. Quelles réponses l’entourage et la société peuvent-ils y apporter ?



Jusqu’il y a peu, la vie affective et sexuelle des handicapés était un sujet tabou. On considérait presque les handicapés comme des personnes asexuées. On ne parlait pas de cela. Sous l’effet d’une libération généralisée de la parole autour de la sexualité, la question a fait son apparition dans les échanges entre professionnels tout d’abord, puis dans le débat public. En témoigne un récent colloque organisé par l’AWIPH à Charleroi : « Plaisir de choisir. Quels choix possibles dans la vie affective et sexuelle des personnes handicapées ? » [1].


C’est sans doute le signe d’une évolution des mentalités, et cela à un double niveau. Le fait que l’on se préoccupe du bien-être global des personnes handicapées montre qu’elles sont davantage considérées comme des personnes à part entière, animées comme tout un chacun de désirs et d’aspirations à aimer et à être aimée. Cela montre aussi à quel point un certain regard répressif et moralisateur vis-à-vis de la sexualité a évolué : la sexualité est aujourd’hui considérée comme essentielle dans l’épanouissement de la personne, comme un facteur de bien-être. En témoigne le fait que la notion de « santé sexuelle » se soit imposée, jusque dans les organismes internationaux [2].

Des situations très variées

On reconnaît donc aujourd’hui à tous le droit d’éprouver des désirs sexuels ou des sentiments amoureux et cela constitue assurément un premier pas. Mais la question recouvre évidemment des situations multiples. Il est difficile en effet d’aborder la question de la même manière selon qu’il s’agit d’une personne atteinte d’un handicap physique ou d’un handicap mental, ou bien selon que la personne vit en institution ou dans sa famille. On pourrait énumérer quelques questions particulières pour illustrer cette diversité et les questions multiples que cela pose : « Faut-il aider un couple de handicapés en voiturette à avoir un rapprochement physique, voire sexuel ? Et, si oui, à qui revient-il d’apporter cette aide ? », « Quelle contraception proposer ou imposer à des personnes atteintes de déficience mentale ? », « Quelle assistance apporter à un tétraplégique habité par une grande tension sexuelle et qui n’a même pas la possibilité de toucher ses organes sexuels ? », etc.
Catherine Agthe, sexo-pédagogue suisse, présidente de « Sexualité et handicaps pluriels  » [3], a grandement contribué à imposer un questionnement de la part des professionnels qui assistent les personnes handicapées. Elle analyse ainsi la variété des situations de handicap : « le seul dénominateur commun relève d’une dynamique très complexe : celle de l’intervention de nombreux tiers soignants, éducatifs, enseignants, thérapeutiques, parents, etc. ». Même si l’on reconnaît à la personne handicapée le droit à une vie affective et sexuelle, elle ne peut généralement la concrétiser sans l’intervention de tiers et c’est là que se pose l’essentiel des questions en termes éthiques, autant pour les professionnels que pour l’entourage familial ou la société dans son ensemble.

La liberté et ses limites

En fait, si la personne handicapée ne devait pas dépendre de tiers pour trouver une concrétisation de ses désirs, sa sexualité ne poserait pas plus de questions que celle de n’importe quel citoyen : les critères moraux que chacun se donne et les limites éthiques et juridiques en cours dans la société. Mais le fait de devoir dépendre de personnes de l’entourage amène à poser la question en termes de droits et de possibilité concrète de choix. Un droit théorique qui se heurte à une impossibilité pratique de le concrétiser n’est guère intéressant.
La personne handicapée, à qui l’on reconnaît aujourd’hui le droit de choisir la réponse la plus adaptée à ses aspirations, se heurte aussitôt à des limites nombreuses. Il pourra s’agir de réticences ou d’interdits moraux de son entourage familial ou du personnel de l’institution dans laquelle elle est hébergée et qui ne lui laissent pas le loisir de se donner ses propres critères moraux. Par ailleurs, quelle que soit l’ouverture d’esprit de l’entourage, il est clair que les personnes proches se sentent aussi responsables de veiller par exemple aux risques de maladies sexuellement transmissibles, de veiller aussi à ce que certaines personnes handicapées, en raison de leur faiblesse, ne fassent pas l’objet d’exploitation ou d’abus sexuels ou financiers.

Plus profondément, et cela paraît un critère déterminant pour Couples et Familles, présenter la sexualité en termes de droit et de liberté est tout de même problématique. C’est presque comme si l’on considérait le droit à la sexualité comme un « droit du consommateur » et la sexualité comme une transaction comme une autre.  Comme le fait remarquer Jean-Michel Longneaux, philosophe et professeur aux Facultés Notre-Dame de la Paix à Namur, poser la question en termes de liberté pose problème. « Que choisit-on dans la sexualité ? On ne choisit pas son orientation sexuelle, on ne choisit pas par quelle personne on est attiré, on ne choisit pas de tomber amoureux, on ne choisit pas la manière dont on éprouve du plaisir… »  
Les personnes handicapées sont confrontées à ces limites, au même titre que n’importe quelle femme ou n’importe quel homme, Evidemment, elles sont en plus marquées par les limites propres à leur handicap. Elles revendiquent donc aujourd’hui le droit à recevoir une assistance pour surmonter les difficultés propres à leur handicap, dans ce domaine, comme dans les autres secteurs où elles sont dépendantes.

Quel rôle pour les intervenants ?

Se pose alors la question des intervenants. En effet, si la personne handicapée est confrontée à la difficulté de devoir dépendre de l’intervention d’un tiers dans sa vie affective et sexuelle, le tiers est lui aussi confronté à la question de savoir comment il veut, peut ou doit répondre à cette demande. Ici aussi les questions sont multiples. Couples et Familles a souvent rappelé que l’accession à la sexualité était une étape importante dans la prise d’autonomie des enfants face à leurs parents et que ces derniers ne devaient donc pas être trop intrusifs, trop y intervenir. Mais qu’en est-il alors pour les parents de personnes handicapées ? Sont-ils les mieux placés pour intervenir dans la vie intime de leurs enfants devenus adultes ? Quant aux professionnels, n’ont-ils pas eux aussi besoin de garder une distance suffisante avec l’intimité de leurs patients s’ils veulent rester dans le cadre d’une relation vraiment professionnelle ? Peut-on si facilement s’investir à la fois dans le cadre d’un encadrement professionnel et dans la vie intime des personnes ? Pour Catherine Agthe, la distinction est indispensable. Les « soignants », selon elle, pourraient déjà faire beaucoup en manipulant les personnes handicapées avec affection et tendresse, mais pour un contact plus érotique, elles doivent se retirer. Mais la limite n’est pas toujours claire et le personnel soignant est souvent habité par la peur de poser des gestes ambigus, qui pourraient être interprétés comme des abus.
C’est au départ de cette difficulté que la notion d’assistants sexuels s’est petit à petit imposée, mais avec toutes les réticences que cela provoque. Recourir à des « assistants sexuels », n’est-ce pas légitimer la prostitution ? Cela heurte pour beaucoup leur conception de la dignité de la personne humaine. Le statut d’assistant sexuel est en tout cas déjà reconnu dans certains pays comme l’Allemagne et les Pays-Bas. En Suisse romande, l’association « Sexualité et handicaps pluriels » a mis sur pied des formations pour assistants sexuels. Après des entretiens qui doivent déterminer s’ils sont au clair avec leur propre sexualité, ils reçoivent une formation de 300 heures environ. Leurs prestations sont rémunérées, mais ils ont tous un métier à côté, afin d’éviter d’entrer dans un système mercantile qui pourrait susciter les besoins par souci de rentabilité. En Belgique, des propositions ont été récemment déposées pour ouvrir le débat sur la problématique aux parlements fédéral et wallon par Franco Seminara (PS) et Mathieu Daele (Ecolo). Leur démarche s’inscrit dans le cadre d’une convention des Nations Unies sur les droits des personnes handicapées, ratifiée par la Belgique en 2009.  
Face à cette question d’un statut juridique des assistants sexuels, le débat et les arguments sont souvent très proches de ceux que l’on entend à propos de l’attitude vis-à-vis de la prostitution. Ceux qui sont pour affirment qu’il vaut mieux encadrer le phénomène pour éviter au maximum l’exploitation et ceux qui sont contre ne peuvent imaginer qu’on légalise une activité qui leur semble contraire à la dignité humaine [4].

Il ne faut pas chercher une réponse unique

Dans le colloque organisé par l’AWIPH à Charleroi, les intervenants insistaient sur le large éventail de réponses possibles et sur l’inventivité et le tact nécessaire pour construire des réponses adaptées à chaque situation et à chaque demande. La personne frappée par un lourd handicap physique est sans cesse manipulée, touchée, portée, soignée par des mains étrangères. Sans que cela n’induise une ambigüité érotique, on peut cependant attirer l’attention des professionnels sur une manière plus tendre et respectueuse de toucher les personnes  [5], dont le corps est chaque jour porté, manipulé, touché… le plus souvent par des mains gantées, un simple contact tendre et chaleureux sera déjà une réponse à son besoin d’équilibre affectif. Des massages à caractère non sexuel pourront aussi aider.
Alors que les jouets sexuels se sont multipliés ces dernières années et sont sortis des lieux glauques, des jouets adaptés au handicap peuvent eux aussi permettre à certains de prendre conscience de leur propre corps et de leurs sensations.
Néanmoins, il restera toujours le fait que les personnes handicapées recherchent le plus souvent l’amour et un partenaire de vie, ce que l’assistance sexuelle ou un sex-toy ne pourront jamais leur apporter. Derrière la demande de satisfaction d’un besoin de plaisir ou d’intimité sexuelle se cache souvent une recherche beaucoup plus fondamentale : l’aspiration à aimer et à être aimé. Et l’amour ne s’achète pas, ne se commande pas, n’est pas un dû. C’est une « grâce », comme le dit Jean-Michel Longneaux : « Si l’amour n’est pas un dû, ce n’est pas une injustice d’en être privé. C’est une grande souffrance mais il faut en faire son deuil. Comme pour toute autre personne, cela ouvre peut-être de nouvelles pistes dans l’accompagnement des personnes handicapées en souffrance ».

Pour Couples et Familles

Pour Couples et Familles, de grands progrès doivent encore être faits vis-à-vis de l’intégration des personnes handicapées dans la vie sociale et vis-à-vis de leur droit à réaliser tous les aspects de leur humanité. En matière de vie affective et sexuelle, cela implique une conscientisation des familles et du personnel éducatif et soignant afin que la question soit posée sans tabous, une adaptation de certaines institutions afin qu’une intimité minimale puisse être garantie par exemple, et enfin une réflexion sur l’encadrement législatif qui pourrait à la fois garantir les droits des personnes handicapées dans le domaine affectif et sexuel tout en les protégeant des abus. Indépendamment de ces différents aspects, il revient à chacun de faire évoluer son regard et son attitude pour que les personnes handicapées puissent recevoir dans notre société un accueil bienveillant, tendre et chaleureux, au même titre que n’importe quel autre citoyen. Sinon, toutes les mesures que l’on pourrait adopter, même si elles sont susceptibles de faire sensation dans le public comme les assistants sexuels, risquent bien d’être une manière de se décharger de la responsabilité de tous de considérer les personnes handicapées comme des personnes à part entière [6].

 

 


 
[1] Colloque organisé les 2 et 3 février 2012. www.awiph.be

[2] Dans la Convention des Nations Unies relative aux droits des personnes handicapées de 2006, les Etats signataires s’engagent ainsi à fournir « aux personnes handicapées des services de santé gratuits ou d’un coût abordable couvrant la même gamme et de la même qualité que ceux offerts aux autres personnes, y compris des services de santé sexuelle et génésique et des programmes de santé publique communautaires ». Voir http://www.un.org/french/disabilities/default.asp?id=1413

[3] www.sehp-suisse.ch 

[4] Voir à ce propos l’analyse (2008/5) de Couples et Familles : « La prostitution, un métier (pas) comme les autres ? » http://www.couplesfamilles.be/joomla/index.php?option=com_content&view=article&id=132:la-prostitution-un-metier-pas-comme-les-autres-&catid=6:analyses-et-reflexions&Itemid=9

[5] Voir à ce propos l’étude de Couples et Familles « Toucher, massage, la relation au bout des doigts » et le colloque qui y a fait suite.

[6] Analyse réalisée par José Gérard.

 

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