Analyse 2012-20
Le décès, en octobre 2012, d’une jeune femme irlandaise à qui une IVG avait été refusée a provoqué des réactions diverses. Indignation des uns, dépôt d’un projet de loi autorisant l’IVG dans certains cas, inquiétude exprimée par les évêques irlandais face à ce projet, etc. Ce débat pose à nouveau une question fondamentale : la nature est-elle éthique, faut-il se soumettre au déroulement naturel des choses ?
L’Episcopat irlandais opposé à une loi sur les IVG
Le 20 décembre de cette année, le Vatican annonçait que les évêques catholiques d’Irlande avaient exprimé leur inquiétude au lendemain de la décision du gouvernement de déposer un projet de loi autorisant l’avortement dans les cas où la vie de la mère est en danger.
La mort, en octobre 2012, d’une jeune femme qui s’était vu refuser une IVG alors qu’elle était menacée d’une fausse couche, avait suscité une forte émotion dans ce pays où l’avortement est interdit dans tous les cas.
Selon le communiqué du Vatican, l’épiscopat irlandais estime que « si la loi en question devait être adoptée, elle risquerait de mettre à mal l’équilibre délicat entre le droit à la vie d’une mère et de son enfant à naître, équilibre actuellement assuré, selon eux, par la loi et par la pratique médicale. »
Ils demandent en outre « que soit respectée la liberté de conscience des élus, afin ne pas porter atteinte aux fondements d’une société libre, civile et démocratique : « Une société qui croit que le droit à la vie est le plus fondamental de tous les droits, ne peut ignorer le fait que l’avortement est, d’abord et avant tout, une question morale ».
Cette prise de position, a bien la lire, dénote surtout la préoccupation de l’épiscopat de ne pas donner ce qui serait à leurs yeux « un droit de tuer ». Par ailleurs, que signifie exactement l’« équilibre assuré par la loi et par la pratique médicale », et qu’affirment-ils en affirmant que : « l’avortement est d’abord et avant tout une question morale » ?
Il nous semble y percevoir un renvoi à la conscience, dans l’esprit peut-être de la légitime défense, à propos de laquelle ce n’est pas tant un droit à tuer qu’accorderait la loi, mais une reconnaissance à posteriori de ce droit du fait d’une menace. L’article 416 du code pénal précise « Il n'y a ni crime ni délit, lorsque l'homicide, les blessures et les coups étaient commandés par la nécessité actuelle de la légitime défense de soi-même ou d'autrui. »
Mais qui est ici l’agresseur en cause ? L’embryon qui a commencé son développement et qui menacerait la vie de la mère ? La nature qui n’aurait pas correctement effectué son travail, laissant présager de ce fait, la mort de la mère, la mort de l’enfant, voire celle des deux, ou encore un handicap lourd de l’enfant ou sa mort annoncée par une maladie génétique ?
Nature avisée ou nature sauvage ?
La vie n’est-elle pas en effet une lutte constante contre la nature ? Pour toutes les formes de vie, ne s’agit-il pas surtout de « survivre » ? Le monde végétal comme le monde animal en témoignent de façon constante. L’éthique de la nature est la loi du plus fort, du plus agile, du plus rapide, du plus camouflé … Chaque espèce est en lutte pour se nourrir d’une autre ou pour se faire une place au soleil. Le plus faible, l’estropié, le blessé est abandonné au prédateur dans le monde animal. Les végétaux les moins adaptés au biotope disparaissent au profit de ceux qui s’y adaptent le mieux. Le problème des plantes invasives comme la berce du Caucase en est un bel exemple.
L’homme n’a pas échappé à cette loi naturelle. Il lui a fallu se battre pendant des générations pour que l’espèce humaine survive, et elle n’y est pas toujours parvenue partout du premier coup. Mieux ou pis encore, l’homme a été un loup pour l’homme comme le disait déjà Plaute dans sa Comédie des Ânes, vers 195 avant Jésus-Christ. Le cannibalisme n’a d’ailleurs pas été une exclusivité animale, et combien de civilisations ou d’ethnies primitives n’ont-elles pas été décimées par d’autres qui les ont supplantées.
Nous n’en sommes plus là ? Le cannibalisme humain a été éradiqué de la planète, mais oserait-on en dire autant du génocide ? Les statuts de la Cour pénale internationale ont bien dû en retenir une définition , preuve qu’il en est bien encore question aujourd’hui dans l’histoire des conflits contemporains. Comment oublier l’holocauste perpétré par les Nazis, les massacres du Rwanda, ceux des Kmers Rouges du Cambodge et combien d’autres encore. Le 20e siècle a été prolixe en la matière.
La nature mère nourricière ?
Cela dit, cette même nature est la source et le terreau de tout germe de vie. Sans elle, nous ne sommes rien. Heureusement, nous en prenons de plus en plus conscience : elle a besoin d’être protégée ! Sans air, sans eau, sans les végétaux, sans les animaux, nous ne pourrions que disparaître. Protéger la nature est donc également devenu pour nous une question de survie. Mais pour qu’elle devienne vraiment nourricière, n’est-ce pas autant contre elle qu’avec elle que l’humain a dû travailler ?
Ne sommes-nous pas et ne serons-nous pas en effet toujours à devoir à la fois nous battre contre elle, tout en nous interrogeant sur sa pérennité, ce qu’elle concerne ce que nous sommes à court, moyen et long terme, chacun pour nous-même, et tous ensemble, pour la communauté humaine ? Vivre d’elle, nous protéger d’elle et devoir la protéger de nous n’est pas incompatible, mais de devoir la protéger ne fait pas d’elle un modèle de vertu.
Bien naître, bien vivre et bien mourir : en ce qui concerne ces aspirations de chaque humain, la nature ne saurait être en effet notre seul référent. C’est bien contre elle qu’il a fallu que l’être humain se batte sur tous ces plans, et cela n’est pas près de s’arrêter. Plus personne ou presque ne meurt aujourd’hui de « mort naturelle », et c’est heureux. Aujourd’hui, quand la mort survient, c’est vraisemblablement pour chacune ou chacun, à quelques exceptions près, plus tard, voire bien plus tard, que si nous avions été laissés aux aléas de la nature. L’espérance de vie a crû de manière extraordinaire en quelques années seulement, passant par exemple, pour l’ensemble de la population de la Belgique, de 70 ans en 1960, à 80 ans en 2010 .
Mille et un exemples pourraient être pris en considération s’il le fallait, pour illustrer ces combats menés par l’humain pour se libérer de la nature. La Bible elle-même met ces paroles dans la bouche du Créateur qu’elle met en scène dans la Genèse: « Soyez féconds, multipliez, emplissez la terre et soumettez-la ; dominez sur les poissons de la mer, les oiseaux du ciel et tous les animaux qui rampent sur la terre. Dieu dit : Je vous donne toutes les herbes portant semence, qui sont sur toute la surface de la terre, et tous les arbres qui ont des fruits portant semence : ce sera votre nourriture. » Traduction sans doute d’un constat des rédacteurs de ces textes : c’est la soumission graduelle de la terre, et donc de la nature, à la volonté des découvertes qu’elle fait, qui rend l’humanité plus humaine pour les humains.
La vie est-elle à ce point « naturelle » ?
Aujourd’hui, à côté des justes préoccupations quant à l’épuisement des ressources que la nature peut apporter à l’humanité, c’est sur d’autres plans que se pose la légitimité de la volonté de soumission et de domination de la nature qui habite l’humain, dans la mesure où ses capacités cognitives et technologiques l’ont conduit jusqu’aux frontières même de la vie.
Comment nous poser par exemple les bonnes questions sur les dépistages de plus en plus précoces des malformations et des maladies génétiques ? Soumission de la nature à la volonté humaine ? Aide à la nature elle-même dans la mesure où, de façon « naturelle », les fausse-couche précoces sans intervention médicale montrent une proportion significative de malformations ou de non-viabilité des embryons qu’elle expulse ? Voilà des questions de ligne de crête. En effet, sur quoi fonder une éthique de responsabilité ?
Sur le fonctionnement de la nature qui, source de vie, tente d’éliminer les embryons qui présentent des aberrations ? Mais alors, n’est-ce pas tuer que d’éliminer ce qu’elle laisse en vie ?
A l’inverse, lui laisser la seule responsabilité d’éliminer ou non les embryons susceptibles de présenter des handicaps lourds ou des risques de maladie dégénératives ? Mais n’est-ce pas fuir alors notre propre responsabilité ?
On peut comprendre que les personnes qui exercent une autorité, religieuse ou philosophique, mais tout autant médicale ou politique, aient du mal à se situer face à de telles questions.
Savoir ou ne pas vouloir savoir
C’est non seulement le savoir qui est en cause, mais tout autant la capacité de savoir. En effet, les études de l’environnement et de la nature de l’embryon comme celle du génome humain sont aujourd’hui susceptibles d’investigations dans tous les cas, et elles permettent de connaître, dans une large proportion des gestations en cours, les développements sources possibles de handicap ou de syndromes dégénératifs.
Responsabilité toute neuve à l’échelle de l’Histoire de l’humanité, celle de devoir décider de la mise au monde ou non d’êtres de souffrance, pour eux-mêmes et pour celles et ceux qui les entoureront. Refuser de savoir équivaut certes à ne pas intervenir, mais c’est aussi, en quelque sorte, décider que les hasards de la nature seraient d’une portée plus éthique que l’intervention humaine. Outre qu’une telle position pose en soi question, elle se heurte à un autre aspect : les diagnostics prénataux sont susceptibles de fournir des indications sérieuses et précises sur la nécessité d’une intervention, pré ou immédiatement postnatale, pour la survie du petit être en devenir. Dans certains cas, refuser de savoir, c’est donc empêcher de permettre la vie.
Mais par ailleurs, que faire lorsque le diagnostic révèle des symptômes de handicaps ou de maladies dégénératives graves ? Assumer pour soi-même les conséquences du refus d’intervenir ? Cela peut se concevoir et même faire preuve de courage et d’accueil de ce que la vie peut apporter d’imprévus difficiles. Mais comment envisager pour l’autre qui va naître, non pas un handicap physique, même grave, comme la cécité et la surdité, mais une incapacité physique et mentale de subvenir à sa propre existence ou une vie de souffrances incontrôlables et constantes ?
Décidément, plus l’humain accède à de nouveaux savoirs, plus sa responsabilité s’accroît, et plus sa conscience est sollicitée.
Et la fin de vie ?
Mais les dilemmes qu’induisent ces questions de handicaps, de maladies dégénératives et donc de naissance, se posent de la même façon en ce qui concerne les prolongements non souhaités de survie. L’accroissement de l’espérance de vie évoquée plus avant est la résultante de nombreux facteurs comme l’hygiène, la qualité et l’adéquation alimentaires, les vaccinations, l’ingénièrie médicale …
Simultanément, ces ces avancées, lorsqu’elles sont médicales, sont confrontées au serment d’Hippocrate qui définit traditionnellement la déontologie des médecins , par lequel celui qui le prononce affirme : « J'utiliserai le régime pour l'utilité des malades, suivant mon pouvoir et mon jugement, mais si c'est pour leur perte ou pour une injustice à leur égard, je jure d'y faire obstacle. Je ne remettrai à personne une drogue mortelle si on me la demande, ni ne prendrai l'initiative d'une telle suggestion. » N’est-ce pas un serment qui bannit clairement l’euthanasie ?
Ce n’est toutefois pas le serment d’Hippocrate ni son respect qui fait problème, mais la capacité de maintenir en vie ou en état de survie médicalement assistée quelqu’un qui ne survivrait pas une heure de plus si cette assistance médicale était retirée. Non seulement les frontières de la mort sont ainsi reculées, mais c’est la capacité même de déceler avec certitude le moment de la mort qui est mise en doute.
Mais alors, qui, comment et pourquoi maintenir quelqu’un en vie ? A l’inverse, de qui accepter qu’il ne veuille plus qu’on le maintienne médicalement en vie et comment entendre cette volonté, ou ne pas l’entendre? Et si elle est entendue, comment agir pour que ce passage à l’au-delà soit le plus digne et le moins douloureux possible. Là encore, ligne de crête où les références à la nature ne sont plus d’aucune utilité.
Au service d’une réflexion sereine
Entre risques de banalisation et rigidités idéologiques, les réflexions sur tous les aspects de responsabilité de conscience à propos du début comme de la fin de vie sont écartelées et souvent même opposées, voire passionnées sur le plan des principes.
Ce ne sont pourtant pas des questions abstraites, philosophiques ou religieuses, mais des dilemmes qui se posent concrètement, et souvent dans l’urgence, aux parents en espérance d’enfants comme à l’entourage des personnes en fin de vie ou confrontées à des souffrances intolérables… Laquelle choisir en effet entre deux solutions contradictoires et également insatisfaisantes. Ce sont des questions qui se posent aussi, peut-être de manière moins angoissante, mais tout aussi responsable, aux professionnels de la santé qui s’y trouvent confrontés quotidiennement.
« Couples et Familles », dans ces domaines comme dans d’autres, s’efforce de rapprocher le vécu des couples et des familles qui ont été confrontés à l’une ou l’autre de ces questions de vie, de la perception qu’en ont les professionnels de la santé d’une part, comme les philosophes et les moralistes de l’autre. L’association ne cherche pas à épauler dans le vécu immédiat des personnes dans les décisions délicates et difficiles qu’elles ont à prendre. Ce qu’elle tente de faire, c’est d’amener à une réflexion permanente sur les enjeux, réflexion dont il faudrait pouvoir tenir compte sereinement et à tête reposée dans les cas où des situations de tels choix survenaient.
Espérer un enfant en se disant que de tels choix à poser n’arrivent jamais qu’aux autres, c’est se trouver inévitablement démunis devant des choix à faire dans l’urgence. Vivre comme si la mort de ses proches comme sa propre mort ne devaient survenir que dans une douce quiétude, laisse tout autant dans l’angoisse lorsqu’elle se profile dans de grandes douleurs ou dans une déchéance physique et mentale particulièrement lourde. Y avoir réfléchi avant, tout en espérant que l’on n’y soit pas confronté, ne résoudra pas tout et n’allègera pas les souffrances liées à de telles situations difficiles à assumer. Mais si le vécu n’en sera pas allégé, les éléments qui guideront nos choix se présenteront presque par réflexe. S’éduquer à cela, c’est ne s’épargner en rien la douleur, c’est agir le plus possible en conscience compte tenu de ce que nous considérons comme essentiel .
[1] http://www.bskc7.be/legitimedefense.ht
[2] Dramaturge de la Rome antique ( +/- 252 à 184 avant Jésus-Christ ). Il a écrit de très nombreuses comédies dont une trentaine nous sont parvenues.
[3] voir sous http://untreaty.un.org/cod/icc/statute/french/rome_statute(f).pdf, l’article 6 de ces statuts.
[4] Données de la Banque Mondiale mises à jour au 31.10.2010.
[5] Gn 1, 28-29
[6] En Belgique, ce serment, dont on trouvera la traduction de référence en Belgique sur le site < http://www.ordomedic.be/fr/l-ordre/serment-(belgique)/serment-hippocrates/ >, n’est pas prononcé obligatoirement par les médecins, et n’a pas de valeur juridique. Il n’en va pas de même dans tous les pays et les textes de références peuvent différer d’université à université. Vour à ce propos < .">http://fr.wikipedia.org/wiki/Serment_d'Hippocrate>.
[7] Analyse rédigée par Jean Hinnekens.
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