Analyse 2012-22
La vie de couple peut se détruire dans les mensonges et les secrets. L’authenticité et la transparence sont des valeurs culturelles fortes aujourd’hui. Pourtant, elles ne suffisent pas à bâtir une relation affective durable.
« On se dit tout, on ne se quitte plus ! » Telle pourrait être la devise spontanée des amoureux. Sous l’effet du coup de foudre, ils ont envie de tout connaître de l’autre et chaque moment passé sans l’être aimé est un instant volé, perdu. « Elle me connaît parfaitement, il me comprend mieux que moi-même. » Ils ont le sentiment de ne plus faire qu’un, ils se sentent à l’unisson. Une sorte de rêve fusionnel, un besoin d’intimité absolue. Chaque parcelle de soi que l’on confie à l’autre est un cadeau qui nourrit l’amour.
Le contexte culturel renforce cette approche individuelle et romantique. Depuis les révolutions soixante-huitardes qui voulaient envoyer au rebut toutes les conventions et hypocrisies dans les relations interpersonnelles et sociales, l’authenticité est de mise. Et ces dernières années, elle est même devenue selon les sociologues un des éléments essentiels des contrats, fussent-ils tacites, lors de la constitution d’un couple.
La transparence est une illusion
Pourtant, si la vérité et la clarté entre les partenaires sont assurément des valeurs de base de toute relation durable, l’envie de tout se dire et de tout savoir ne résiste pas souvent à la vie concrète. Le premier obstacle est que la volonté de tout savoir se fait vite harcelante et sape la relation de confiance. L’exactitude des faits n’est pas encore la vérité dans une relation humaine. Si le récit de l’exactitude des faits est déjà limité par le souvenir précis que l’on en a, la vérité se doit d’intégrer la manière dont ces faits ont été vécus, c’est-à-dire des notions de ressentis, d’émotions, de sentiments. Et les mots que l’on emploie pour dire les choses ne sont encore qu’une partie de la communication, dont une bonne part est d’ordre non verbal.
Après quelques mois, quelques années, les partenaires prennent également conscience que l’autre reste irrémédiablement différent, qu’il n’est pas possible de le comprendre totalement, de percer son mystère, quelle que soit la qualité de la communication. D’une part parce que l’on n’est pas transparent à soi-même. Depuis Freud, on sait qu’il n’est pas simple d’y voir clair dans les pensées inconscientes qui nous animent. Pour le psychothérapeute de couple Patrick Estrade, « C’est une erreur de penser que l’on n’a aucun secret vis-à-vis de soi. Nombre de nos pensées, lorsqu’elles se révèlent trop dérangeantes, trop négatives, perverses, immorales ou agressives, passent par le filtre de notre inconscient et y restent retenues. En d’autres termes, elles sont refoulées. On pourrait appeler l’ombre ce côté négatif de nous-mêmes ».
On n’est pas transparent à soi-même et l’autre ne l’est pas non plus. La communication parfaitement transparente est donc une illusion. On peut y voir une limite à l’intimité, puisque l’on n’arrive jamais à être aussi proche de l’autre qu’on le souhaiterait. Cela amène certains à se séparer, parce qu’ils en déduisent que leur relation n’est pas d’une qualité suffisante.
Mais on peut aussi faire une lecture plus positive de cette réalité et porter un regard critique sur les injonctions culturelles ambiantes. L’incapacité à connaître jamais parfaitement l’autre peut aussi se voir comme un des moteurs du désir et de l’attrait vers l’autre, qui reste toujours à découvrir, à comprendre, à séduire. Pour Catherine Cudicio, psychanalyste, « la part de mystère représente une ressource importante : elle permet les rêves, les fantasmes, autrement dit, elle stimule l’imagination et a un rôle érotique majeur » .
Ce qu’il ne faut pas cacher
Faut-il en conclure que tout ce qui reste caché est un stimulant pour la relation ? Certes non !
Le silence, l’absence de communication sur ce que l’on vit en profondeur n’est pas un gage de réussite. On devient vite étrangers l’un à l’autre et, à force de ne pas se confier, on évolue sur des planètes différentes et on se rend compte, un jour, qu’on n’a plus rien à se dire. Bien sûr, les besoins de chacun sont différents et les attentes de l’homme et de la femme sont rarement identiques. Là où l’homme considère parfois que « cela va sans dire », la femme attend souvent de l’entendre dire et redire.
Autre piège des non-dits : taire ses griefs pour arrondir les angles, en se disant que l’on préserve ainsi la relation. S’il est toujours sage d’éviter les reproches formulés sous le coup de la colère, le refoulement systématique des insatisfactions ne fait que grossir l’abcès qui percera un jour. Julie confie ainsi que, dès son jeune âge, elle a toujours essayé d’éviter les conflits. Elle y voyait une qualité chrétienne. Son mari, quand il sentait qu’elle accumulait les insatisfactions non exprimées, lui faisait « cracher le morceau ». Elle avoue avoir dû reconnaître que ce n’était pas vivre dans la vérité. « Je laissais croire que tout allait bien, alors que ce n’était pas vrai. Après m’être exprimée, on pouvait redémarrer sur de nouvelles bases ».
Ne parlons même pas des mensonges, des dissimulations, des secrets inavouables. Tout ce que l’on ne dit pas à l’autre dans le but de le tromper, d’entretenir une fausse image de soi, de ce que l’on est, de ce que l’on pense ou de ce que l’on fait ne peut que miner la relation. Et la découverte d’un de ces éléments cachés sonne souvent le glas de l’aventure à deux, tant la blessure de celui qui se découvre ainsi abusé est grande. La révélation d’une infidélité cachée est d’ailleurs souvent le point de départ d’une procédure de séparation.
Ce qu’il ne faut pas dire
Il n’en reste pas moins que tout n’est pas bon à dire. Le développement tous azimuts de la communication à la fin du vingtième siècle a nourri une certaine idéologie de la transparence laissant croire que, dans un couple, il faut pouvoir « tout se dire », que l’amour rend capable de « tout entendre ». Mais ce que l’on exprime à son partenaire de vie est parfois un lourd fardeau qu’on l’oblige à porter. S’il s’agit de pensées fugaces issues de notre tohu-bohu intérieur, d’angoisses existentielles éphémères qui nous tourmentent ou de blessures d’enfance douloureuses non digérées, le conjoint n’est peut-être pas le meilleur confident. Pour Jacques, quarante ans, « celles et ceux qui se racontent sont souvent d’une cruauté et d’une indélicatesse sans égale. Ils ne peuvent pas s’empêcher de déverser leurs inquiétudes et souffrances sans que leur importe le vrai rapport à l’autre, sa vulnérabilité ».
Pour le psychanalyste Yves Prigent , « il vaut mieux bien réfléchir avant de raconter certains faits douloureux de son enfance, des situations d’inceste ou d’enfant battu. Ces récits sont trop marquants pour le partenaire, qui risque de vous réduire à l’étiquette de ‘fille incestée’ ou de ‘fils battu par son père’. Certaines scènes sont frappées d’un tel tabou que l’aveu, au lieu de permettre à l’autre de mieux vous appréhender, fixe une image qui bouche l’horizon de la connaissance ». Si le besoin de mettre au clair certaines pensées ou de revenir sur un passé douloureux est trop fort, mieux vaut consulter un psy. Une fois qu’un travail aura été effectué et que ces éléments auront perdu leur pouvoir toxique, il sera alors possible d’en parler au partenaire, comme d’un élément de l’histoire personnelle.
Dans le domaine de la sexualité en particulier, s’interdire de vouloir tout dire peut être bénéfique pour la relation. « Il y a une magie dans la sensualité qui réside dans l’indicible. Le plus fort dans un couple est la part instinctive qui veut que les amoureux sentent ce que l’autre désire sans mot dire. La difficulté est de parvenir chaque jour à deviner les fantasmes de l’aure et à le faire rêver. À l’inverse, la confidence, sans doute plus facile, figera l’identité de chacun dans le marbre, jusqu’à l’empêcher d’évoluer. »
En vérité
Finalement, que dire et que taire ? Il n’existe pas de règle absolue, valable pour tous. Mais, selon Yves Prigent, on peut risquer un critère : « Tout ce qui est tu par souci de l’autre, par délicatesse, est un bon secret ». En matière de communication comme en d’autres domaines, la dynamique de la vie du couple est toujours une recherche de la juste combinaison entre une distance suffisante et une bonne proximité entre les deux partenaires. Pour que chacun vive et que la relation vive. Et sans vouloir inciter les couples au mensonge, il convient sans doute de les inciter à porter un regard critique sur certaines valeurs culturellement en vogue aujourd’hui, mais qui, absolutisées de manière trop simpliste, peuvent se révéler destructrices .
[1] Patrick Estrade, psychologue et psychothérapeute, auteur notamment de Couple retrouvé, éd. Dangles, 1991.
[2] Le couple et la communication, Patrice et Catherine Cudicio, Eyrolles, 2000.
[3] In Sexe : savoir se taire, in Psychologies magazine, mai 2010, p.116.
[4] Yves Prigent, psychiatre et psychanalyste, auteur notamment de L’expérience dépressive (DDB Psychologie, 2005) et de La cruauté ordinaire (éd. DDB Psychologie, 2003).
[5] In Psychologies magazine, mai 2010.
[6] Cette analyse, réalisée par José Gérard, est parue sous une version brève dans la revue RiveDieu, juillet-août 2011, sous le titre Couple, faut-il tout se dire ?
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