Analyse 2012-26

Les Occidentaux contemporains ont parfois l’impression qu’ils se sont débarrassés des rituels, qu’ils soient religieux ou sociaux. Pourtant, des rituels nouveaux se mettent en place. À quels besoins répondent-ils ?


Selon le sociologue Pascal Lardelier , la modernité occidentale est pleine de rites, même si tous n’en sont pas toujours conscients.  Nos vies sont remplies de cérémonies amicales et familiales parfois très formelles . Civilités diverses, repas de famille, crémaillères, mariages en grande pompe qui reprennent une vigueur étonnante, mariages gays, brûlages de culottes, etc. : autant de contextes festifs et symboliques qui nouent des liens avec des proches, suscitent une communication organisée, voire une certaine communion.


Hors du contexte familial, les institutions publiques regorgent  elles aussi de rites divers. Qu’il suffise de penser à l’univers de la Justice ou de l’Université, dont les rituels sont hérités du passé ou recréés à neuf. Toges et protocole assez strict dans les tribunaux, toges pour les professeurs voire pour les étudiants lors de la remise des diplômes, cérémonies pour les docteurs honoris causa et baptêmes des nouveaux, etc. n’en sont que quelques exemples.


Pour le sociologue, il faut aussi penser à une série de « néo-rites païens », qui vont d’Halloween à la Gay Pride, du beaujolais nouveau aux cérémonies des Oscars ou aux élections de Miss, etc.


Dans la famille


Dans la vie familiale, on peut dire que les rites ne cessent d’être remis en question et sans cesse réinventés. Il y a tout d’abord ceux qui marquent des passages importants : naissance, adolescence, mariage, mort, etc. La religion jouait pour beaucoup jusqu’il y a peu le rôle de pourvoyeur d’un réservoir dans lequel il était facile de puiser, sans faire preuve de beaucoup d’imagination. Le même rituel faisait sens pour tous. Ces dernières décennies ont vu le déclin de l’influence de la religion et cela a provoqué une évolution. Beaucoup ont continué à solliciter les rites religieux mais en les adaptant suffisamment à ce qu’ils souhaitaient pour que cela fasse sens, avec l’aide plus ou moins complaisante des ministres du culte.


D’autres ont réinventé des rites qui jouaient le même rôle, mais en dehors de la sphère religieuse. On voit souvent des cérémonies de bienvenue d’un enfant dans une famille, où parents et amis sont conviés à une fête comportant un moment symbolique, mais en dehors des églises et des références religieuses. Même chose pour les mariages, avec des moments symboliques qui précèdent le banquet, où l’expression du sens que les protagonistes veulent mettre dans leur démarche d’engagement l’un envers l’autre est souvent préparée avec beaucoup de soin. On pourrait aussi évoquer certains anniversaires qui sont fêtés avec davantage de retentissement, comme le passage à l’adolescence à 12 ans ou le passage à l’âge adulte à 18 ans.


Pour l’anthropologue Michèle Felous , on peut distinguer deux types de nouveaux rites. Il y a tout d’abord ceux qui sont apparus dans des contextes où il n’existait rien auparavant, parce qu’ils renvoient à des événements inédits dans notre société. Elle cite ainsi des rites de deuil publics pour des personnes décédées du sida ou des rites d’accompagnement élaborés en milieu hospitalier avec les équipes médicales pour des parents d’enfants morts in utero.


Il y a ensuite les rites qui sont nés sur des terrains déjà balisés, parce que les rites existants ne faisaient plus sens et sonnaient creux. Il évoque à ce propos certains rites liés à la naissance où les parents se réunissent, éventuellement avec l’aide d’un professionnel, pour accueillir publiquement un enfant et manifester aussi leur nouveau statut de parents. Dans les milieux qui se sont détachés récemment d’une pratique religieuse, on voit aussi des moments symboliques d’accession à la maturité ou des rites autour de la mort, par exemple dans les funérariums.


Dans tous ces cas, on ne peut pas dire que ce soit une pression extérieure qui impose de recourir au rituel. Chacun se sent libre mais ressent comme un besoin intérieur de symboliser dans un groupe plus ou moins étendu un moment de la vie qui lui semble porteur d’un sens important, qu’on ne peut vivre seul.
Michèle Felous voit dans ces rituels nouveaux le signe que la société contemporaine n’est pas si individualiste qu’on le dit et que le lien social et solidaire reste bien vivant. « La créativité rituelle semble être une des voies, dans des sociétés en permanente mutation, par lesquelles des individus tentent de se réapproprier leur vie, de penser simultanément soi, autrui et le monde commun. Ces rites, qu’ils soient liés à la naissance, à l’adolescence ou à la mort, confirment la quête d’enracinement dans une chaîne intergénérationnelle. Les célébrations recherchées donnent une assise institutionnelle à cet enracinement qui autrement ne serait qu’une fiction personnelle que rien dans la vie familiale ou sociale ne viendrait valider.»


Rituels sociaux


Sur un plan plus large, il est également étonnant de constater que des rituels nouveaux apparaissent ou se sont développés considérablement ces dernières décennies. Ainsi des confréries gastronomiques  et folkloriques diverses. En Belgique francophone, certaines sont déjà anciennes, comme la Confrérie de la flamiche dinantaise, par exemple. Mais la plupart sont de création assez récente, dans les années 1990 ou 2000. Elles défendent un produit gastronomique local ou prennent le prétexte d’un produit de bouche pour créer un folklore susceptible de représenter le village, la ville ou la région. Les Mollassons de Warnant vous font découvrir les escargots petits gris, mais on trouve aussi des défenseurs du lapin à la bière, des chevaliers de la tarte et de la pompe, des promoteurs du peket ou des vins de fruit, de l’aumônière de Malonne, voire, chez nos voisins français, du homard en Côte des îles ou du sucre d’orge des religieuses de Mont sur Loing…


En guise de rituel, une des activités phares de ces confréries est le chapitre annuel (certaines ne l’organisent que tous les deux ans, mais d’autres en font plusieurs chaque année), auquel sont invités les représentants des autres confréries gastronomiques. La cérémonie est plus ou moins codifiée, mais le port de l’habit de cérémonie y est de rigueur : toge, couvre-chef, pendentif identitaire et insignes de toutes sortes font de ces chapitres des rassemblements généralement fort colorés. On y rappelle la charte qui réunit les confrères, on intronise de nouveaux membres qui prêtent un serment solennel, et on scelle leur admission en partageant une boisson fermentée ou un produit gastronomique. Les grades et fonctions de chacun rappellent un autre temps : grand maître, chambellan, grand échanson, commandeur, etc.


Que révèle un tel phénomène ? Les explications sont multiples. La baisse des pratiques religieuses ou des cérémonies patriotiques laisse sans doute un besoin inassouvi de signes extérieurs d’appartenance commune. Dans un monde globalisé et de plus en plus uniformisé, les personnes ressentent peut-être plus qu’hier le besoin de manifester leur attachement à un terroir et de développer des signes d’identité locale. Mais le ressort le plus puissant de ce genre de manifestations n’est-il pas de proposer et de faire vivre des lieux de convivialité ? Dans bien des cas, ces confréries prennent d’ailleurs le relais de l’organisation des fêtes locales prises en charge dans le passé par des groupements plus marqués politiquement ou idéologiquement. Certains trouvent ce folklore un peu désuet voire inquiétant et s’interrogent sur la santé mentale des protagonistes. Quoi qu’il en soit, il permet à pas mal de personnes, souvent retraitées, de développer ou de maintenir des relations sociales agréables et diversifiées et de se sentir bien sans recourir aux antidépresseurs…


En conclusion


Pour Couples et Familles, ces rituels nouveaux, que ce soit au niveau familial ou social, manifestent un même besoin : vivre ensemble des moments symboliques forts et marquer des liens familiaux ou sociaux dont on sait plus que jamais la fragilité. Il faut sans doute se garder de tout mouvement qui viserait à figer ces nouvelles pratiques (ce qui équivaudrait à les vider de leur sens), mais, au plan social en tout cas, tout ce qui peut nourrir le lien social par des initiatives associatives, qu’elles soient d’ordre éducatif, culturel, folklorique ou autre, mériterait d’être soutenu. Ces diverses initiatives font bien plus que divertir ceux qui s’y adonnent, elles créent des liens essentiels pour l’avenir de sociétés que l’on dit de plus en plus individualistes .

 


[1] Pascal Lardelier, Les nouveaux rites : du mariage gay aux Oscars, Belin, 2005.
[2] Voir à ce propos Fêtes de fin d’année, un plus pour les familles ?, Analyse 2012-16 de Couples et Familles.
[3] Michel Flous, A la recherche de nouveaux rites : rites de passage et modernité avancée, L’Harmattan, 2001.
[4] Voir à ce propos l’article de José Gérard, Confréries gastronomiques. Protocole ou ripaille ?, paru dans le magazine L’Appel de février 2012.
[5] Analyse rédigée par José Gérard.

 

 

 

 

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