Analyse 2013-06

  Adopter une vitesse réduite quand on circule en voiture amène des économies. Mais cela peut aussi être l’occasion de s'interroger sur notre rapport aux lois.


De la désobéissance civique


C’est parfois grâce à des exemples vécus de manière concrète que des concepts difficiles à bien saisir au niveau des principes trouvent à s’éclaircir un peu.


Ainsi de la « désobéissance civique » ou de la « transgression des lois ». Rien qu’à en entendre les mots, se pointent déjà des réactions de conscience. Et c’est bien de cela qu’il s’agit. Faut-il parfois résister aux lois démocratiquement édictées ? Désobéir pourrait donc être une vertu ? Questions particulièrement sensibles quand elle nous touchent personnellement. Les discours sur le sujet, certes bien utiles, ne résolvent pas toutes les situations vécues dans le quotidien et nous laissent souvent démunis. Un exemple très concret pourra peut-être mieux faire comprendre où va se nicher la responsabilité de chacune et de chacun.


1000 km : une occasion à saisir


Saisissez par exemple l’occasion que vous donnerait l’obligation ou le plaisir d’effectuer quelques allers-retours sur une longue distance. 1000 kilomètres disons, presque exclusivement autoroutiers. Vous passe par l’idée, la crise aidant sans doute, de tester la consommation de la voiture à moteur diesel dont vous disposez. Rien à voir avec la loi, quoi que… En effet, pour faire 1000 kilomètres, à moins de tourner en rond, cela suppose que vous sortiez de la Belgique. Direction le Sud de la France. Deux lois pour des situations identiques : la vitesse maximum autorisée en Belgique est de 120 km/h, elle est de 130 en France. Rien à voir non plus avec la désobéissance à la loi si, pour tester votre consommation optimale, vous vous décidez à ne pas franchir les 110 km/h.


Vous êtes seul à tenir le volant. Pas deux modes de conduite donc : le test sera d’autant plus crédible. Quand vous arrivez à destination, habitué à ce parcours, vous n’en croyez pas vos yeux. Vous n’avez pas mis beaucoup plus de temps à parcourir la distance. Peut-être vous êtes-vous arrêté moins longtemps en cours de route ? Comme l’objectif n’était pas de comparer la durée du parcours, vous ne faites que constater cela : vous êtes arrivé au but plus ou moins comme à l’ordinaire. Ce qui vous surprend, c’est que vous n’avez consommé que 4,3 litres aux cent kilomètres. Or, lors de vos précédents parcours sur ce même trajet, vous en consommiez 5,5. D’ailleurs, alors que votre réservoir ne peut contenir que 50 litres, il vous reste encore au compteur un peu plus de 170 kilomètres d’autonomie là où, lors des voyages précédents, vous deviez faire le plein avant votre destination.


Des petits Euros de gagnés


Vous jubilez. Pensez donc, sans que vous n’ayez senti d’impact important sur la durée de votre parcours, vous avez épargné, au bas mot, quelque 1,70 € au cent kilomètres, soit 17 € pour votre parcours.


Avant de porter toutefois un jugement définitif sur la question, vous vous demandez si ce que vous avez vu et retenu de vos précédents parcours est bien correct. Peut-être que, moins obéissant que vous le prétendez, en le croyant d’ailleurs, les limites de vitesse auxquelles vous vous êtes astreint ne correspondaient pas de manière stricte et constante à celles imposées par la loi. Allez savoir ! Le fait de n’avoir pas reçu de procès-verbal ne prouve rien, et ne fait en tout cas pas preuve en matière de consommation.


Avant d’en parler autour de vous, d’autant que les 1000 kilomètres que vous avez parcourus dans un sens vous en imposaient 1000 autres pour rentrer, sur le même axe et dans des conditions analogues, vous vous décidez à vous efforcer, lors du retour, à rouler au plus près des vitesses maximales autorisées.


Confirmation ! Il est préférable de ne pas risquer la panne sèche : vous avez à faire le plein avant d’atteindre votre destination. Consommation au compteur : 5,5 litre au cent kilomètres. Bon à savoir. Vous aviez bien gagné cela à l’aller. Vous allez peut-être changer votre manière de conduire à l’avenir. 34 € sur les deux trajets, c’est toujours bon à prendre.


Au-delà de vos petits Euros


Toutefois, une autre pensée vous traverse l’esprit comme citoyen. Sur vos deux parcours, la circulation était plutôt fluide. N’empêche, combien de voitures cela ne faisait-il pas, et dans les deux sens simultanément.


Or, n’aviez-vous pas entendu affirmer quelques mois plus tôt que l’Europe était dépendante énergétiquement, à la fois sur le plan financier et sur le plan de l’approvisionnement. « En 2009, plus de la moitié (53,9 %) de la consommation intérieure brute d’énergie de l’UE était couverte par des sources importées [1]. » Il s’agit certes là de l’ensemble de la consommation énergétique. Mais environ un quart en est consommé par le transport routier des personnes, dont la nature du carburant est pratiquement totalement importée.


Vous avez aussi entendu que plus vous brûliez de diesel ou d’essence, plus vous contribuiez à la production de CO2. En effet, « Le secteur des transports routiers est un des plus pollueurs en termes d’émissions de gaz à effets de serre dans l’Union européenne [2]. » Or, l’Europe s’est engagée à en abaisser la production. De plus, il a été démontré que le premier paramètre qui influence les émissions de polluant, et donc de CO2, est précisément la vitesse, du moins sur voies rapides et autoroutes. Elle joue évidemment moins en trafic urbain.


Vous avez de même entendu que les risques d’accidents graves ou mortels sur les routes croissaient avec la vitesse. « L'excès de vitesse est l'un des principaux problèmes de sécurité routière et joue un rôle essentiel dans environ 30% des accidents de la route mortels. C'est un important facteur de risque d'accident [3]. », c’est ce que vous avez lu.


Bref, tout cela vous tourne dans la tête.


Vous vient alors l’idée que le maximum de vitesse autorisé sur les autoroutes est une aberration, même si personne n’ose la mettre en cause. Votre conscience citoyenne vous convainc que le maximum de 110 km/h devrait être introduit dans le code de la route de tous les pays européens. Vous vous promettez même de vous engager pour qu’il en soit ainsi, de sensibiliser les femmes et les hommes politiques afin qu’ils osent œuvrer en ce sens et vous vous promettez de respecter cette limite pour vous-mêmes. Depuis, ce faisant, il vous arrive même de vous surprendre de râler, voire d’apostropher à voix haute dans l’habitacle de votre véhicule, les conducteurs des voitures qui vous dépassent un peu trop ostensiblement.


Vous vous reprochez pourtant cette dernière réaction. Libre à vous en effet de mettre cette loi en cause mais, vis-à-vis des autres, vous n’avez pas à vous comporter comme si elle était déjà changée. Le maximum de vitesse autorisé ne vous est pas imposé. Libre à vous d’entrer en résistance et de plaider pour qu’elle soit démocratiquement modifiée. Libre à vous aussi de déjà modifier votre comportement personnel, d’autant que vous y gagnez. Désormais, le maximum de 110 km/h peut être pour vous, en conscience, le comportement que vous tenez à respecter. « J’en parle et j’en discute avec les autres, mais je ne les juge pas ». D’ailleurs, ils respectent pour la plupart la loi.


D’un gain de 17 Euros à une interpellation de conscience


N’en va-t-il pas ainsi de toutes les lois civiles démocratiquement édictées. C’est en tout cas ce que cet exemple que vous avez vécu vous a appris. Ne sont-elles pas en effet, comme les limites de vitesse sur autoroute, le cadre légal de la société dont vous avez à tenir compte, son « code de la route » en quelque sorte, et pas plus que ces limites, elles n’ont à devenir les seuls critères de votre conscience. Libre à vous de les contester, de rechercher éventuellement les moyens de les faire évoluer, mais il ne vous appartient pas d’imposer aux autres de penser comme vous à leur égard. C’est cela la démocratie. C’est aussi cela le respect de la conscience d’autrui dans un Etat de droit.


Dans le livre d’entretiens qu’il a publié en 2010, Croire quand même [4], Joseph Moingt aborde cette même question, mais à partir des positions de l’Eglise Catholique et des Chrétiens face aux lois civiles. Il y affirme :

J’admets que ma foi chrétienne peut m’opposer aux lois de l’Etat, oui, je l’admets. Au moins pour ce qui concerne ma vie privée. Nous avons un gouvernement qui tolère le divorce ou l’avortement : je ne dirais pas que ma foi chrétienne m’empêche de reconnaître la légitimité de ce gouvernement, non !

Il ajoute toutefois ne pas être pour autant pour le divorce ou l’avortement et précise que :

Autrement dit, un Chrétien qui dirait : « Je me sens autorisé à faire tout ce que l’Etat permet », serait un Chrétien qui aurait perdu totalement le sens des valeurs propres au christianisme.

Les exemples que prend là Joseph Moingt en termes de valeurs chrétiennes peuvent certes être nuancés. C’est ce qu’il fait lui-même d’ailleurs lorsqu’il dit, à propos de l’avortement par exemple :

L’Etat veille à éviter de plus grands maux. Bon, l’Etat constate qu’il y a des milliers de femmes qui meurent à cause de la pratique d’avortement sauvages, alors il dit : « On autorise l’avortement dans telles limites », et bien, moi, en tant que Chrétien, je ne me sentirais pas autorisé(e) à avorter parce que l’Etat le permet, mais peut-être que je me sentirais autorisé(e) à le faire pour d’autres motifs, bien que mon Eglise l’interdise, parce que, de la part de l’Eglise, une chose est d’interdire l’avortement – et personne ne lui reproche de l’interdire –, autre chose est de condamner les personnes qui le pratiquent.

La pensée de Joseph Moingt, qu’il précise quelques lignes plus haut d’ailleurs, lorsqu’il affirme : « Je ne dis pas cela pour condamner formellement les pratiques de l’Etat, mais j’estime que l’Etat n’est pas une institution morale, et donc ne porte pas de lois morales », rejoint ce dont vous a fait prendre conscience votre confrontation à votre manière de vous conduire au volant.


Elle rejoint aussi ce que la constitution « Gaudium et Spes » du Concile Vatican II affirme dans son paragraphe 16 : « La conscience est le centre le plus secret de l'homme, le sanctuaire où il est seul avec Dieu et où sa voix se fait entendre... ».


La loi c’est la loi, mais…


Ce qui est remarquable dans cette approche de Joseph Moingt et de « Gaudium et Spes », c’est qu’elle laisse entendre qu’en tant que référence, même ce que propose l’Eglise comme comportement à adopter au principe ne constitue pas non plus une loi qui porterait en elle-même la condamnation de tout comportement qui estimerait en conscience devoir y déroger. En d’autres mots, comme les lois civiles, même si c’est à un autre niveau de référence, les lois de l’Eglise sont des normes immanentes et elles ne dispensent en rien la conscience éclairée de devoir exercer en plénitude ses responsabilités.


Vous avez appris sur 1000 kilomètres que si les lois peuvent éclairer votre conscience, elles peuvent aussi éveiller votre responsabilité d’interpeller les lois qui constituent nos codes de vie en société ou en Eglise et qui vous apparaissent devoir être repensées. C’est une responsabilité « politique », dans le sens plein de ce terme. Ce sera parfois en nous refusant ce que ces lois tolèrent. Ce sera parfois aussi en les transgressant… en conscience [5].

 

 

 


 

 

[1] http://epp.eurostat.ec.europa.eu/statistics_explained/index.php/Energy_production_and_imports/fr
[2] http://europa.eu/legislation_summaries/transport/transport_energy_environment/mi0046_fr.htm
[3] http://ec.europa.eu/transport/road_safety/topics/behaviour/speeding/index_fr.htm
[4] MOINGT (J.), Croire quand même. Libres entretiens sur le présent e le futur du catholicisme, Editions du Temps Présent, 2010, p. 207-208.
[5] Analyse rédigée par Jean Hinnekens.

 

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