Analyse 2013-08

En janvier 2013, la ministre Simonet a proposé qu’un tronc commun soit instauré pour les différents cours de religion et le cours de morale laïque. Couples et Familles s’est interrogé [1] sur ce que devrait recouvrir ce tronc commun pour atteindre les objectifs éducatifs et de citoyenneté qui lui semblent prioritaires.

 

 

Depuis des années déjà, naissent et s’éteignent des débats, tantôt feutrés, tantôt plus polémiques à propos des cours de religion et de morale dans les écoles. Peu à peu, des propositions ont émergé, et ont pris forme d’une volonté, sinon de les mettre en cause, à tout le moins de les accompagner d’une initiation des élèves à la philosophie.

 

Par-delà les intentions cachées et les intérêts divergents

 

Comme souvent dans ce genre de questions, les prises de position des uns et des autres sont soupçonnées d’être, tantôt des refus rétrogrades d’ouvrir les yeux sur la société contemporaine et des combats réactionnaires d’arrière-garde par les uns, tantôt des manœuvres destinées à couper la population de ses racines religieuses par les autres.

 

Prétendre qu’il n’y a rien de cela, dans certaines franges du monde laïc comme dans des sensibilités conservatrices du monde catholique ou des autres religions, serait naïf. Par ailleurs, manquerait de lucidité qui ne verrait que le contexte typiquement belge des réseaux scolaires complexifie le débat, et que les obligations comme les intérêts des uns et des autres interfèrent, le plus souvent sans s’exprimer ouvertement, même si le Centre d’Action Laïque, dans une note du 19.4.2013, déclare « demander instamment… que soit étudiée… la fusion des réseaux afin, dit-il, d’en finir une fois pour toute avec une guerre scolaire d’un autre âge… » [2].

 

L’état de la question

 

L’asbl « Couples et Familles », sans se prétendre pour autant au-dessus de la mêlée, aimerait partager les éléments qu’elle souhaite voir pris en considération de manière prioritaire dans les décisions qui seront prises mais plus encore, la manière dont, à ses yeux, ces questions devraient être abordées dans les cours, tant de philosophie s’ils devaient être décidés, que dans les cours des différentes religions et de morale laïque.

 

Le choix de ces éléments et souhaits se fonde sur ce qu’elle estime être les objectifs à rechercher dans l’évolution telle que la proposent, de manière diversifiée encore, les démarches ministérielles et parlementaires en la matière.

 

Marie-Dominique Simonet, ministre de l'Enseignement obligatoire de la Fédération Wallonie-Bruxelles, après s’être concertée avec le Conseil consultatif des cours philosophiques et les représentants des cultes, s’est fondée sur plusieurs des éléments issus de ces concertations pour présenter, en janvier 2013, en commission du parlement, la création d’un « tronc commun » à tous les cours de religion ou de morale. L’objectif en serait de « développer la pensée rationnelle, logique et argumentative autour de trois grands axes : le questionnement philosophique, le dialogue interconvictionnel et l'éducation à une citoyenneté active. »

 

Si l’on voit assez bien ce que pourrait être le contenu d’un dialogue interconvictionnel ou d’une éducation à la citoyenneté active, la perception de ce que pourrait être « le questionnement philosophique » n’est pas aussi immédiate. Il s’agirait, d’après la Ministre, d’apprendre aux élèves, dès le plus jeune âge, à penser par et pour eux-mêmes grâce au dialogue avec les autres.

 

L’asbl « Couples et Familles » entend bien ce que cette formulation recouvre comme volonté de développer l’autonomisation, l’esprit critique et la capacité d’écoute d’autrui. Si elle en partage la teneur, elle s’interroge toutefois sur les possibilités de sa concrétisation, même si, suite à l’exposé des intentions de la Ministre, le député Richard Miller, partisan de longue date de l’introduction de cours de philosophie et qui l’avait d’ailleurs interpellée, affirma : « Vous semblez avoir trouvé la réponse pour résoudre cette problématique », ajoutant que l'idée d'une nomenclature commune aux cours de religion et de morale serait une avancée très importante. L’autre parlementaire qui avait interpellé la Ministre, Yves Reinkin, intervint lui aussi dans le même esprit : « Ce que vous proposez va dans le bon sens si on veut éviter les replis identitaires et communautaristes dans notre société multiculturelle », et il souligna l'importance de la formation continuée des enseignants.

 

La connaissance des Histoires ne suffit pas

 

Ce début de consensus nous semble toutefois laisser dans l’ombre la complexité du contexte et dès lors les difficultés à rendre opérationnelles ces intentions plus que louables. En effet, qu’il soit question de philosophie, de religion ou de morale, les « contenus » n’en sont pas, pour l’essentiel, des « matières » dont il y aurait à transmettre et à apprendre des « savoirs » qu’il importe de connaître pour exercer une profession ou pour s’insérer de manière appropriée dans la société. Il y va de la perception du sens même de l’existence et du vivre ensemble. L’Histoire de cette perception relève de celles des philosophies et des religions. Ce n’est toutefois pas la seule connaissance de ces histoires, souvent conflictuelles jusqu’aujourd’hui, qui pourra créer chez les enfants et les jeunes la volonté d’un vivre ensemble qui, au-delà d’une tolérance respectueuse de la perception des autres, suscite une concitoyenneté interconvictionnelle.

 

Car c’est bien à cela que cette approche éducative interconvictionnelle devrait pouvoir aboutir : la capacité de convenir ensemble et démocratiquement des lois, des décrets et des réglementations de la société de demain. La tolérance respectueuse et réciproque de ce que pensent les autres est certes un préalable indispensable à cette capacité, mais elle n’est pas suffisante pour sortir des impasses auxquelles ces pensées divergentes peuvent conduire. Si grand que soit le diamètre et la contenance de l’entonnoir des tolérances réciproques, il suffira d’un seul élément plus grand que la surface d’entrée du tube pour que l’ensemble du système coince lorsque des décisions applicables à toutes et à tous sont à prendre.

 

Peur et transmission

 

Il s’agit donc de dépasser le stade des tolérances réciproques, aussi sincères et aussi fraternelles qu’elles puissent être. Ce n’est pas chose aisée ne serait-ce que de l’imaginer. Le principal obstacle tient précisément au fait qu’il ne s’agit pas de « savoirs » à transmettre, mais de perceptions divergentes du sens même de la vie, de chacune et de chacun comme du vivre ensemble.


Or, les racines des conflits s’enfoncent dans le terreau le plus profond de chaque religion, de chaque philosophie, du moins de celles qui proposent une vision et un sens global de l’existence. Chacune d’elle en effet ne se conçoit pas comme une possibilité de sens parmi d’autres, mais comme la vérité du sens de notre être au monde. En d’autres mots, elles constituent littéralement « la foi » de celui et de celle qui « croit » en elles. Il n’est pas là question de dieux ou d’athéisme de quelque nature que ce soit, mais de perceptions du contexte global de l’univers, dans l’espace et dans le temps.

 

La perception qui m’habite est profondément ancrée en moi, au point de me servir de référence ultime de mon comportement. Elle peut aller du « nous ne sommes là que par pur hasard, et à chacun pour soi d’en tirer le meilleur », au « Dieu nous a créés par amour et nous sommes là, sœurs et frères, pour vivre dans l’amour dès à présent et pour l’éternité », en passant par « qu’importe d’où nous venons, nous avons à vivre ensemble une citoyenneté active fondée sur les valeurs de solidarité, de liberté et d'égalité ».


Ces multiples perceptions se transmettent de génération en génération comme des vérités qui n’admettent souvent que fort peu, voire absolument pas, qu’une autre vérité soit plausible. Cette intolérance de fait trouve sa source dans une peur profonde qui nous habite toutes et tous, peu ou prou, de voir s’effondrer toutes les références sur lesquelles nous avons construit notre être au monde et aux autres. Comment ne pas nous y cramponner, non seulement pour nous-mêmes, mais pour nos proches et d’abord pour nos enfants si nous en avons. Or, les cours de philosophie comme de religion sont censés ne parler que de cela.

 

Alors que du privé ?

 

Si l’on analyse ce type de transmission avec cette lucidité décapante-là, n’est-il pas logique de considérer que toutes ces perceptions, qu’elles soient religieuses ou philosophiques, ne relèvent en rien des savoirs que doit transmettre l’école. Leur transmission ne relève-t-elle pas dès lors que de la sphère privée.

 

Le problème, c’est que cette « lucidité » est incomplète, dans la mesure où elle ferme les yeux sur deux aspects essentiels : ces perceptions ont un tronc d’Histoire aussi entremêlé que celui tressé d’une très vieille glycine et, plus encore, elles se tissent dans la société plurielle qui est nôtre et qui doit être suffisamment cohérente pour permettre voire dynamiser un vivre ensemble satisfaisant pour toutes et tous. Il faudra donc bien y revenir.

 

Par-delà la tolérance

 

On aura compris que, face à ces enjeux croisés des convictions personnelles et du vivre ensemble, la tolérance, même dans son acception la plus large, ne saurait suffire. Quelles que soient mes convictions, si celles-ci ne m’obligent pas à respecter le code de la route, ou bien je suis verbalisé, ou bien j’entrave la circulation, ou bien je provoque des accidents, ou encore le tout à la fois. Toutes les convictions empruntent le réseau routier, et on ne voit pas chacune d’elle se replier sur une portion du territoire ou imposer son comportement routier à toute la population.

 

Mais alors, quelle vertu faut-il que nous cultivions, et que nous transmettions dans nos familles mais aussi dans nos écoles, notamment dans les cours de philosophie et de religion, pour que ce vivre ensemble satisfaisant pour toutes et tous puisse advenir ? Ne s’agirait-il pas de « vivre en intelligence » les uns avec les autres ?

 

« Vivre en intelligence » suppose quoi ?

 

« Vivre en intelligence » avec autrui suppose que l’on se connaisse et que l’on s’apprécie suffisamment pour partager ce qui, dans nos perceptions réciproques des finalités de nos vies individuelles et de notre vivre ensemble, sont des objectifs communs, mais aussi ce qui serait inacceptable pour les options fondamentales des uns et des autres.

 

Le point d’achoppement le plus évident dans nos sociétés européennes, et donc le point à clarifier avant toute autre démarche, c’est le caractère privé, c’est-à-dire personnel, de toute option de « foi » évoqué plus avant, c’est-à-dire de toute conception quant au sens de l’existence. Dire ce caractère personnel, ce n’est pas le renvoyer dans la sphère des communautés, qu’elles soient religieuses ou philosophiques, pas même dans la sphère familiale ou scolaire, c’est reconnaître le droit inaliénable de chaque être humain à sa propre « foi », à sa propre perception du sens de l’existence.

 

C’est dire en conséquence que si la transmission de ces « fois » par la connaissance de leur contenu appartient d’abord aux parents, à la famille et aux enseignements philosophiques et religieux de chaque communauté de « foi », la capacité de connaître, de comprendre la « foi » des autres afin de pouvoir « vivre en intelligence » avec eux, relève bien de la mission de l’enseignement.

 

Cela implique évidemment un accord premier essentiel sans lequel aucun désaccord ne saurait mériter le respect d’autrui : si la transmission est certes une invitation à suivre un chemin et à s’y conformer tant que faire se peut, elle ne peut être une obligation imposée à qui que ce soit, ni au sein, ni en dehors de cette communauté de « foi ». Sans liberté de penser, de se penser et de se vivre en conséquence pour chacune et chacun, « vivre en intelligence » ne saurait être accessible. C’est le fondement même de la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme et cette base est, philosophiquement et politiquement, et donc « citoyennement », la première à apprendre et à approfondir, en soi, et transversalement dans toutes les matières enseignées.

 

Concrètement

 

Si cet aspect est partagé par toutes les parties en cause, parents, enseignants et responsables de toutes les convictions et de toutes les religions, « Couples et Familles » s’interroge sur les motivations du rejet par certains d’une partie de programme identique dans celui des cours de morale laïque comme des cours de religion, les uns et les autres dûment contrôlés. Notre interrogation vient de la pratique même des cours de religion dans l’enseignement libre catholique. Une simple approche sociologique nous paraît y amener.

 

Toutes les enquêtes et tous les sondages d’opinion montrent que la société belge est pour une large part laïcisée. La pratique religieuse ne fait qu’illustrer ce constat. La déconfessionnalisation des piliers, particulièrement sur le plan politique, se confirme par ailleurs d’élection en élection. Et pourtant, paradoxe, l’enseignement catholique recueille plus de la moitié des élèves.

 

Personne ne nous fera croire que l’option des parents se justifie par le cours de religion catholique qui s’y donne obligatoirement, d’autant que dans l’enseignement, tant communal et provincial que de la Fédération Wallonie-Bruxelles, des cours de religion catholique sont également accessibles. C’est un constat, et nous n’analysons pas ici les motivations et les critères de choix de la majorité des parents.

 

Deuxième élément qui nous pousse à cette interrogation, c’est le fait que, dans l’enseignement catholique, la loi ne permet pas que des cours de convictions ou de religions autres que celui de la religion catholique soient dispensés. On se souviendra à ce propos du tollé que provoqua la simple évocation, par Etienne Michel, le Secrétaire Général du Segec, d’ouverture de cours de religion islamique dans le réseau libre.

 

En conséquence, et du simple fait de la composition sociologique de sa population scolaire, des élèves comme des enseignants d’ailleurs, les cours de religion dans l’enseignement catholique regroupent des élèves de toutes les convictions, et doivent dès lors en tenir compte, à moins d’être considérés comme des lieux de prosélytisme… fort peu efficaces, à constater l’évolution de la pratique religieuse catholique dans la population, comme évoqué ci-avant.

 

Si notre interrogation avait quelque raison d’être, cela supposerait évidemment une conception complètement renouvelée de la formation des enseignants, comme de cette partie de programme identique à tous les cours, qui pourrait s’intituler, par exemple, « Pour un vivre en intelligence ».

 

Ce parcours ne nous rapproche-t-il pas du « tronc commun » proposé par la Ministre ? S’en faire une opinion citoyenne au départ des éléments que « Couples et Familles » propose ici demande toutefois de prendre connaissance de ce projet et des réactions qu’il suscite. Les références données en notes de fin d’analyses y aideront : les intentions de la Ministre [3], la position commune de tous les représentants des cours de religion qui siégent au Conseil Consultatif Supérieur des Cours Philosophiques [4], ainsi que celle du CEDEP, le Centre d’étude et de défense de l’école publique [5].

 

 

 

 

 


 

 

[1] Cette analyse a été rédigée par Jean Hinnekens suite à plusieurs échanges avec des parents, des enseignants, des responsables religieux et des responsables du Segec. On se référera également utilement à l’étude publiée par Couples et Familles « Familles et convictions » (2006).
[2] « Le cours de religion, un dogme à préserver ? », in www.lesoir.be, 19/04/2013.
[3] « Contenu commun aux cours philosophiques », in blog de Marie-Dominique Simonet, ministre de l’enseignement obligatoire et de la promotion sociale : www.marie-do.be.
[4] Lettre à Marie-Dominique Simonet, Ministre de l’enseignement obligatoire et de la promotion sociale, « Des cours philosophiques pour l’école et la société d’aujourd’hui », in www.info.catho.be, 03/05/2013.
[5] Centre d’étude et de défense de l’école publique (CEDEP), « Proposition d’un cours commun : éducation philosophique, éthique et citoyenneté », disponible sur www.cedep.be.

 

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