Analyse 2013-13

  Le thigh gap, ou l’écart entre le haut des cuisses quand les pieds sont joints, est un véritable phénomène chez les jeunes filles. Beaucoup en rêvent, beaucoup s’appliquent à l’obtenir parfois jusqu’à l’obsession. 

Qu’est-ce que c’est ?


Depuis quelques mois, le thigh gap est une expression qui ne passe pas inaperçu. C’est auprès des adolescents qu’elle fait le plus écho, en particulier chez les jeunes filles. Demandez donc à quelques unes d’entre elles, croisées au hasard, si elles connaissent ! Vous serez surpris de voir à quel point le phénomène est ample.


Au moment de la puberté, le thigh gap est naturel. Le bassin des jeunes filles commence par s’élargir, alors que leurs jambes sont encore fines. Durant cette période, on peut observer un certain écart entre les cuisses. En avançant dans la puberté, les tissus adipeux se répartissent au niveau des hanches et des cuisses et forment un galbe. Rares sont les femmes qui, en raison de leur morphologie, peuvent se targuer d’avoir un creux naturel à cet endroit.


Pourtant, les adolescentes en rêvent. Ce faisceau de lumière qui traverse l’entrejambe est le symbole ultime de la féminité et de la beauté. Alors pour y parvenir, elles s’astreignent à de sévères régimes et mettent leur santé et leur croissance en danger. Laurence Plumey, nutritionniste explique : « Le thigh gap s’accompagne forcément d’une perte de poids parce que la graisse qui se trouve au niveau des cuisses, c’est la graisse qui part le plus difficilement. Pour maigrir des cuisses, il faut maigrir de tout le reste du corps. Les adolescentes ne peuvent y arriver que par un régime sévère, donc nécessairement carencé et qui sera pervers pour leur santé. [1] »


Un phénomène nouveau ?


Les effets de mode de ce type ne sont pas nouveaux : hanches, clavicules ou omoplates saillantes, visage émacié, côtes apparentes. Ce sont des tendances qui vont et qui viennent au gré des images véhiculées par les médias et la mode. On le sait, les adolescentes y sont particulièrement vulnérables. Elles traversent une période de puberté dont les changements, notamment physiques, sont bouleversants. Alors même qu’elles tentent d’apprivoiser leur nouvelle apparence, qu’elles construisent leur identité, les jeunes filles s’identifient aux modèles qui leur sont proposés dans la publicité, dans les revues féminines, à la télévision, au cinéma… Les femmes ultra minces voire maigres que les jeunes filles érigent en idoles, sont pléthore : Lady gaga, Kate Moss, Alexa Chung, Emma Watson, Cara Delevingne et bien d’autres.


Les médias entretiennent le phénomène et engendrent les dérives en faisant passer comme standards des physiques extrêmes, irréalistes. Sur papier glacé, les images sont retouchées, les imperfections sont effacées, les maquillages sont arrangés. Mais les sacrifices de ces femmes ne font jamais la une. Mal dans leur peau, fatiguées, souvent malades, elles ont une santé précaire et cachent souvent de gros problèmes de fertilité.


En 2000, les « pro-ana » défrayaient la chronique en France. Ce mouvement de solidarité entre adeptes de l’anorexie prônait celle-ci comme un mode de vie et non comme une maladie. Quelques sites web ont été contraints de fermer, une loi a vu le jour pour interdire toute incitation à l’anorexie et les pouvoirs publics ont sollicité les professionnels de la mode pour signer ensemble une Charte d’engagement volontaire sur l’image du corps [2]. Le premier axe de cette charte est de sensibiliser le public à l’acceptation de la diversité corporelle « en évitant toute forme de stéréotypie qui peut favoriser la constitution d'un archétype esthétique potentiellement dangereux pour les populations fragiles. » Depuis la signature en 2008, on ne constate pas vraiment de changement majeur dans la sélection des mannequins. Ce premier octobre 2013, Karl Lagerfeld présentait le défilé de la collection printemps/été de la maison Chanel. Si les tenues étaient diversifiées et colorées, on ne peut pas en dire autant des modèles, toutes filiformes, maigres, calibrées en taille et en stature. Des femmes objets qui doivent se faire oublier pour sublimer le vêtement qu’elles portent. Des cintres articulés en somme.


Régulièrement, on pointe du doigt des agences de mannequins qui recrutent aux abords d’institutions de soins pour personnes souffrant d’anorexie. Cela ne fait jamais grand bruit, tout au plus un titre à la une des journaux et le lendemain, le sujet est clos.


Il faut aussi relever cette sortie dans la presse de quelques top modèles de couleur dont Naomi Campbell. Elles dénoncent une forme de racisme de l’industrie de la mode : « Saison après saison, les maisons n'emploient qu'un seul ou aucun mannequin de couleur [3] ». Il est vrai que là aussi on ne peut pas vraiment dire que le milieu de la mode reflète la diversité culturelle de nos sociétés. Les modèles ont beau être de nationalités diverses, il n’en reste pas moins que leur teint est d’albâtre. Les filles de couleur se font plutôt rares sur les podiums. Le débat ici ne porte pas sur l’ultra-minceur, mais il est clair que l’industrie de la mode ne se montre pas très volontaire pour éviter toute forme de stéréotypie et d’archétype esthétique comme elle s’y était engagée lors de la signature de la charte.


A l’heure de l’internet


Le thigh gap n’est qu’un épiphénomène qui cache une problématique plus globale liée au culte de la minceur. La nouveauté depuis quelques mois réside plutôt dans la propagation du problème.


Par le biais d’internet, à travers blogs et réseaux sociaux, la tendance thigh gap s’amplifie et prend des allures d’épidémie. Pour parvenir à leurs fins, les jeunes filles se soumettent à des régimes de famine qu’il est difficile de tenir tant ils sont astreignants. Pour se motiver et tenir le coup, elles tiennent à jour une sorte de journal intime de leur régime qu’elles rendent public sur le net (Tumblr, Facebook, Pinterest, Instagram, Twitter…). Chaque jour, elles indiquent leur poids, le nombre de kilos perdus, leurs mensurations et souvent elles publient des photos de leur évolution physique. La facilité de navigation au sein des réseaux sociaux et autres blogs crée une dynamique de groupe et efface la distance et les frontières pour mieux booster la motivation des adeptes du thigh gap. Entretenant leur propre page et visitant celles des autres bloggeuses dans leur genre, les jeunes filles s’échangent conseils et astuces pour résister à la faim, compter les calories et sculpter leur corps à force d’exercices spécifiques. Elles se félicitent mutuellement pour leur performance. On peut y lire par exemple : « Ensemble, on peut être maigres, faire une taille 32 avec un beau thigh gap et un ventre plat », « Hier, j'ai pris 380 calories et puis, j'ai mangé des bonbons. C'est devenu 650 calories. Grooossseeee ! » [4], « Avale des boules de coton pour ne plus avoir de sensation de faim, tu vas vite maigrir » [5].


La « thinspiration », traduisez en français « inspiration mince » fait aussi fureur. Cela consiste à publier sur les réseaux des photos de silhouettes étiques comme modèle à suivre. Sous les hashtag #thinspiration ou #thighgap, on trouve sur la toile des milliers d’images de jeunes filles ou de femmes aux jambes plus fines les unes que les autres. Les adeptes se fixent ainsi des objectifs physiques à atteindre et entretiennent de cette manière leur fascination délétère pour ces chimères.


Pour certaines, l’apparence de leur corps vire à l’obsession. Insidieusement, elles glissent vers des comportements alimentaires pervers et peuvent sombrer dans l’anorexie. Pour les parents et l’entourage, il n’est pas toujours évident de voir où se situe la limite entre un petit régime et la dérive vers un trouble alimentaire. Quand les adolescentes basculent-elles du bien-être au mal être et à la honte d’elles-mêmes ?


Le culte de la minceur : une construction culturelle


On invoque, à juste titre, les médias et la mode pour expliquer le rapport des individus, plus particulièrement des femmes, à leur image. Mais ils ne sont pas les seuls en cause. Il s’agit d’une affaire culturelle liée à notre société occidentale contemporaine et construit au cours de son évolution. Les désordres alimentaires sont « comme une manifestation de préoccupations et de dilemmes socioculturels particuliers, l’expression de conflits entre la consommation de masse et la minceur normative [6] ». Nous sommes constamment tiraillés entre des messages contradictoires produits par la société de consommation. D’une part, on nous incite à satisfaire toutes nos envies, on crée mêmes des besoins que nous n’imaginions pas. D’autre part, on valorise les comportements de maîtrise et de contrôle à travers les campagnes de santé publique et du milieu médical.


Dans ce système, la population féminine subit une grande pression. L’apparence physique est déterminante. Elle conditionne le jugement que les autres se font de nous. Nous nous voyons dans les yeux des autres comme dans un miroir. Pour les hommes, le jugement porte essentiellement sur la performance et la réussite, mais pour les femmes, il porte surtout sur l’apparence. La minceur symbolise la beauté, la désirabilité, l’autodiscipline, la maîtrise, la volonté. A l’inverse, l’embonpoint et l’obésité sont indésirables et représentent la paresse, le manque de volonté et de discipline. Pour Marcel Rufo, psychiatre, « le régime est presque une maladie idéale dans nos sociétés. On félicite toujours quelqu’un qui maigrit ; on attaque toujours quelqu’un qui grossit ». Dès lors, il n’est pas étonnant de lire les propos suivants qu’une jeune adepte du thigh gap dépose dans un forum dédié : « Je ne serai heureuse que quand j'aurai mon thigh gap. On me trouvera belle, mince et intéressante. Tout commencera enfin [7] ». Les individus, et a fortiori les femmes, dont l’image correspond à l’idéal sont valorisés socialement, ils peuvent assurer plus aisément que les autres leur ascension sociale. De même, leur valeur économique est plus élevée. Le physique et la silhouette sont des éléments déterminants de la valeur personnelle des individus pour eux-mêmes et pour les autres.


Prévenir les phénomènes comme celui du thigh gap demande un effort collectif afin d’étendre les canons de la beauté et de la réussite à d’autres aspects que seules les particularités physiques. L’objectif ultime serait que nous ne soyons plus définis par un reflet dans le miroir, par des kilos ou par une taille de vêtements. Mais le chemin est long et semé d’embûches tant notre société est ancrée dans cette culture [8].

 

 

 

 

 


 

 

 

[1] Reportage vidéo réalisé par Thibaut Dupont et François-Xavier Couture, Grand angle : ados, le phénomène « thigh gap », BFMTV, 28/08/2013, disponible sur www.bfmtv.com.
[2] Ministère de la santé, de la jeunesse, des sports et de la vie associative, « Charte d’engagement volontaire sur l’image du corps », in www.sante.gouv.fr, 09/04/2008.
[3] « La mode est-elle raciste ? », in www.lalibre.be, 29/09/2013.
[4] « Le "thigh gap": elles racontent leur obsession via les réseaux sociaux », in www.rtbf.be, 01/10/2013.
[5] « Le thigh gap : elles ou la cuisse », in www.slate.fr, 28/06/2013.
[6] Sophie Vinette, « Image corporelle et minceur : à la poursuite d’un idéal élusif », in Reflets : revue d’intervention sociale et communautaire, vol. 7, n°1, 2001, p. 146, disponible sur www.erudit.org.
[7] « Le thigh gap : elles ou la cuisse », in op.cit., 28/06/2013.
[8] Analyse rédigée par Laurianne Rigo.

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