Analyse 2013-16

Il n’est pas un jour qui passe sans qu’on lise ou qu’on entende quelque chose à propos des « réseaux sociaux ». Le networking ou le réseautage en français, c’est tendance ! Mais est-ce vraiment nouveau ? Facebook, Twitter, Myspace, Linkedin, Meetic… Certains les diabolisent, d’autres en usent et en abusent [1].
 

 

Les médias électroniques : une clé pour comprendre la société ?

Difficile, aujourd’hui, d’imaginer notre société sans appareils électroniques. Ils occupent une grande place dans nos existences. Téléphones, ordinateurs, tablettes, smartphones, liseuses, GPS… Nous en portons tous et en tout lieu. Plus besoin d’emporter cartes et plans de route, le GPS me guide dans les endroits les plus reculés. Plus besoin de choisir mes lectures pour partir en vacances de crainte que les valises ne soient trop lourdes, j’emporte une liseuse avec toute ma bibliothèque. Plus besoin d’acheter chaque année un agenda, j’ai un smartphone dans lequel j’indique tout mon emploi du temps. Plus besoin de m’inquiéter pour mon mari qui n’est pas encore rentré, il m’a appelé avec son téléphone mobile, il est coincé dans un embouteillage.


Mais ce dont nous ne sommes pas toujours conscients en tant qu’utilisateurs, c’est que tous ces outils technologiques sont autant de capteurs électroniques qui laissent des traces de nos mouvements, de nos comportements. Quotidiennement, nous alimentons les réseaux électroniques de dizaines de millions d’informations et, le plus souvent, elles sont même géolocalisées. A travers le monde, on compte aujourd’hui six milliards de personnes qui utilisent des téléphones mobiles. Cela représente une quantité de données faramineuse. Pour les scientifiques comme Renaud Lambiotte qui étudie les systèmes complexes, c’est une aubaine, une opportunité de mieux comprendre la société [2].


L’avènement et l’amélioration, depuis les années 1970, d’ordinateurs à grande puissance de calcul, la recherche d’algorithmes adaptés à un nombre de données gigantesque ont permis l’essor des sciences computationnelles pour l’étude de systèmes complexes. La société représente un groupe complexe dont l’étude expérimentale d’un petit groupe ne permet pas d’extrapoler des phénomènes à grande échelle. Cette approche holiste est une alternative au réductionnisme. Elle conçoit que le tout est plus que la somme de ses parties. Autrement dit, le tout n’est pas un simple agrégat de plusieurs éléments plus petits juxtaposés les uns aux autres. Les éléments ont une influence les uns sur les autres. A partir d’un certain seuil de complexité, les systèmes voient apparaître de nouvelles propriétés dites émergentes. L’essence du système réside donc dans l’interaction de ses parties et le comportement global émergeant de ces interactions [3].


Etudier ces phénomènes sous l’angle d’une seule discipline, fut-ce les mathématiques, n’a pas grand sens. Ce travail nécessite des efforts transdisciplinaires, notamment avec l’apport des sciences sociales comme la psychologie, la sociologie ou l’anthropologie. Avec l’essor des nouvelles technologies de l’information et de la communication, l’évolution du Web 2.0, les sciences sociales ont trouvé leur terrain d’expérience pour comprendre les mécanismes relationnels et sociaux.


Par exemple, l’étude des habitudes téléphoniques et des informations véhiculées par les réseaux sociaux permet de comprendre l’organisation de rassemblements de foule, d’évaluer la progression des embouteillages et la densité des routes, d’analyser les déplacements des individus, de comprendre le comportement des citoyens lors d’élections, de réaliser des modèles prédictifs en épidémiologie, etc. Les possibilités d’application sont extrêmement larges !


Les réseaux sociaux sont-ils vraiment une nouveauté ?


Un réseau social est un ensemble de relations entre un ensemble d’individus. Pris dans ce sens, les réseaux sociaux sont sans doute vieux comme l’humanité. Depuis que des individus coexistent et vivent ensemble, ils forment une société qui implique des liens sociaux, des relations entre personnes qui entretiennent une vie sociale. D’ailleurs, ne dit-on pas de quelqu’un qu’il a « des relations » ou qu’il a un bon « carnet d’adresses ». Ces expressions induisent l’idée de capital social de Pierre Bourdieu selon laquelle les relations (héritées ou construites) sont autant de ressources potentiellement utiles qu’un individu peut mobiliser pour atteindre ses objectifs [4].


Stanley Milgram a démontré que les individus sont capables d’activer efficacement leurs réseaux pour atteindre un objectif précis. En 1967, il conduit une expérience dans laquelle il invite environ 300 personnes à faire parvenir un courrier à une personne-cible qu’elles ne connaissent pas a priori. Elles possèdent juste quelques indications comme son lieu de résidence et sa profession. Finalement, 60% des courriers arrivent à destination en passant par différents relais de connaissance, formant ainsi des chaînes de longueur variable. Cela dit, la moyenne de la longueur de ces chaînes est de six relations. Cette expérience amène Stanley Milgram à poser l’hypothèse d’un « petit monde » dans lequel deux individus, qui ne se connaissent pas, sont reliés, en moyenne, par une chaîne de six relations.


De son côté, en 1973, Mark Granovetter ajoute une théorie intéressante sur le fonctionnement des réseaux sociaux : la force des liens faibles [5]. Selon lui, le réseau de connaissances d’une personne se compose de liens forts, issus de relations entretenues régulièrement comme les amis proches ou la famille, et de liens faibles issus de relations plus éloignées. Les liens faibles constituent généralement des ponts entre divers réseaux ou groupes de personnes. Plus les liens faibles sont diversifiés, plus le capital social est valorisable. Granovetter illustre son propos d’un exemple éclairant. Pour trouver un emploi, il est plus efficace d’activer les deux types de liens. En faisant appel uniquement aux intimes, il y a de grandes chances, étant donné la familiarité entre les personnes, que l’information détenue par les relations soit déjà connue du chercheur d’emploi. Tandis que s’il mobilise ses connaissances, il s’ouvre à des informations nouvelles, qui circulent dans d’autres réseaux que le sien. De cette manière, il sort du cadre et il s’offre de nouvelles opportunités.


L’existence des réseaux sociaux n’est donc pas neuve. Ce qui est neuf aujourd’hui, c’est le jumelage des réseaux avec la technologie. Cela a eu pour effet d’amplifier le phénomène des réseaux et de le mettre sur le devant de la scène. Aujourd’hui, grâce à la puissance d’Internet et la téléphonie mobile interactive, nous sommes hyperconnectés. Nous pouvons entrer en contact avec nos réseaux en permanence et où que nous soyons.


Cela amène à se poser quelques questions… Dans quelle mesure et de quelle manière le développement des nouvelles technologies de communication a-t-il modifié la nature, l’évolution et la gestion de nos pratiques de sociabilité ?


Quelles pratiques de sociabilité via les « réseaux sociaux » ?


Lorsqu’on parle de « réseaux sociaux » aujourd’hui, c’est le plus souvent pour qualifier les sites web communautaires dédiés au réseautage comme Facebook, Twitter, Linkedin et bien d’autres. Ces sites regroupent un grand nombre d’internautes qui communiquent entre eux via des plateformes mises à leur disposition sur la toile. Ces plateformes, ce sont les membres de la communauté eux-mêmes qui les alimentent en contenu par leurs commentaires, leurs photos, leurs vidéos, leurs notes…


La grande force d’Internet est de pouvoir naviguer de l’un à l’autre en un seul clic. Ainsi, l’utilisateur voyage d’un réseau social à un autre, d’un forum à un blog en passant par des sites avec une facilité et une rapidité déconcertantes. Le fameux « carnet d’adresses » est désormais une liste d’amis sur Facebook, une liste de contacts professionnels sur Linkedin ou quelques pseudos dont on suit l’actualité sur tel blog ou forum. La mémorisation des appels et des connexions, l’engendrement automatique de liens, plus largement tous les systèmes d’enregistrement et de capitalisation des contacts éphémères créent un effet de réseau. Ce sont maintenant des réseaux entiers qui s’agglomèrent pour ouvrir à leurs membres une navigation sociale sans frontière au sein d’un réseau de réseaux [6].


On pourrait croire que ces nouveaux modes de « faire réseau » rétablissent l’équilibre social dans la mesure où tout le monde peut y avoir accès sans distinction. Le plus souvent, la seule contrainte est de posséder une adresse e-mail. En théorie, tout le monde dispose des outils nécessaires pour constituer un capital social valorisable dont seules les catégories aisées disposaient auparavant. Cependant, malgré la démocratisation des technologies et la généralisation massive de leur usage, il faut bien reconnaître que la fracture numérique persiste. Nous ne sommes pas tous égaux devant un ordinateur. Il ne suffit pas d’en posséder un, encore faut-il parvenir en s’en servir utilement ! La compréhension et la familiarisation avec les divers usages que l’on peut faire des technologies de communication est en quelque sorte aussi un « capital », comme Bourdieu l’entendait, dont nous ne disposons pas tous.


Le phénomène de « petit monde » et la théorie de « la force des liens faibles » ont été étudiés au sein des réseaux sociaux virtuels et ils s’y vérifient aussi. Contrairement à ce que certains détracteurs des réseaux sociaux virtuels prônent, les contacts que nous entretenons sur la toile ne sont pas de « faux amis » [7]. Ils sont autant de liens forts ou faibles, diversifiés que nous pouvons entretenir et mobiliser relativement facilement grâce à Internet.


Les réseaux sociaux virtuels fonctionnent grosso modo de la même manière que leurs homologues réels. Cela dit, la facilité et la rapidité qu’offrent les technologies tendent à nous rendre paresseux. Entretenir des relations demande un investissement en temps assez conséquent que ce soit en ligne ou dans la réalité. Assez vite, un détachement s’opère avec les personnes qui ne sont pas connectées. A l’inverse, le réseau s’enrichit de personnes connectées d’autant plus vite que l’effort pour les y ajouter est minimal. Cela ne signifie pas pour autant que les réseaux virtuels supplantent les réseaux réels. Ce n’est pas parce qu’on a des amis sur Facebook et qu’on y est actif que l’on est isolé dans la vie. Les deux types de communication, en ligne et hors ligne, s’intègrent l’un à l’autre et se complètent. Internet et les réseaux virtuels se révèlent une occasion d’une plus grande ouverture sur le monde, la politique, la vie culturelle et sociale.


Quels défis pour demain ?


Rien ne sert de diaboliser les nouveaux outils de communication. Ce n’est pas parce que c’est nouveau et que cela change le mode de fonctionnement de certaines choses que cela est forcément à rejeter. Par contre, il ne faut pas non plus être naïf et utiliser aveuglément ces outils. L’apparente transparence du réseau, son absence de repères sociaux comme spatiaux, conduit en fait à ce qu’on ne sache jamais trop à qui on risque de se livrer. En revanche, les malins, les gestionnaires de réseaux, la police, les pirates, les spammeurs, les hackers, le pouvoir, les publicitaires et autres malveillants de la toile peuvent suivre nos échanges, nous mettre en fiche, s’approprier le contenu de nos répertoires, voire la totalité du réseau tissé par notre « communauté » (…), et il est, par ailleurs, presque impossible d’effacer nos traces [8].


Comme dans la vie réelle où on peut se faire voler par un pickpocket ou être tenté par une publicité, on peut aussi être victime dans le monde virtuel. Tantôt vous recevez un SMS d’un de vos contacts, signalant qu’il a besoin de votre aide pour le dépanner de quelques euros et vous tombez dans l’arnaque en virant de l’argent sur le compte indiqué. En réalité, le SMS a été envoyé à l’insu de votre contact par un pirate d’un nouveau genre qui s’est emparé de son répertoire pour se constituer un beau trésor. Tantôt vous avez l’impression qu’un publicitaire se planque derrière votre épaule tant les publicités suggérées dans les bannières correspondent à vos envies. En réalité, ce n’est pas tout à fait faux… tels des espions, des publicitaires traquent, au moyen de programmes de reconnaissance sémantique, le contenu de vos messages et commentaires circulant sur le Web pour mieux cibler vos centres d’intérêts.


Cela pose d’évidentes questions concernant la protection de la vie privée. Peut-on encore être anonyme à l’heure du Web 2.0 ? Peut-on ne montrer de nous que ce que nous voulons ? Comment se protéger de ce que d’autres véhiculent à notre propos sur la toile ? Comment se soustraire à la publicité ciblée sur Internet ?


Nous pensons que les technologies d’information et de communication sont une innovation extraordinaire qui ouvre sur des possibles dont nous n’avons pas encore idée aujourd’hui. Mais comme toute innovation, elle demande des adaptations : sur le plan légal, en matière de protection de la vie privée ; sur le plan politique, pour éviter les abus d’usage et limiter la fracture numérique. Deux catégories de population doivent être distinguées : les adultes et les enfants et jeunes. Ces deux catégories de personnes doivent bénéficier d’une éducation aux médias et technologies de communication. Certes des initiatives existent déjà, mais elles nous semblent déjà à la traine alors que l’évolution technologique, elle, est galopante. Il ne suffit plus d’apprendre à utiliser Word et Excel. Pour les adultes, cela pourrait s’intégrer à la formation continue en situation professionnelle via les entreprises, à la formation des demandeurs d’emploi via les institutions adéquates. Cela devrait aussi prendre une plus grande ampleur au sein de l’éducation permanente qui travaille directement avec ce public.


Pour les enfants et les jeunes, l’école est évidemment le lieu privilégié où on peut espérer rétablir l’équilibre en offrant à tous un enseignement identique. Il est urgent que l’école intègre massivement l’usage des technologies au travers des apprentissages traditionnels. Pour aller dans ce sens, plusieurs mesures sont essentielles : d’une part, un investissement conséquent pour équiper les écoles, les classes en matériel adéquat et récent, d’autre part, l’accompagnement des écoles, des directeurs et des équipes éducatives pour structurer l’espace d’une nouvelle manière, pour penser autrement l’enseignement en intégrant de manière plus systématique l’usage des outils à leur disposition. Aussi faut-il repenser dans ce sens la formation de base et continue des enseignants.


Le monde ne fera pas machine arrière. En tant qu’adulte déjà, nous comprenons l’importance de notre implication dans ces modes de communication pour entretenir notre réseau social, pour trouver ou diffuser de l’information, pour trouver un emploi, etc. L’usage des technologies de communication est aussi important à apprendre que la lecture. S’ils ne sont pas compétents pour en user à bon escient, nos enfants seront en quelque sorte des analphabètes de la communication [9].

 

 

 

 

 

 


[1] Réflexion initiée par la conférence de Renaud Lambiotte, « Réseaux sociaux, de Granovetter à Zuckerberg », proposée par l’Académie royale de Belgique au Palais provincial de Namur, le 01/10/2013. Renaud Lambiotte est mathématicien à l’UNamur et travaille au centre Naxys.
[2] « Un mathématicien de l’université de Namur publie dans PNAS », in section Nouvelles sur www.unamur.be.
[3] Franck Varenne, « Les simulations computationnelles dans les sciences sociales », in Nouvelles perspectives en sciences sociales : revue internationale de systémique complexe et d’études relationnelles, vol. 5, n°2, 2010, p. 26. Disponible sur www.erudit.org.
[4] Frédéric Deschenaux et Claude Laflamme, « Réseau social et capital social : une distinction conceptuelle nécessaire illustrée à l’aide d’une enquête sur l’insertion professionnelle de jeunes Québécois », in SociologieS (en ligne), Théories et recherches, 02/06/2009. Disponible sur www.sociologies.revues.org.
[5] Mark Granovetter, « The Strength of Weak Ties », in American Journal of Sociology, vol. 78, n°6, mai 1973, p. 1360-1380. Disponible sur www.sociology.standford.edu.
[6] Pierre-Alain Mercier, « Liens faibles sur courants faibles », in Informations sociales. Réseaux sociaux et technologies de communication, 2008/3, n°147, p. 23. Disponible sur www.cairn.info.
[7] Aïcha Cardoen et Yves Collard, Facebook : échanges sociaux faibles, donc riches ?, analyse de Média Animation asbl, mars 2012. Disponible sur www.media-animation.be.
[8] Pierre-Alain Mercier, idem, p. 29. Disponible sur www.cairn.info.
[9] Analyse rédigée par Laurianne Rigo.

 

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