Analyse 2013-17

  Un enfant qui a subi de la violence, un viol, qui a assisté à la mort brutale d’un parent ou qui a subi un abandon, présentera à l’adolescence des risques accrus d’isolement social voire de comportements suicidaires. Les développements de l’imagerie médicale ont permis de mettre en évidence les effets de certains traumatismes sur le développement du cerveau. Cela permet aussi d’élargir les pistes de prévention. 

 

Dans un pays touché par les conflits et les attentats terroristes, Audrey, vingt-quatre mois, assiste à l’explosion d’un colis piégé qui tue sa mère. Quand les secours arrivent, elle joue calmement à côté de sa maman en train d’agoniser. Cette attitude amène les personnes qui viennent porter secours à se dire : « Elle joue, tant mieux, elle ne se rend pas compte de ce qui se passe, elle est trop petite pour comprendre… ».


Cette manière de voir les choses, cette interprétation du comportement de la petite Audrey, sous l’apparence de se préoccuper de la protection de l’enfant, a en fait un objectif d’autoprotection des adultes. En concluant que l’enfant est trop petit pour avoir subi un traumatisme, l’adulte se met à l’abri, se décharge de la tâche de venir en aide à l’enfant qui a vu sa maman agoniser devant lui.


La petite Audrey, désormais orpheline, sera adoptée par une famille parisienne. À l’approche des fêtes de Noël, elle manifeste des réactions effrayées chaque fois qu’elle voit un père Noël. Après divers recoupements, les soignants qui l’entourent arrivent à la conclusion qu’elle est effrayée par le père Noël parce qu’il porte un costume rouge et une large ceinture… tout comme les pompiers qui ont porté secours à sa maman. Le traumatisme subi de la mort de sa maman est associé dans sa mémoire à ce costume.


Pourtant, Audrey n’a pas de souvenir de cet événement. Elle en garde une trace, mais sans souvenir. Un enfant, avant de pouvoir maîtriser la parole, a néanmoins la possibilité d’activer un circuit neurologique des émotions fortes, des frayeurs, une amygdale du cerveau qui enregistre ces émotions fortes. Avant la maîtrise de la parole, il y a donc un inconscient cognitif différent de l’inconscient mis au jour par Freud.


Le cerveau est sculpté par le milieu


Ces phénomènes, qui sont aujourd’hui démontrés grâce au développement considérable de l’imagerie médicale, peuvent être étudiés de manière assez précise. On peut par exemple mettre en évidence que le développement de l’amygdale des émotions fortes suite à des traumatismes subis avant la maîtrise de la parole, provoque une atrophie des lobes préfrontaux où réside la fonction de mettre les informations reçues en connexion les unes avec les autres. La moindre information reçue par le cerveau risque alors, mise en connexion directe avec l’amygdale surdéveloppée, de devenir pour l’enfant un signal d’alerte ou d’agression. L’imagerie médicale montre en fait à quel point le cerveau est véritablement sculpté par le milieu, par l’environnement.


En corollaire, et cela est une bonne nouvelle pour les thérapeutes, si on modifie l’environnement de l’enfant qui a subi un traumatisme en bas âge, on peut aussi influer sur le développement du cerveau et la manière dont il fonctionne. En réorganisant une niche affective riche autour de l’enfant (ou de l’adulte d’ailleurs), on modifie l’anatomie de son cerveau.


Boris Cyrulnik, psychiatre et neurologue bien connu, qui présentait récemment ces progrès [1], évoquait une étude faite auprès de 165 mamans israéliennes et palestiniennes souffrant d’un psychotraumatisme provoqué par le contexte de conflit armé dans lequel elles vivaient. Les résultats de cette étude montraient que 50% des enfants de ces femmes présentaient un développement corporel inférieur à la moyenne générale et que tous ces enfants souffraient d’un déficit de développement du cortex préfrontal de l’ordre de 25% par rapport à la moyenne. Cela montre que les effets de traumatismes dus au contexte ambiant ont des conséquences anatomiques et pas seulement psychologiques.


Une autre étude, auprès de personnes « borderline », montre qu’une grande partie de celles-ci ont subi ce type de traumatisme pendant leur enfance. Cela tendrait donc à mettre un lien entre des traumatismes précoces et des comportements suicidaires à l’adolescence, par exemple.


Une autre approche de la prévention


Ces découvertes sont intéressantes du point de vue scientifique, pour une meilleure compréhension des phénomènes. Mais elles sont aussi très intéressantes en termes de santé publique et de politique de prévention des suicides, dans ce cas-ci. En effet, si les traumatismes ont des effets sur le développement du cerveau, la prescription d’hormones peut aussi avoir un impact réparateur. Les hormones que l’on peut prescrire si l’on détecte assez tôt un problème provoqué par un traumatisme, associées à une attention à l’environnement relationnel et affectif de l’enfant, peuvent véritablement réduire le risque de comportements suicidaires à l’adolescence. Des tests ont ainsi été faits auprès d’enfants roumains orphelins adoptés par des familles françaises suite à la chute de Ceaucescu et souffrant de traumatismes dus à des situations d’abandon. Alors qu’ils souffraient au moment de leur adoption d’une atrophie du développement fronto-limbique, le simple fait de vivre désormais dans un environnement affectif plus sécurisant et stimulant avait provoqué un an plus tard la résorption de ce déficit. A contrario, si ces déficiences de l’enfance ne sont pas traitées, elles provoquent ensuite des difficultés relationnelles, l’isolement social et, en bout de course, l’exclusion. Cette meilleure connaissance des processus qui peuvent mener à l’exclusion devrait donc provoquer une prise de conscience politique de l’importance du soutien à apporter aux politiques à destination de la petite enfance.


Mettre le traumatisme en récit


Une autre manière d’approcher ces traumatismes et leurs modes de traitement serait la parole et le récit que l’on peut faire des événements traumatiques comme le deuil d’un parent, l’abandon, un viol ou la séparation. Le récit que l’enfant se fait intérieurement des événements qu’il a subis est une première manière de les prendre en compte. Mais tant qu’il n’est pas partagé, ce récit, plutôt que de mener à la libération, enferme la personne dans le passé. Dans un cas de viol par exemple, le récit que l’on ne se raconte qu’à soi-même isole, il signifie que l’on a honte de ce qui s’est passé. Et la honte renforce encore l’isolement et les conséquences néfastes des faits traumatisants.


Au contraire, lorsque le récit est partagé, il permet à la personne, et à l’enfant en particulier, de trouver chez celui avec lequel il le partage une base sécurisante. Ce sont normalement les parents qui sont les premiers à jouer ce rôle de tuteur sécurisant pour les enfants, mais les enfants victimes de traumatismes sont souvent dans des situations qui les privent de ces tuteurs naturels. Il semble que deux enfants sur trois seulement bénéficient de ces tuteurs de sécurité. Pour les autres, il est donc indispensable de pouvoir trouver ailleurs ces tuteurs de résilience. Cela pourra se faire auprès de tuteurs explicites, de professionnels dont la fonction est de pouvoir jouer ce rôle, comme les psychothérapeutes ou les éducateurs. Mais les enfants pourront aussi trouver un soutien auprès de tuteurs implicites, comme un ami, un compagnon, un prêtre, etc.


Le troisième niveau de récit qui peut aider les victimes de traumatismes à les dépasser et à se libérer de ses conséquences néfastes est le récit collectif. Lorsque le récit que la personne fait du traumatisme subi est partagé socialement, lorsque la collectivité donne un sens particulier à ce récit, cela a une influence sur la manière dont la personne peut le vivre. Ainsi, si l’on prend l’exemple simple des enfants orphelins, la représentation collective de l’orphelin aura une influence directe sur la manière dont les orphelins pourront vivre leur situation. Si la collectivité a une image très négative des enfants orphelins, ceux-ci vivront plus douloureusement leur situation. Même chose pour le viol. Tant que la société considère que celles qui subissent un viol, finalement « l’ont bien cherché », la souffrance et la honte des victimes n’en seront que plus fortes. Il faut bien comprendre que cette représentation collective a une influence très concrète, par exemple, sur la manière dont elles sont accueillies dans un commissariat lorsqu’elles décident de porter plainte.


Mais pour que ce récit puisse être exprimé, il faut bien sûr que l’environnement soit capable de l’entendre. L’écrivain Georges Perec, qui eut à souffrir en bas âge de la mort de ses parents juifs pendant la guerre, affirmait ainsi qu’il ne s’autorisait à parler que de ce que les lecteurs étaient capables d’entendre. Dans le récit, il y a donc une sorte d’autocensure d’une partie du vécu, que la victime estime non audible par les autres.


Ces différentes découvertes permettent donc d’envisager de manière plus large la prévention des suicides ou d’autres comportements consécutifs à des traumatismes subis durant l’enfance. La détection par imagerie médicale des retards de développement de certaines zones du cerveau, le traitement hormonal de ces retards, l’attention au contexte affectif dans lequel vit l’enfant, la recherche d’un entourage qui puisse jouer le rôle de tuteur de résilience sont quelques pistes concrètes. Mais plus globalement, ces découvertes montrent aussi à quel point le discours social autour de certaines situations de vie plus difficiles est essentiel. Sans doute les associations d’éducation permanente ont-elles un rôle particulièrement important à jouer en ce domaine, en favorisant la construction d’une autre appréhension de certains dommages subis par les enfants. Un certain nombre de comportements suicidaires à l’adolescence pourraient ainsi être évités [2].

 

 

 

 


 

 

[1] Intervention de Boris Cyrulnik, Déterminants précoces des suicides à l’adolescence, lors du Congrès « Pertes, ruptures et abandons » organisé à Paris les 5 et 6 décembre 2013 par Paroles d’enfants.
[2] Analyse rédigée par José Gérard, au départ de la conférence débat animée par Boris Cyrulnik lors du Congrès « Pertes, ruptures et abandons » organisé à Paris les 5 et 6 décembre par Parole d’enfants.

 

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