Analyse 2013-19

  Depuis les années septante, le deuil est surtout considéré comme un processus individuel. Pourtant, l’environnement collectif de la personne endeuillée, qu’il soit professionnel ou social, a un rôle essentiel à jouer. Tant le monde de l’entreprise que la société civile devraient se sentir concernés par les deuils vécus par un de leurs membres. 

 

Le deuil, un processus ?


Depuis de nombreuses années, il est communément admis par les thérapeutes comme par le grand public que le deuil est un processus qui comporte plusieurs étapes. Ces étapes varient parfois légèrement d’une théorie à l’autre, mais le processus comporte généralement trois phases : une première phase de choc, une seconde étape intermédiaire ou centrale et enfin une étape de réadaptation. Elisabeth Kubler-Ross, psychiatre américaine, a par exemple décrit le processus du deuil en cinq phases : le déni, la révolte, le marchandage, la dépression et enfin l’acceptation. Ces cinq phases, qui ont été largement diffusées parmi le personnel médical et au-delà, ont été décrites dans le livre « Les derniers instants de la vie » [1].


Cette clinique du deuil semble aujourd’hui acceptée par tous les thérapeutes et travailleurs sociaux. Lorsque des divergences existent, elles ne portent pas sur le principe du processus, mais sur les étapes du processus et leur ordre de succession. Certains considèrent par exemple qu’un processus de deuil dure normalement environ six mois et que si, au bout de cette période, la personne n’est pas encore sortie du deuil, son évolution est pathologique. Elle devrait donc consulter. Face à cette approche un peu rigide, d’autres soulignent le danger de médicaliser le deuil, en projetant sur lui des étapes de guérison similaires à l’évolution d’une maladie.


Des divergences se manifestent également parfois à propos de la fin du deuil : le processus doit-il se terminer et de quelle manière ? À concevoir le deuil d’une manière trop linéaire, il y a en effet danger à ignorer des attitudes que diverses études ont pu mettre en évidence, à savoir que les personnes endeuillées oscillent sans cesse entre deux forces qui sont à l’œuvre et les activités qui y sont liées : des activités orientées vers la perte et d’autres activités orientées vers la réorganisation de la vie.


Pour Marc-Antoine Berthod [2], cette vision du deuil risque de laisser dans l’ombre une série d’activités de la personne endeuillée tournées vers la perte mais qui sont de l’ordre de la reconstruction. En effet, en travaillant sur la perpétuation des liens que la personne entretenait avec le défunt, on change la perspective. Reconstruire des liens avec le défunt, en revisitant par exemple son passé, en s’informant sur ce que l’on ignorait de lui, peut être pour certains un chemin de croissance personnelle, alors qu’ils se tournent ainsi plutôt vers le passé. La question est donc de savoir s’il est vraiment pertinent de penser que le processus du deuil doit avoir une fin.


En outre, l’autre difficulté de la conception du deuil comme d’un processus individuel, c’est qu’elle suppose une approche très égocentrique du deuil : aucune préoccupation de la manière dont l’autre ou les autres vivent ce deuil, sur le regard qu’ils portent sur le deuil.


Le paysage relationnel du deuil


Mais si l’approche du deuil comme processus présente l’inconvénient d’être très égocentrique, comment intégrer les autres dans le processus du deuil ? En d’autres termes, quelle place faut-il faire au relationnel et au collectif pour appréhender le deuil ?


Si l’on porte le regard sur les instants peu ritualisés du deuil, à savoir les rencontres fortuites plutôt que sur les visites de condoléances, les contacts avec des collègues dans le milieu de travail, etc., le deuil apparaît moins comme un processus que comme une succession d’instants vécus avec des personnes diverses, qui entretenaient ou non des relations avec le défunt et dont la proximité affective avec la personne endeuillée peuvent être de niveaux très différents. Dans ce sens, le deuil ne se vit pas seul mais à plusieurs, parfois collectivement, et davantage en pointillés que comme un processus linéaire comportant des étapes successives claires. On peut en effet observer des basculements récurrents dans et en dehors du deuil en fonction des contextes où évolue la personne endeuillée.


Différents chercheurs ont travaillé sur ces nouvelles approches du deuil, comme Magali Molinié [3] psychologue française qui a publié « Soigner les morts pour guérir les vivants » et Albert Piette [4], un anthropologue qui a publié « Le temps du deuil ». Tous deux suggèrent de s’intéresser davantage aux relations entre les vivants et les morts plutôt qu’aux seuls phénomènes intrapsychiques des personnes endeuillées.


Vivre un deuil au travail


Dans les enquêtes qu’il a réalisées sur la manière dont se vivent les deuils dans les milieux professionnels, Marc-Antoine Berthod [5] a constaté à quel point les employeurs interrogés peinent à dire comment le deuil est vécu dans leur entreprise. En fait, quasi rien n’est prévu collectivement face au deuil, à part les quelques jours de congés prévus et variables selon le lien de parenté légal entre la personne et le défunt. Cela implique que certains deuils ne sont pas reconnus, alors même que le lien du travailleur avec la personne pouvait être très fort. Cela peut être le cas d’un ex-conjoint, qui reste pourtant le père ou la mère des enfants du travailleur.


Pourtant, on estime que 40% environ des congés spéciaux en entreprise sont pris pour des situations de décès et qu’entre 10 et 15% des employés sont concernés chaque année par un deuil. Le phénomène est donc loin d’être marginal et il est étonnant de constater qu’il soit si peu présent dans les préoccupations des dirigeants et dans les conventions collectives qui encadrent le travail, d’autant que les épisodes de deuil peuvent avoir une répercussion importante et provoquent des problèmes professionnels. Ainsi, rien n’est organisé et défini en matière d’annonce du décès, de participation de certains collègues aux funérailles ni de retour au travail de la personne endeuillée. Tout se fait au cas par cas.


Si rien n’est organisé, les responsables du personnel témoignent cependant le plus souvent d’une posture d’accompagnement du travailleur endeuillé. Même si cela ne fait pas partie de leur mission officielle, ils considèrent généralement que la dimension humaine est liée à leur rôle. Dans la pratique, il est souvent admis qu’en cas de deuil, l’entreprise peut alléger la charge de travail, accepter une adaptation des horaires et l’octroi de congés non payés ou de brèves absences. Mais tout cela se fait dans un climat informel, loin de toute formalisation procédurière.


Les endeuillés, quant à eux, déclarent le plus souvent que ce n’est pas tellement le retour au travail qui leur pose problème, mais le contact avec les autres collègues. Beaucoup font remarquer qu’ils ont constaté une requalification de ces relations : certains collègues se sont rapprochés à l’occasion du deuil, alors que d’autres au contraire se sont éloignées, certains collègues sont attentifs à ménager la personne endeuillée et à prendre sur eux une partie de leur charge, d’autres pas, etc.


Enfin, le vécu du deuil au travail est fort variable selon la géographie propre du poste de travail : il est évident qu’une personne qui travaille à un guichet d’accueil du public aura très peu d’occasions de pouvoir parler, ne fut-ce qu’un peu, du deuil qui la marque.


La mort et les professionnels de la relation d’aide


Les travailleurs sociaux font partie des publics qui ont été sensibilisés à l’approche du deuil comme d’un processus individuel. Sans rejeter toute pertinence à cette vision intrapsychique et individuelle, les professionnels auraient pourtant un double intérêt à sortir de cette conception ou en tout cas à l’élargir.


D’une part, et ce n’est pas rien, envisager le deuil dans ses composantes collectives permet de ne pas enfermer la personne dans sa réalité psychique et par là de la maintenir en lien avec son environnement.


D’autre part, cela permettrait aussi de se rendre davantage attentifs aux aspects collectifs et donc de construire petit à petit une intelligence collective constituée par les observations et conclusions tirées des expériences vécues ici et là autour de la mort et du deuil. Le deuil ne devrait pas relever seulement pour les travailleurs sociaux d’une formation individuelle à l’écoute mais d’une attention à toutes les composantes collectives de l’environnement de la personne endeuillée, dans son milieu de travail comme dans sa vie sociale.


Quant aux personnes faisant partie de l’entourage des personnes endeuillées (famille élargie, voisins, collègues, membres de ses réseaux sociaux, etc.), tous devraient pouvoir se sentir concernés par le deuil et ce qu’il est possible d’organiser ou d’adapter ensemble quand une personne est touchée par le deuil, même si elles ne sont pas personnellement affectées par le deuil [6].

 

 

 

 


 

 

[1] Elisabeth Kubler-Ross, Les derniers instants de la vie, Labor et Fides, 1975 (paru en anglais en 1969 On death and dying).
[2] Marc-Antoine Berthod est un anthropologue suisse qui travaille sur les situations de deuil au travail.
[3] Magali Moliné, Soigner les morts pour guérir les vivants, Les empêcheurs de penser en rond, 2006.
[4] Albert Piette, Le temps du deuil, éd. de l’Atelier, 2005.
[5] Marc-Antoine Berthod, « Le quasi-accompagnement des employés en deuil au sein des entreprises », in Pensée plurielle, n°22, 2009/3.
[6] Analyse rédigée par José Gérard au départ de la conférence débat animée par Marc-Antoine Berthod lors du congrès « Pertes, ruptures et abandons » organisé à Paris les 5 et 6 décembre 2013 par Paroles d’enfants.

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