Analyse 2013-23

  Selon certains, la notion de genre serait porteuse d’une force destructrice. L’accepter signerait la fin de la famille et de la culture occidentale. Faut-il vraiment s’en méfier à ce point [1] ? 

 

Faut-il avoir peur du genre ? Je suis convaincu que non, mais je dirais que parfois il y a lieu de s’inquiéter de l’utilisation qui est faite de ce concept. Vincent Peillon, ministre de l’éducation nationale en France, a déclaré dans une interview à propos du rôle de l’école publique : « Le but de la morale laïque est de permettre à chaque élève de s’émanciper, car le point de départ de la laïcité c’est le respect absolu de la liberté de conscience. Pour donner la liberté du choix, il faut être capable d’arracher l’élève à tous les déterminismes, familial, ethnique, social, intellectuel, pour après faire un choix [2]. » Il n’est pas question directement du genre, mais on est dans le contexte des débats houleux sur le mariage pour tous et des polémiques sur la place de l’islam en France. Il y a de quoi s’interroger sur un projet éducatif qui vise à faire table rase de toute la culture familiale dans laquelle baigne un jeune pour le conduire à intérioriser les valeurs de la République. Qu’il faille développer un esprit critique, tout le monde sera d’accord, « mais arracher l’élève à tous les déterminismes » ? On ne serait pas très loin du totalitarisme idéologique et éducatif soviétique.


Ma question portant sur les études de genre est celle-ci : l’hétérosexualité n’est-elle, d’un point de vue anthropologique, qu’une préférence sexuelle parmi d’autres ? N’est-elle qu’une structure de pouvoir et de domination d’ordre politique ? Cela signifie-t-il que le sujet humain ordinaire, s’il n’est pas socialement et politiquement contrôlé par un régime d’hétérosexualité obligatoire, peut préférer en toute liberté être hétéro ou homo, ou encore l’un et l’autre selon les circonstances ?


Quelques convictions


Le principe de non-discrimination pour raison de sexe ou d’orientation sexuelle est un droit fondamental dans nos sociétés démocratique. Sa pleine effectivité est loin d’être obtenue. Au-delà des déclarations officielles, il y a là un combat permanent à mener.


L’orientation sexuelle de la personne, c’est-à-dire la tendance prédominante hétéro ou homo, n’a pas à l’heure actuelle d’explication scientifique satisfaisante. L’homosexualité n’est pas une maladie ; elle apparaît comme une orientation ou tendance innée, mais dont la cause n’est pas expliquée. Cette orientation ou tendance peut-être brimée ou favorisée par la culture ou par l’éducation.


Chez toute personne, sans doute, les désirs d’ordre sexuel présentent une certaine plasticité et une ambivalence : des personnes qui vivent dans une perspective clairement hétérosexuelle peuvent avoir aussi par moments des phantasmes ou des désirs homosexuels.


Le développement des méthodes contraceptives a permis de séparer de façon simple l’acte de la rencontre sexuelle du processus de reproduction humaine. Cette distinction n’est pas d’abord la conséquence de la contraception, car celle-ci répond à une demande et une attente de distinction (qui était d’ailleurs cherchée et pratiquée de diverses manières souvent peu efficaces et peu satisfaisantes). La contraception a permis aux femmes une forme d’autonomie nouvelle et de maîtrise de leur propre corps.


La sexualité est une dimension personnelle essentielle de tout être humain. En même temps la sexualité présente une dimension fondamentalement relationnelle, que ce soit sous forme hétérosexuelle ou homosexuelle. La relation sexuelle est expression du lien et de l’attachement interpersonnel.


Le désir de l’autre qui trouve son accomplissement dans l’amour s’exprime dans de multiples gestes corporels de tendresse et dans la rencontre sexuelle. Ce n’est que de façon récente (Vatican II) que l’enseignement moral de l’Église reconnaît deux fins non hiérarchisée au mariage s’exprimant dans la relation sexuelle : l’amour mutuel et la fécondité. Cette dimension de l’amour qui est vraie au sein de la relation hétérosexuelle est vraie aussi au sein de la relation homosexuelle. Et cela demande à être reconnu aussi par l’Église.


La relation et le lien interpersonnel homosexuel demandent à être reconnus institutionnellement et sociétalement, et cela sous une forme qui ne soit pas discriminante en ce qui concerne le droit de ces personnes. De ce point de vue, personnellement, je regrette l’utilisation du mot mariage, parce qu’il désigne deux réalités anthropologiques différentes dans le cas de l’union hétérosexuelle et de l’union homosexuelle, en ce que l’union hétérosexuelle est la seule à être par elle-même en principe ouverte à la fécondité reproductive, quelle que soit la décision concrète des partenaires de cette relation. Je suis cependant convaincu du fait que sociétalement la reconnaissance du mariage homosexuel est devenue un fait, qu’on ne reviendra pas en arrière et qu’il se généralisera dans nos pays. De ce point de vue, les débats autour du mariage pour tous en France, enflammés par les passions, ont manqué de raison.


Quelques interrogations et questionnements


Des militantes de la théorie du genre lient souvent androcentrisme (ou phallogocentrisme) et hétérocentrisme. Ces deux phénomènes sociétaux sont-ils cependant de même type ? Il y a assez large accord pour dénoncer la culture androcentrique, ou machiste ou encore sexiste qui favorise et valorise davantage l’homme que la femme, qui reconnaît ou donne davantage de pouvoir à l’homme qu’à la femme. Mais l’hétérocentrisme est-il un phénomène analogue ? Repose-t-il sur les mêmes fondements sociétaux ?


Même si ce n’est peut-être pas politiquement correct, est-il interdit de se demander s’il n’y a pas une certaine normalité de l’hétérosexualité, compte tenu de la morphologie des corps humains, normalité qui n’est pas de l’ordre de la normativité éthique, il est important d’y insister. De ce point de vue, l’homosexualité comme tendance prédominante et s’imposant ne pourrait-elle être considérée comme une certaine forme de handicap de naissance ou d’une déficience, d’ordre psychique, qui est à assumer, tout comme d’autres accidents de parcours qui ont lieu au cours de la gestation, et qui ne sont pas de l’ordre de la maladie, comme des déformations de l’ordre physique ? La question n’est-elle pas dès lors : quelles conditions mettre en place dans la société pour que les personnes homosexuelles puissent jouir d’une reconnaissance non discriminante dans leurs projets de vie et avoir les meilleurs possibilités d’épanouissement personnel relationnel et affectif ? Est-ce humiliant de reconnaître qu’on est éventuellement porteur d’un handicap, afin de l’assumer librement et de valoriser au maximum toutes ses potentialités personnelles, à condition que la société elle-même favorise la non-discrimination ? De ce point de vue, la militance LGBT met sur le même pied les lesbiennes et les gays, les intersexués et les transgenres. Or il est évident que les intersexués, c’est-à-dire ces personnes qui à la naissance présentent anatomiquement à fois des caractéristiques masculines et féminines sont sujets d’une anomalie physique, génétique ou non, due à un accident dans le cours de la gestation. En Allemagne, les enfants qui à la naissance présentent morphologiquement une ambiguïté sexuelle peuvent désormais être inscrits à l’État civil sous la catégorie « genre indéterminé ». Quant aux transsexuel(le)s ou transgenres, qui par procédures hormonales et chirurgicales changent de sexe, ils ou elles deviennent de ce fait-là porteurs ou porteuses d’un corps qui n’est pas anatomiquement normal. Ceci est dit sans jugement éthique sur la décision prise par ces personnes : la société est aussi appelée à leur faire place sans discrimination.


Je me pose une question globale sur l’approche anthropologique mise en oeuvre par certaines études du genre : est-il pertinent de penser l’anthropologie à partir des marges ? Une pensée qui n’est pas capable de faire place aux marges ou aux situations minoritaires se disqualifie, a fortiori une pensée qui dénonce immédiatement les comportements liés à ces situations comme une faute, objet de condamnation morale. Il en va ainsi de l’attitude qui consiste à affirmer la nécessite du respect des personnes homosexuelles tout en condamnant toute pratique homosexuelle.


La distinction entre exercice de la sexualité et reproduction ouvre à une prise en compte des diverses dimensions du désir et du plaisir. Elle facilite les pratiques qui distinguent plaisir et sentiment ou rapport affectif, comme dans le cas de la prostitution ou dans les diverses formes de rencontres où la relation sexuelle n’engage à rien, si ce n’est le plaisir du moment. Une expression de cette séparation entre plaisir (et en l’occurrence plaisir offert) et lien affectif apparaît dans le fait que, dans le cadre de la prostitution, quelle soit hétéro ou homo, il est aujourd’hui question de service sexuel offert contre rétribution, ce service étant analogue à diverses autres services dans la société, service dont certaines (et moins certains) revendiquent aujourd’hui la reconnaissance sociale et légale, en masquant sans doute plus en plus largement tout le trafic d’exploitation que recouvre la prostitution.


La valeur positive reconnue au plaisir dans la vie humaine conduit aussi à une autre approche de l’érotisme, des pratiques non relationnelles de la sexualité, et de ce que Couples et Familles a appelé la « sexualité récréative » dans l’étude menée à ce sujet [3].


Enfin, il me semble qu’il faut se poser des questions autour du concept de nature. Il est clair que la conception restrictive de la nature identifiée ou réduite au donné biologique, à laquelle recourt l’Église catholique dans ses textes officiels, pour fournir une clé décisive de discernement éthique sur les pratiques liées au corps, n’est pas pertinente. C’est au nom de ce concept réducteur que sont condamnés en toute circonstance la contraception chimique ou physique, l’avortement, la relation physique homosexuelle, etc. La nature humaine ne se réduit pas à la constitution biologique du corps. En est-on quitte pour autant du concept de nature ? Je ne le crois pas. Ce concept est revenu en force autour des questions d’environnement et de climat : certaines données de type physique et chimique de la nature en tant que biotope général de l’humanité doivent être prises en compte. Mais la nature de l’être humain n’est pas seulement physique et biologique, elle est aussi relationnelle et créatrice de culture. Il nous faut donc utiliser un critère de nature plus large. Cela ne signifie cependant pas, je pense, que la constitution anatomique et pour une part biologique différente des corps de sexe masculin ou féminin ne dise rien sur ce qu’est être homme ou femme et du rapport entre homme et femme. Comment le dire et le reconnaître sans absolutiser les choses et exclure ce qui apparaît à la marge. Je n’ai pas de réponse à cette question, mais je crois qu’on ne peut pas non plus l’évacuer.


Tout cela ouvre à des questions éthiques nouvelles, là où les opinons tranchées ne correspondent ni aux pratiques ni aux expériences. Mais à partir de quels critères discerner ? Il y a beaucoup de travail à faire sur ce sujet, travail nécessairement interdisciplinaire et à l’écoute de ce que les gens vivent réellement.


Je suis porteur de certaines convictions ; je suis habité aussi de questions ; et je tâtonne plus ou moins, en restant à l’écoute et dans le dialogue, qui me déplace, pour discerner les chemins les plus authentiquement humains pour tous.

 

 

 

 


 

[1] Cette analyse est constituée par la deuxième partie de l’intervention d’Ignace Berten lors du colloque organisé par Couples et Familles le 28 novembre 2013 à Malonne sur le thème « Qui a peur du genre ? ».
[2] Le Journal du dimanche du 3 septembre 2012.
[3] Nouvelles Feuilles Familiales : Sexualité récréative ?, n°102, Couples et Familles, décembre 2012.

 

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