Analyse 2013-27

  Transmettre des savoirs, des compétences, des valeurs… c’est une préoccupation de toutes les époques pour les familles et les sociétés. Mais la question se pose-t-elle aujourd’hui de la même manière qu’hier ? 

 

On entend parfois dire que la transmission est en crise. Quelques exemples. L’école se demande ce qu’elle doit transmettre aux enfants et aux jeunes : des savoirs ? des compétences ? des valeurs ? Elle se demande aussi comment elle doit transmettre et avec quels objectifs ? Est-ce que c’est transmettre ce qui permettra à l’enfant de s’épanouir, de trouver facilement du travail, de répondre aux besoins de l’économie ? Le moins que l’on puisse dire est qu’elle est tiraillée entre des objectifs divers. Dans les familles aussi on se demande ce qu’il faut transmettre à ses enfants. Si l’on est croyant, est-ce qu’il faut essayer de leur transmettre ses croyances ou se dire qu’il leur reviendra de choisir quand ils seront adultes s’ils veulent ou non adhérer à une religion ou à une philosophie particulière ? Et si l’on est convaincu qu’il faut transmettre ses convictions à ses enfants, encore faut-il savoir comment on le fait… Les sociétés aussi se demandent comment transmettre aux générations futures. Les générations qui ont connu la dernière guerre et les méfaits des totalitarismes disparaissent petit à petit et on se demande parfois si la transmission s’est effectuée, si la méfiance vis-à-vis des populismes, des idées simples, des recherches de boucs émissaires se sont transmises aux générations suivantes ?


Par ailleurs, on peut se dire qu’il existe toutes sortes de transmission. Qu’il suffise pour s’en convaincre de consulter un moteur de recherche avec pour mot clé « transmission » : les titres d’articles proposés balaient des secteurs de préoccupation très différents. En voici quelques-uns : La peur d’aller chez le dentiste se transmet-elle à ses enfants ? ; Transmission du VIH de la mère à l’enfant ; Marion, animatrice du Centre de loisirs, transmet ses passions aux enfants ; Quand l’anxiété se transmet d’un parent à un enfant ; Dans un couple mixte, pensez-vous que la culture se transmet aux enfants par le père ou plutôt par la mère ? ; Comment se transmettent les habitudes tabagiques entre parents et enfants ? ; On traine derrière soi les traumatismes de son passé, qu’on transmet à ses enfants ; Daniel Roullier vient de transmettre l’ensemble de ses actions à ses enfants et petits-enfants ; Dans son livre « Femme désirée, femme désirante », la gynécologue Danièle Flaumenbaum juge essentiel que les mères puissent parler de leur sexualité à leur fille pour éviter qu’elles héritent des blocages maternels ; Ai-je réussi à transmettre ce qui me fait vivre à mes enfants ? ; Le prince Joachim transmet le virus du bitume à ses fils Nikolai et Felix ; Comment les parents transmettent-ils une religion aux enfants du XXIème siècle ? ; A qui ressemble mon bébé ?


De ce simple sondage, on peut déjà constater que la transmission recouvre des contenus très différents ; des modes de transmission très différents ; du positif comme du négatif ; du volontaire et de l’involontaire.


Dans le cadre de cette analyse, on parlera surtout de transmission immatérielle (valeurs, compétences, goûts, modes de vie, etc.) plutôt que de biens ou d’objets. Mais la frontière n’est pas si claire. Parce que les objets, par exemple, sont parfois dépositaires de valeurs immatérielles. Il suffit pour s’en convaincre de penser aux fréquentes disputes entre membres d’une même famille à l’occasion d’une succession, d’un héritage, à propos de la répartition d’objets qui n’on quasi pas de valeur financière. Mais c’est l’horloge qui se trouve depuis toujours dans le salon, le petit coffre qui rappelle des souvenirs d’enfance, la chainette qui vient de la grand-mère, etc.


La transmission, hier et aujourd’hui, c’est pareil !


Une manière d’aborder les différences et ressemblances entre la transmission d’hier et d’aujourd’hui pourrait être de comparer les règles communément admises pour certaines situations de vie. Si l’on consulte un manuel de savoir-vivre [1] à propos de la courtoisie dans les transports publics, voici ce que l’on peut lire :


Comme elles s’appliquent les unes et les autres à des contacts avec des inconnus, les règles de la politesse dans la rue régissent les transports en commun. Elles rejoignent les règles de la politesse générale : c’est ainsi qu’on laissera passer devant soi à la montée les dames, les aînés et les supérieurs. Il y a inversion à la descente : l’homme et le cadet précèdent la femme et l’aîné, mais cette règle ne joue pas pour le supérieur, qui, fût-il un vieillard, passe devant : la première personne descendue de la voiture est en effet à même d’aider la seconde, et cette règle n’a plus sa raison d’être lorsque les rapports sont de subordination.

Des raisons imposées par la circulation exigent que tous les voyageurs qui doivent descendre le fassent avant que ne monte le premier voyageur, même si ce premier voyageur est une voyageuse. Si les places sont en nombre insuffisant, on les offre aux femmes, aux vieillards et aux infirmes. Toutefois, une femme n’offrira, le cas des infirmes mis à part, sa place qu’à un homme sensiblement plus âgé qu’elle. Encore faut-il penser que des hommes de septante ans peuvent se sentir étonnamment jeunes (pensons à Goethe) et être plus désireux de s’offrir à une jeune personne dans le rôle du cavalier que dans celui du grand-père.


Le moins que l’on puisse dire est que les rapports et les attitudes entre les personnes étaient strictement codifiés et que la préoccupation des préséances entre supérieurs et inférieurs, hommes et femmes, jeunes et âgés était primordiale. Les manières de voir seraient sans doute plus démocratiques aujourd’hui… Mais les règles de comportement dans les transports en commun sont-elles seulement du passé ?


Ceux qui fréquentent les transports en commun savent que, périodiquement, des campagnes sont organisées afin de favoriser des comportements positifs à l’intérieur de ceux-ci. Ainsi, pour le TEC, des campagnes ont eu lieu en 2007-2008 et en 2011, par exemple. On pourrait, pour évoquer ces campagnes, se référer à une réponse du Ministre André Antoine, alors ministre responsable des TEC, à une question parlementaire.


L'objectif de cette campagne est de valoriser le comportement social « normal » ; celui qu'on qualifie de « civique » aujourd'hui. En d'autres mots, la politesse, le respect de soi et des autres, le bon sens et l'honnêteté. Plutôt que de développer un long discours abstrait, le public est incité à éviter, à bord du bus, ces micro-événements (manger, crier, fumer, etc.) qui, à la longue, dégénèrent en agression verbale ou physique ou en vandalisme. La campagne décline donc plusieurs comportements bien ciblés et bien concrets qui, ensemble, forment le comportement civique. 90 à 95% des clients sont ciblés car, actuellement, le manque de civisme émane tant des jeunes que des plus âgés, des nantis que des déshérités, des femmes que des hommes, etc. On ne peut donc pas choisir une cible « sociodémographique » pour cette campagne. La campagne promouvant le comportement civique se décline sur douze actes/gestes qui, ensemble, forment ce comportement civique :


- on laisse le conducteur tranquille pendant qu'il conduit ;
- on cède sa place aux moins valides ;
- on embarque par la porte avant ;
- on ne met pas ses pieds sur les sièges ;
- on ne crie pas, on ne bouscule pas les autres passagers ;
- on dégage le couloir central et les accès aux portes ;
- on avance vers le fond de l'autobus ;
- on ne mange ni ne boit dans l'autobus ;
- on salue le conducteur lorsqu'on embarque ;
- on présente spontanément son titre de transport valable ;
- on ne fait pas un usage abusif du matériel de secours ;
- on ne fume pas dans l'autobus.


Quand on compare le code du savoir-vivre d’il y a cinquante ans et les campagnes de pub actuelles, au fond, il n’y a pas beaucoup de différences. Les éléments qui sont mis en avant sont un peu différents mais le but est le même : rappeler les règles de comportement utiles pour un vivre ensemble harmonieux. Seul peut-être a changé le mode de diffusion de ces règles. Non plus des livres ou des manuels, mais une campagne de pub.


La transmission, hier et aujourd’hui, c’est très différent !


Les personnes et les idées voyagent aujourd’hui beaucoup plus facilement et rapidement qu’il y a cinquante ans. On est donc confronté à une beaucoup plus grande diversité, à un pluralisme des modes de vie et de pensée. La morale est beaucoup moins rigide aujourd’hui. Ce n’est pas aujourd’hui que l’on a inventé l’homosexualité, elle existait hier mais était passée sous silence. Même chose pour les différents comportements que l’on pourrait qualifier de libertins : échangisme, sadomasochisme, etc. Considérés hier comme contraires aux bonnes mœurs mais aussi à la loi, ces comportements sont aujourd’hui considérés comme des orientations parmi d’autres, acceptables du moment qu’ils se passent entre adultes consentants. Et en plus de cela, ces comportements sont largement diffusés dans les émissions de télévision et via Internet. Les plus jeunes sont donc confrontés à une diversité de comportements et de règles beaucoup plus grande.


Autre réalité d’aujourd’hui : le grand nombre d’enfants vivant dans des familles recomposées. Cela aussi pose la question de la transmission différemment. Quand les deux parents de l’enfant s’entendent et vivent sous le même toit, ce n’est déjà pas toujours évident d’être d’accord sur ce que l’on voudrait transmettre. Mais quand ils ne s’entendent plus et se séparent, certains saisissent l’occasion pour essayer de mettre en doute ou de critiquer ce que l’autre parent essaie de faire passer, les règles qu’il essaie de mettre en place ou les libertés qu’il croit pouvoir accorder. « Chez papa, je peux aller dormir plus tard », « Chez maman, je peux jouer à l’ordinateur dans ma chambre », etc. Sans compter que de nouveaux partenaires entrent souvent dans le jeu, eux aussi porteurs d’autres priorités et parfois amenés à jouer un rôle d’éducateur. Ici aussi, les enfants se trouvent confrontés à une plus grande diversité de règles.


On est également confronté aujourd’hui à une multiplicité des acteurs. Hier, l’importance des parents dans la transmission était essentielle. Il y avait aussi l’école, bien sûr, mais elle tenait généralement un discours en harmonie avec les familles. Aujourd’hui : 1000 heures d’école, 1000 heures d’écran… quelle place reste-t-il pour les parents ?


En matière de transmission, il est aussi utile de relever le fait que, souvent, on assiste à ce que l’on pourrait appeler une inversion pédagogique. Hier le père apprenait son métier à son fils. Le fils du fermier apprenait son métier avec son père, comme le boulanger ou le cordonnier. Les savoir-faire se transmettaient de génération en génération. Aujourd’hui, c’est fréquemment l’enfant qui initie son parent à l’utilisation d’une tablette ou au maniement des nouvelles fonctionnalités des télés, etc.


On dit que l’on vit dans une période de mutation. Einstein : « On ne peut résoudre un problème sans changer la mentalité qui l’a fait naître ». C’est notre propre conception de l’univers et de la place des humains au sein de celui-ci qu’il faut changer pour survivre. Alors, que pouvons-nous transmettre aux générations futures ?


En outre, face à l’évolution du monde, on peut dire que l’on est en présence d’un sentiment de culpabilité de toute une génération qui se dit qu’elle transmet aux générations futures une planète en mauvais état, confrontée à un avenir incertain : épuisement des ressources, dégradations écologiques, course effrénée au profit qui prend le pas sur la promotion des personnes, etc.


Conclusion


Si la préoccupation et le processus de transmission d’une génération à l’autre présente hier et aujourd’hui un certain nombre de similitudes, on peut dire également que les différences sont de taille et obligent les parents comme les sociétés à envisager la question sous un jour tout à fait nouveau. La transmission, en tout cas, ne se vit plus sous un mode aussi automatique et vertical, mais davantage sous forme de réseaux et de confrontations. C’est une chance, sans doute, mais qui n’est pas toujours confortable. Les associations d’éducation permanente ont probablement un rôle clé à jouer en ce domaine, en offrant des lieux d’échange et de confrontation de points de vue sur la société et son avenir [2].

 

 

 

 

 

 

 


[1] Le livre d’or du savoir-vivre, éd. Stauffacher, 1967.
[2] Analyse rédigée par José Gérard, au départ d’une conférence débat qu’il a assurée au Centre Culturel de Beauraing le 25 octobre 2013, en parallèle avec une exposition d’œuvres d’arts plastiques de familles d’artistes de la région.

 

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