Analyse 2014-06

  Les soins de santé coûtent cher et il n’est pas possible de les garantir dans toutes les situations. Certains événements récents le rappellent et mettent en avant les débats nécessaires pour établir des priorités collectives. 

 

Le hasard de l’actualité met parfois en parallèle des informations dont la confrontation pose question. Le mardi 16 septembre, L’Avenir proposait sur deux pages en vis-à-vis (pages 8 et 9) deux articles dont voici les titres : « Amputé, il grimpe la montagne de Bueren pour une prothèse » et « Euthanasie, la moins pénible des solutions ? ».


Le premier parle de Patrice le Rouzic, victime d’une sortie de route à moto. Grièvement blessé, l’homme de 34 ans a dû être amputé d’un bras et d’une jambe. Courageux, il entame une rééducation et remonte petit à petit la pente. Mais un écueil de taille se présente : la prothèse électronique qu’il aimerait acquérir coûte 73.000 €, entièrement à sa charge. Il s’agit certes d’une prothèse fort chère, mais, précise-t-il même celle que je porte actuellement coûte 32.000 €. Elle est remboursée par la mutuelle dans tous les pays voisins, mais pas encore en Belgique. Il a donc fondé une asbl dans le but de récolter des fonds pour pouvoir acquérir cette prothèse. Cela lui permettrait de vivre mieux et même de relever le défi de parcourir les 180 km du GR20 en Corse. Au-delà de son cas personnel, il souhaite aussi mettre en lumière le fait que les prothèses sont bien faites mais impayables parce que non remboursées en Belgique. Le dimanche 21 septembre, il réalise donc une ascension parrainée des 374 marches qui relient le centre historique de Liège au quartier de la Citadelle.


En vis-à-vis, l’autre article évoque la demande d’euthanasie introduite par Frank Van den Bleeken, un homme de cinquante ans détenu depuis trente ans. Reconnu coupable de plusieurs viols et assassinats, il a passé une trentaine d’années en prison, dans l’aile psychiatrique de la prison de Merksplas. Il n’a jamais demandé sa libération, car il se considère lui-même comme un « monstre » et est convaincu qu’en cas de libération il récidiverait. Il estime vivre des souffrances psychiques intolérables. Des soins psychiatriques dans un établissement néerlandais auraient pu atténuer ses souffrances mais la demande de transfert a été refusée par la ministre de la Justice. Le refus est justifié par le fait que cela créerait un précédent. Après, on verrait, pourquoi pas, des détenus demandant d’être extradés au soleil…


Le droit à des soins appropriés


Dans l’une et l’autre situation, une personne ne peut recevoir les soins adaptés à sa situation et cherche à dépasser l’obstacle. Le premier en se lançant dans un défi qui lui permettra de récolter les fonds nécessaires, le second en choisissant une mort programmée pour échapper à une vie qu’il juge insupportable.


Ces deux situations tellement différentes présentent déjà le mérite de rappeler que le droit aux soins de santé, même dans un pays comme la Belgique où le système de sécurité sociale est particulièrement développé, est un droit limité. L’INAMI a des budgets limités et choisit donc de donner la priorité au remboursement des soins qu’elle trouve prioritaires. L’actualité le rappelle régulièrement par des appels à la générosité lancés par des parents dont l’enfant est atteint d’une maladie orpheline, par exemple, et dont le traitement très onéreux n’est pas pris en charge par la solidarité collective. C’est aussi le caractère limité des moyens qui pousse à se demander jusqu’à quel âge certaines opérations comme des greffes d’organes devraient être effectuées. Etant donné la rareté des organes à transplanter, quelle priorité faut-il instaurer entre les demandeurs : le degré d’amélioration de la qualité de vie, l’urgence, la longueur de l’espérance de vie, la capacité d’intervention financière, etc. ?


Si certains peuvent considérer que la vie des patients, au-delà d’un certain âge, ne vaut plus une transplantation, on peut se demander si ce n’est pas le même type de raisonnement qui pousse à considérer que la vie d’un détenu, violeur récidiviste et coupable de meurtre, ne mérite pas une extradition et un transfert vers un établissement qui pourrait soulager ses souffrances psychiques.


Si les deux situations évoquées rappellent les limites du droit aux soins de santé, elles montrent aussi la grande différence des regards sociaux sur les personnes concernées. Si la personne amputée d’un bras et d’une jambe a toutes les chances de remporter l’adhésion et la sympathie d’un grand nombre de personnes pour le courage dont il fait preuve dans l’adversité, le détenu, quant à lui, risque tout au plus de provoquer des réactions de soulagement. « Bon débarras ! », pouvait-on lire sur certains commentaires. Quant aux membres de la famille d’une des victimes du meurtrier, elles ont-elles aussi réagi à l’annonce de la demande d’euthanasie. « Des commissions, des médecins, des experts se penchent depuis si longtemps sur le sort du meurtrier de notre sœur. Par contre, pendant toutes ces années, aucune commission ne s'est souciée de nous ou de nos parents. Aucun médecin ne nous a demandé comment nous allions. Et après, nous entendons par l'entremise de son avocat à quel point il souffre. Eh bien, nous souffrons encore aussi ! La décision de la justice est incompréhensible. Qu'il croupisse là où il est ! », fulminent-elles.


On comprend la souffrance des familles de victimes, mais il convient aussi de rappeler que la peine de prison a pour but de priver de liberté une personne jugée dangereuse pour la société et pas de la faire souffrir par manque de soins appropriés à son état.


Les limites de la loi


L’autre élément qui est interpellant dans cette demande d’euthanasie est que l’on se situe aux limites de la loi. On le sent quand on entend l’opinion de Jacqueline Herremans, présidente de l’association pour le droit de mourir dans la dignité (ADMD [1]), qui a milité en Belgique pour l’adoption de la loi sur l’euthanasie et qui milite encore pour son extension. « C’est la moins pénible des solutions. Mieux vaut cela que de le laisser se suicider de manière atroce », affirme-t-elle. Mais elle ajoute aussitôt être habitée par l’idée lancinante « qu’il y avait peut-être une autre solution. » Elle rappelle que l’état de détention ne peut ni justifier ni empêcher une euthanasie. Seul le caractère grave, incurable et inapaisable de la souffrance, psychique comme physique, doit être établi. L’enfermement de la personne concernée ne devrait donc pas être un élément déterminant dans la demande d’euthanasie. On comprend que Jacqueline Herremans, qui incarne la défense de la loi sur l’euthanasie, refuse de parler de dérive de la loi, mais elle reconnait tout de même que, dans ce cas précis, « on peut parler d’une situation extrêmement problématique ».


D’autres commentateurs n’hésitent pas à parler de dérive, en allant jusqu’à comparer ce cas d’euthanasie à un rétablissement de facto de la peine de mort en Belgique. Ainsi, Carine Brochier, directrice de l’Institut européen de bioéthique [2], farouche opposant à la légalisation de l’euthanasie et à l’Association pour le droit de mourir dans la dignité, déclarait ceci : « Ce qui va arriver là, vu le contexte carcéral, c’est une peine de mort inversée. Alors que la Belgique s’est depuis longtemps opposée à la peine capitale, c’est tout à fait incohérent. Est-ce que c’est une façon de régler la surpopulation des prisons [3] ? Je ne peux le croire. Mais qu’est-ce qui va rester dans l’opinion ? Que cet homme est un violeur et un meurtrier, et qu’il a lui-même demandé à mourir. Alors où est le problème ? On est soulagé. Ça pose question. On est dans un climat où on s’habitue à l’euthanasie, à ce geste de mort, à ce suicide assisté. Alors qu’aux Etats-Unis les médecins refusent de participer aux injections létales, chez nous on va de nouveau amener un médecin à pratiquer un tel acte. Et toute l’équipe sera là pour participer à cette exécution. [4] »


En conclusion


La rareté des moyens disponibles pour offrir à chacun les soins de santé dont il aurait besoin a toujours quelque chose de choquant, que l’on oublie un peu quand on a des moyens suffisants, que l’on est bien assuré et que l’on n’est pas confronté à une maladie particulièrement grave ou mal couverte par les remboursements. C’est pourtant une réalité vécue quotidiennement par une grande part de la population mondiale et par de plus en plus de personnes précarisées dans nos sociétés riches. Cette rareté est pourtant une réalité qui risque de ne pas s’améliorer dans les années à venir, en raison de la complexification des moyens mis en œuvre, mais aussi de la raréfaction des budgets disponibles. Le vieillissement de la population ne fait qu’augmenter les besoins et les discussions en cours sur l’équilibre de la sécurité sociale, en Belgique notamment, laissent entrevoir des années de restrictions. Les arbitrages et les choix devront donc probablement être de plus en plus fréquents. Un jeune doit-il avoir la priorité par rapport à un vieux ? Un citoyen « au-dessus de tout soupçon » doit-il être prioritaire par rapport à un délinquant sexuel ? Un riche par rapport à un pauvre ? C’est un peu les fondements de la solidarité qui sont en jeu. Il faudrait s’y préparer par une réflexion et des débats citoyens sur les priorités que la société veut se donner. Les associations d’éducation permanente y ont assurément un rôle primordial à jouer.


Le cas particulier de Frank Van den Bleeken pose la question des limites de la loi sur l’euthanasie et de la manière dont on détermine que des souffrances psychiques deviennent insupportables. On peut rappeler que dans cette matière éthique comme dans d’autres, quand il faut évaluer une situation avant une décision, c’est à une équipe de personnes que la tâche est confiée. Ici, un groupe de trois médecins. Cette solution est sans doute toujours imparfaite puisqu’elle s’en remet à l’appréciation de quelques personnes, mais elle est la meilleure à ce jour, dans des situations éthiques où il ne s’agit pas de trancher entre le blanc et le noir, mais de dégager la meilleure solution estimée. Cette procédure ne pourra jamais supprimer un degré d’incertitude. Dans le cas particulier évoqué, le citoyen ne dispose pas des données médicales du dossier et ne peut donc que s’en remettre aux médecins à qui la tâche a été confiée [5].


Là où le citoyen peut jouer un rôle, c’est dans l’interpellation des autorités publiques face aux lois et à leur interprétation. Des projets d’extension de la loi sur l’euthanasie sont toujours en cours et l’on a parfois l’impression que de telles situations sont mises en avant par certains dans le but de rendre acceptables des cas d’euthanasie plus limites, parce qu’il est clair qu’un détenu violeur n’entrainera pas l’empathie générale de la population. C’est problématique .

 

 

 

 

 

 


 

[1] www.admd.be.
[2] www.ieb-eib.org.
[3] Quelques jours après l’octroi de la permission d’être euthanasié à Frank Van den Bleeken, une quinzaine d’autres détenus avaient introduit une demande similaire.
[4] Interviewée dans L’Avenir du 16 septembre 2014.
[5] Analyse rédigée par José Gérard.

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