Analyse 2015-02

Après la tuerie au siège de Charlie Hebdo, une marche a rassemblé des centaines de milliers de personnes dans l’émotion. Mais après cette émotion qui rassemble au-delà des différences pendant une période brève, quelles sont les questions à se poser ? Le vivre-ensemble ne se construira pas sur l’émotion mais sur la reconnaissance des différences et des désaccords qui caractérisent les différentes convictions.  

 

Faut-il rappeler les événements qui ont secoué la France en ce mois de janvier 2015, avec ses ondes de choc dans le monde entier ? Ils ont été ce qu’ils ont été, avec ces morts dans les locaux de Charlie Hebdo, ces policiers et cette policière assassinés, ces personnes abattues dans la supérette casher de la porte de Vincennes, ces trois fous de nous ne savons quel dieu, finalement tombés sous les balles des forces de sécurité.


Oui, nous avons aussi été choqués. Oui, nous partageons les craintes de voir, dans la foulée de ces attentats, naître en de nouveaux Etats, des dictatures de la pensée, imposées par de tels fous qui se réclament d’une religion dont ils foulent aux pieds les valeurs prônées par des millions de personnes ou par ceux qui, justifiés par ces actes de barbarie, sont prêts à en profiter, pour museler la liberté de penser pour d’autres objectifs. Oui, nous craignons nous aussi, pour la liberté de penser et de s’exprimer.


Comme parents et comme grands-parents, l’équipe des permanents et des bénévoles qui constituent l’association Couples et Familles ont posé un regard de révolte, de résistance et de profonde tristesse sur ces événements. Ils s’interrogent à présent, par-delà l’émotion qui les habite encore, sur le rôle qui leur incombe aujourd’hui, comme service d’éducation permanente, et comme éducateurs au quotidien de leurs propres enfants et petits-enfants. Quelles sont les questions à poser et à nous poser, à propos de ce qui vient de se vivre ?


Par-delà l’émotion


Une amie écrivait comme vœux de l’année qui vient de s’ouvrir :


Lorsque rien ne ressemble plus à la nuit
Que les certitudes qui nous enchaînent
La Joie peut se faire jour
À travers les mille et un cadeaux
D'une Eternité unie à l’instant


Dans l’émotion provoquée par l’horreur des massacres, les « certitudes » n’ont pas manqué de s’exprimer comme des évidences. Toutefois, cette horreur exige de nous autre chose que l’émotion d’un moment, elle exige ce pas de recul d’Eternité unie à l’instant.


Il le faut, non pour en relativiser la monstruosité, mais par exemple pour la joindre à celle qui frappe l’Afrique, le Proche et le Moyen Orient. Pour nous rendre compte que ces fureurs obscurantistes trouvent aussi les racines de leurs dérives assassines dans nos propres aveuglements politiques d’hier et d’aujourd’hui.


Oui, nous comprenons l’idée qui a fait naître le cri « Je suis Charlie », mais sans pourtant le crier nous-mêmes. C’est qu’il a rassemblé des émotions plus que contradictoires. Ainsi celles qui y puiseront des raisons évidentes à leurs yeux de museler cette liberté de la presse au nom de laquelle ils prétendent se lever. Des raisons évidentes aussi de prendre au pied de la lettre les nationalismes qui sont toujours prêts à abreuver leurs sillons du sang impur de qui ne pensent pas comme eux. Comprenons-nous bien : ce n’est pas la marseillaise en tant que telle que nous mettons ainsi en cause, mais les intentions de certains qui, chez nous aussi, n’ont ni pu, ni même voulu sans doute, se tenir à clamer qu’ils se sentaient mortellement touchés, eux aussi, par ce qui s’était passé, mais en rêvaient d’autres dérives.


Pourquoi, ou pour qui ont-ils tué ?


Et d’abord, étaient-ils de mèche ces deux frères qui firent carnage dans les locaux de Charlie Hebdo, avec le ou les assassins de la policière de Montrouge et des personnes assassinées dans la supérette de la porte de Vincennes ? Car étaient-ce les mêmes objectifs des trois côtés ?


Ceux de Charlie Hebdo crièrent qu’Allah était vengé et que Charlie Hebdo était mort. Vengeance donc pour des caricatures qui, à leurs yeux, profanaient leur prophète et, à travers lui, les croyances de millions de leurs coreligionnaires.


Tout autre chose à la porte de Vincennes. Plus de caricatures ou d’insultes à venger, mais une tuerie de personnes innocentes qui n’avaient de tort que de se fournir en denrées casher et qui, de ce seul fait, étaient jugées « assassinables ». Qu’avaient-elles à voir avec l’Etat d’Israël si ce n’est d’y être enterrées à présent ? L’assassin seul devait le savoir.


A moins qu’ailleurs, dans quelque Etat riche à ne savoir que faire de ses pétrodollars, d’autres fous ne rêvent que de domination, par obscurantisme religieux ou par soif de pouvoir, et ne tirent les ficelles de pantins destinés à assassiner, puis à être jetés parmi les détritus des dégâts collatéraux, volontaires ou non au martyre ?


Violence et respect


Dans un document qu’il a diffusé quelques jours après les événements, « indigné et triste » comme beaucoup d’entre nous, Jean-Michel Longneaux [1] dit comprendre le « réflexe de survie et de réassurance pour le moins légitime auquel on a assisté à travers des rassemblements spontanés et des marches organisées ». Il interroge toutefois : « Notre société n’est-elle pas, elle aussi, d’une violence inouïe ? Les injustices sociales, la recherche du profit au détriment des individus et des peuples, l’exclusion ou l’indifférence au quotidien, le repli sur soi, tout cela tue en silence, légalement, sans coup de feu, loin des médias ». Et de poursuivre : « N’est-ce pas dans cette société civilisée qu’ont grandi les futurs assassins ? N’est-ce pas dans nos prisons, auxquelles nous refusons d’allouer des budgets suffisants, qu’ils ont été endoctrinés ? Ce sont eux les coupables, bien évidemment, mais nous ne sommes pas innocents. »


Puis il se dit « également réservé quant à la liberté d’expression qui aurait été visée à travers le massacre dans les locaux de Charlie Hebdo.». Et de s’interroger sur la « contradiction entre les deux slogans brandis en même temps : "non à la haine" et "oui à la liberté d’expression". » C’est que, écrit-il, « mis ensemble, une étrange complexité apparaît. Il faut distinguer ce que l’on exprime – le fond – de la façon de l’exprimer – la forme. Toutes les idées doivent pouvoir s’échanger quant au fond, mais pour Charlie Hebdo, journal satirique qui entend faire réfléchir en se moquant, ce qui est en jeu, c’est la forme.»


Il précise encore: «Proclamer être Charlie, ce n’est pas seulement défendre le droit de penser… c’est défendre aussi le droit d’offenser… c’est croire que tout le monde est capable d’encaisser impassiblement ou avec le sourire les humiliations publiques. » Et c’est au nom du refus de la haine, que Jean-Michel Longneaux refuse « les modes d’expression qui peuvent blesser… et qui suscitent en retour de la haine. » Il termine ainsi son texte : « Je crains que l’émotion nous aveugle. »


On ressent bien à cette réaction, et celles de masse de musulmans dans de nombreux pays y ont fait largement écho, que de culture à culture, les perceptions de l’humour sont loin d’être partagées. Mais dans un monde désormais planétaire, comment concilier la liberté d’expression d’une part, et le respect des multiples sensibilités, sinon susceptibilités, d’autre part?


Comment baliser le territoire du concept de « respect » par rapport à celui de « liberté d’expression » ? Pierre Kroll, caricaturiste qu’il ne faut plus présenter, a affirmé qu’il se refusait à dessiner des « caricatures blessantes » à l’égard de qui que ce soit. Mais celui-ci est blessé par telle démarche que celui-là prendra avec humour. Que l’incitation à la haine ou à la violence soit interdite et encadrée par la loi, cela s’entend. Mais le reste ? Le recours à la justice pour diffamation est toujours possible pour qui se sent offensé, individuellement ou collectivement.


Cela suffit-il pour que le « respect » d’autrui soit effectivement assuré ? Le problème est réel et nous sommes sur un chemin de crête. Le droit ne pourra jamais définir un seuil à ne pas franchir, et c’est heureux. La réponse, jusqu’en ce compris celle de la Justice lorsqu’une telle question lui est soumise, sera toujours de l’ordre de l’éthique. Pour l’humoriste comme pour nous-mêmes, elle relève de la conscience personnelle.


Peur de l’Islam ?


Question qui ne cesse de rebondir depuis ces événements comme une pierre plate bien lancée ricoche sur l’eau : faut-il avoir peur de l’Islam ? La question ainsi posée n’est-elle pas un faux problème ? Y répondre, c’est à la fois dire non, mais c’est peut être aussi dire oui. C’est en effet la position prise par de nombreux représentants importants des communautés musulmanes qui ont tenu à prendre la parole dans le contexte de ces événements.


C'est Ghaleb Bencheikh [2] qui affirmait le 10 janvier dernier : « Des groupes islamistes extrémistes ont décidé de déclencher une conflagration généralisée… Cette guerre réclame de nous tous, surtout de nous autres musulmans, de l’éteindre. C’est une déclaration de résistance et d’insoumission face à la barbarie ».


Dans le même esprit, Abdennour Bidar [3] demande dans une lettre ouverte au monde musulman dont il s’affirme : « Pourquoi ce monstre ignoble a-t-il choisi ton visage ? » et il poursuit plus avant : « Les racines… sont en toi », précisant que les maladies chroniques d’une trop large part du monde musulman sont « un enfermement infantile et mortifère dans le passé » de même que « l’impuissance à instituer la liberté de conscience », que « les difficultés à améliorer la condition des femmes », que « l’impuissance à séparer le pouvoir politique de l’autorité de la religion. »


Tareq Oubrou [4] quant à lui a exprimé « la colère des Musulmans » dont la religion est « confisquée par des fous, des incultes religieux », qui utilisent l’Islam comme « un alibi », alibi dont Ghaleb Bencheikh estime qu’il est temps de reconnaître qu’il trouve justification « dans les fêlures graves d’un discours religieux intolérant… qui perdurent depuis des lustres dans les communautés musulmanes ignares, déstructurées et crispées sur elles-mêmes. » Les « responsables religieux doivent aussi oser faire leur examen de conscience » affirme de son côté Rachid Benzine [5], « Quel Islam est enseigné ? ».


Peur de l’avènement de totalitarismes surtout !


Le « monstre ignoble » dont parle Abdennour Bidar a certes choisi le masque trompeur de l’Islam, mais aussi la crédulité de masses musulmanes que Ghaleb Bencheikh qualifie d’ignares. L’Histoire est pleine de ces guerres de religions qui n’avaient ce nom que pour manipuler l’obscurantisme religieux et l’asservir à la solde de leur soif de pouvoir. S’agit-il aujourd’hui d’autre chose ? N’est-ce pas cela qui se profile en toile de fond sous de multiples noms dont Al- Qaïda ou Etat Islamique sont aujourd’hui les plus familiers ? Derrière eux, non pas l’Islam, mais un totalitarisme religieux qui se camoufle. Il est intéressant de relire à ce propos l’analyse rédigée par Laurianne Rigo sous le titre « Les dangers des pensées totalitaires » [6], au départ d’une conférence récente de Boris Cyrulnik.


Comment ne pas reconnaître ce qui tente de s’installer là ? Mais d’autres ne seraient-ils pas prêts à prendre le relais, sous couvert, s’il le fallait, de s’armer et de s’organiser pour défendre « nos libertés » face aux menaces d’un Islam réduit par eux au même masque monstrueux de son intégrisme le plus radical ? Les uns comme les autres sont à l’affut de pouvoir imposer que les mauvais sont ceux qui ne pensent pas comme eux et qu’ils les feront bientôt taire et soumettre. Pinochet et tant d’autres n’étaient pas musulmans. Gare aux « monstres » que nous pourrions naïvement mettre face à face, si nous ne nous fiions qu’aux seuls mouvements de nos émotions.


Ensemencer le désert du sens


Pour Boris Cyrulnik cité par Laurianne Rigo : « La pensée totalitaire naît toujours dans un désert de sens. » Dans sa lettre ouverte au monde musulman, Abdennour Bidar affirme de son côté : « La nature spirituelle de l’homme a horreur du vide », et Tareq Oubrou, parlant de ces jeunes qui se laissent embrigader dans le djihad : « Au lieu de trouver un sens pour leur vie, ils trouvent un sens pour leur mort. » Ces phrases sont terribles, mais elles indiquent en même temps la voie à suivre, et pas seulement par l’Islam. Comment ne pas voir et comprendre le symptôme de ces jeunes de chez nous qui, sous couvert d’une conversion à l’Islam radical, se lancent dans l’aventure du djihad non parce qu’elle a sens, mais parce qu’elle donne sens à la vacuité de leur existence ?


C’est de vie intérieure et de spiritualité que manquent nos sociétés. Non pas nécessairement de religion, ni même de transcendance, mais d’une foi dans la fraternité humaine comme source efficace d’humanisation. Quand croyants et non croyants finiront-ils par comprendre que ce qui les divise n’est pas dans ce qu’ils ne peuvent se prouver, même à eux-mêmes. Ce désaccord qui les sépare, qu’ils décident les uns et les autres de le reconnaître et de le respecter en vérité, et ils pourront dégager les chemins d’un vivre ensemble fraternel et respectueux des convictions de chacun.


De même des différentes Eglises et confessions religieuses qui dénoncent en chœur la barbarie et s’engagent à promouvoir la paix. Leurs responsables étaient eux aussi, et horrifiés par les événements, et sincères dans leur déclaration commune. Leur présence était même désintéressée, sûrement plus que celle de certaines personnalités politiques à la manifestation monstre de Paris. Toutefois, pour réconfortante que peut avoir l’image de leur attachement à des valeurs communes, ne cache-t-elle pas le même désaccord pudiquement voilé, mais radical parce que non étudié en commun, de ce sur quoi ils fondent cet attachement ?


Ce ne sont pas des rencontres œcuméniques ou interreligieuses qui feront avancer cette question, mais des recherches approfondies interconvictionnelles – religions, agnosticisme et athéisme – pour dégager ce qui sépare aux racines, afin de pouvoir définir les consensus requis pour que naisse un véritable vivre ensemble. L’Islam n’est pas seul en cause, même s’il a, de l’analyse des plus éclairés de ses représentants, des leçons fondamentales à tirer de ces événements.


Quel demain pour l’Islam ?


Comme à propos des critiques et des responsabilités qui peuvent être adressées au monde musulman suite à ces massacres perpétrés en France, et bien plus encore dans d’autres pays du monde, c’est à des responsables des communautés musulmanes qu’il importe de donner encore la parole à propos du devenir de l’Islam.


Ghaleb Bencheikh espère en un « véritable éveil des consciences afin de conjurer les ombres maléfiques de l’intolérance et du rejet. » Rachid Benzine déclare quant à lui qu’ « affirmer que ces événements n’ont rien à voir avec l’Islam est un déni qui n’aide pas les Musulmans. » Plus dur peut-être, Abdennour Bidar estime que nous sommes victimes d’une « myopie générale ». S’adressant au monde musulman en particulier il précise : « ceux qui ne sont pas sévères avec toi – qui te trouvent toujours des excuses, qui veulent faire de toi une victime – ne te rendent pas service ! »


Mais Rachid Benzine dénonce plus largement : « C’est la société qui n’a pas fait son travail » pour n‘avoir pas pris en compte la culture et l’histoire des masses immigrées musulmanes. Mais il ajoute : « C’est la communauté musulmane qui n’a pas fait son travail », et il dénonce notamment l’enseignement passéiste des mosquées. Il appelle dès lors nos sociétés, à « valoriser la richesse de la tradition musulmane et son apport à la culture européenne » et aux « responsables religieux du monde musulman, d’oser faire leur examen de conscience » et de « procurer aux gens les outils critiques de leurs propres convictions religieuses. »


S’adressant toujours à son « cher peuple musulman » dans un appel qui, à nos yeux, vaut pour nous toutes et tous, Abdennour Bidar « crie » en quelque sorte : « si tu veux savoir comment ne plus enfanter de tels monstres, commence par réformer toute l’éducation selon des principes universels : la liberté de conscience, la démocratie, la tolérance et le droit de cité pour toute la diversité de visions du monde et des croyances, l’égalité des sexes et l’émancipation des femmes de toute tutelle masculine, la réflexion et la culture critique du religieux. Tu ne peux plus faire moins que ta révolution culturelle la plus complète. »


Nous ne pouvons faire moins que notre révolution culturelle la plus complète en effet. C’est toute l’éducation, et l’éducation de toutes et de tous qui est en cause, à la maison et à l’école, quelles que soient nos convictions, religieuses ou non. La laïcité de l’Etat dont nous avons besoin n’est pas une philosophie qui nie toute transcendance, qui considère que toutes les convictions religieuses sont obscurantistes et qu’elles n’ont rien à faire dans l’espace public. La laïcité de l’Etat, c’est le refus de toute pensée totalitaire, de quelque conviction qu’elle soit, religieuse ou non. C’est cette laïcité-là qu’il nous faut promouvoir, afin que toute personne soit dans la possibilité d’épanouir ses propres convictions, non pas à l’encontre de celles des autres, mais dans « une interdisciplinarité » pour utiliser les termes de Boris Cyrulnik « grâce à laquelle chacun peut apporter un bout de vérité au discours, et construire ensemble une pensée complexe, moins linéaire. [7] »

 

 

 

 

 

 

 

 


 

[1] Philosophe, professeur à l’Université de Namur.
[2] Théologien, docteur en sciences et physicien. Président de la Conférence mondiale des religions pour la paix. Il anime l’émission « Islam » dans le cadre des émissions religieuses diffusées sur France 2 le dimanche matin.
[3] Abdennour Bidar est philosophe, spécialiste des évolutions contemporaines de l’islam. Le 10 janvier 2015, il a publié une lettre ouverte au monde musulman. A voir sur http://blogs.mediapart.fr/blog/monica-m/100115/lettre-ouverte-au-monde-musulman-abdennour-bidar.
[4] Théologien, écrivain, intellectuel et imam français né au Maroc.
[5] Islamologue d’origine Marocaine, il a donné cours notamment à l‘UCL et est l’auteur de Les Nouveaux penseurs de l’Islam, Albin Michel, 2004.
[6] Cf. « Les dangers des pensées totalitaires », analyse 2014-15 de Couples et Familles, rédigée par Laurianne Rigo, disponible sur www.couplesfamilles.be.
[7] Analyse rédigée par Jean Hinnekens.

 

 

 

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