Analyse 2015-10

Partie I : La prise de pouvoir de l'Eglise vis-à-vis du mariage

 

Selon l’anthropologue Jack Goody, les principes que l’Eglise a mis en place au cours de son histoire, et en particulier pendant les premiers siècles, pour régir les mariages ont eu pour conséquence de mettre à mal le pouvoir des grandes familles et ainsi d’obtenir de nouveaux moyens pour assurer l’expansion de ses institutions. La définition de normes nouvelles encadrant les unions peut donc être interprétée comme une conquête du pouvoir.

 

Fondamentalement, si l’on porte un regard sur l’histoire, on peut dire que l’Eglise ne s’intéresse à la famille, du moins telle que nous la concevons aujourd’hui. Si elle s’intéressait à la famille, c’était uniquement par le biais du mariage et donc des unions. Pour le reste, cet intérêt est très récent.


Deux mille ans d’histoire


Balayer deux mille ans d’histoire implique un certain nombre de limites.


La première limite tient aux sources sur lesquelles les historiens peuvent s’appuyer. Il n’est pas possible d’interroger les témoins du passé et les témoignages écrits dont on dispose n’ont pas été écrits dans un but historique et doivent donc être interprétés. Par ailleurs, durant une très longue période, ces témoignages proviennent du même monde, c’est-à-dire du monde ecclésiastique. Parce que, pendant très longtemps, seuls les clercs étaient lettrés. Ce n’est qu’à partir du quinzième siècle que, petit à petit, on entend d’autres voix et c’est à partir du dix-neuvième et surtout du début du vingtième siècle que l’on commence à entendre la voix de ceux qui n’appartiennent pas aux classes dominantes. Ce que l’on peut dire ne reflète donc que très partiellement la réalité de la société. Ce n’est en tout cas pas la voix des nonante pourcents de paysans qui constituaient la société européenne jusqu’au début du dix-neuvième siècle.


La deuxième limite vient du travail de l’historien. L’histoire n’a aucune prétention à expliquer les choses. L’histoire ne s’en tient pourtant pas à une seule logique descriptive, mais plutôt dans une logique compréhensive : l’historien essaie de donner du sens à un certain nombre de phénomènes. Au départ de faits avérés, il essaie de comprendre ce qui s’est passé et propose une herméneutique des événements. Cela explique qu’il peut y avoir des interprétations très divergentes, défendables pour autant que ces interprétations s’appuient sur un certain nombre de documents probants et de preuves. Cette étude propose donc un certain nombre d’interprétations de faits qui, eux, en principe, sont incontestables.


Dernier élément : il faut garder à l’esprit que la famille à laquelle l’Eglise des premiers siècles est confrontée n’a que très peu de rapports avec la famille d’aujourd’hui. Le même mot désigne des réalités tout à fait différentes. Si on voulait simplifier, on pourrait dire que pendant un millénaire, la famille n’est pas le couple conjugal (papa, maman et les enfants), mais plutôt un clan, un réseau de parenté, de personnes qui éventuellement portent le même nom et qui ont des intérêts communs, transmis par le sang ou d’une autre manière. C’est donc à ce réseau très serré de relations interpersonnelles que l’Eglise est confrontée, un réseau d’autant plus serré que ces relations sont redoublées de génération en génération. On vit dans une situation d’endogamie, où on se marie entre soi, plutôt que d’exogamie, où l’on va chercher son conjoint ailleurs.


L’évolution de la famille, au prisme de trois auteurs


Ces précautions étant prises, on peut réfléchir au départ de trois auteurs.


Le premier est Sir Jack Goody (1919-2015), un anthropologue de Cambridge, spécialiste de l’anthropologie familiale. Il a d’abord travaillé sur l’Afrique, puis a été interpellé par des constats qu’il faisait autour du bassin méditerranéen et en est venu à s’intéresser aux réalités familiales de l’Angleterre jusqu’au Moyen-Orient, en constatant un certain nombre de similitudes. Mais il essaye aussi de comprendre comment, petit à petit, les deux rives de la Méditerranée se sont séparées en termes de systèmes familiaux. Et cela rejoint des problématiques tout à fait contemporaines, comme la confrontation, à travers la question des migrants, à des systèmes culturels et à des systèmes de parentés très différents. Goody met en évidence l’action de l’Eglise comme principal facteur explicatif de ces différences.


Dans la deuxième partie de cette étude, on évoquera Georges Duby, médiéviste, qui a porté ses recherches sur la période charnière qui se situe entre le dixième et le douzième siècle. En analysant toute une série de cas concrets, souvent judiciaires, il est frappé par l’affrontement de deux morales : la morale du chevalier et la morale du prêtre. Il semble bien qu’au douzième siècle, même s’il s’agit d’une forme de compromis, c’est la morale du prêtre qui l’emporte et qui gèrera donc désormais les alliances entre familles. Non pas le fonctionnement interne des familles, mais la manière dont se constituent les familles par le biais du mariage. On peut considérer que le concile de Trente (1543-1553) va clicher des conceptions qui se mettent petit à petit en place depuis le cinquième ou le sixième siècle. Il faut remarquer que le concile de Trente mettra une centaine d’années à se concrétiser dans les différents royaumes de la chrétienté catholique. Une des raisons des réticences à l’acceptation des décisions du concile de Trente, qui devait être ratifié par les royautés, est le décret relatif au mariage et à la famille.


Dernière auteure, Lieve Gevers, théologienne et historienne de la KULeuven, qui essaie d’interpréter la raison pour laquelle, à partir du dix-neuvième siècle, l’Eglise commence à se préoccuper de la famille en tant que telle, de son fonctionnement et de sa spiritualité, et non plus seulement du mariage et de la sexualité. Le modèle de famille de l’époque est assez proche de celle que nous connaissons aujourd’hui, mais c’est aussi une famille que l’on pourrait qualifier de bourgeoise. Rien à voir avec l’ancienne famille paysanne ni avec la famille de culture ouvrière qui se met en place. Il s’agit vraiment d’une prise de pouvoir de la bourgeoisie sur le phénomène familial et l’Eglise embraie dans cette voie.


L’évocation de ces trois auteurs et de leurs recherches met en lumière quelques moments clés dans l’histoire.


Premier moment clé : entre le quatrième et le septième siècle.
Deuxième moment clé : le onzième et le douzième siècles.
Troisième moment clé : le seizième siècle avec le concile de Trente.
Quatrième moment clé : le dix-neuvième siècle avec l’intérêt nouveau de l’Eglise pour la famille.


La famille, des deux côtés de la Méditerranée


Au départ, Jack Goody s’intéresse à la parenté en Afrique sub-saharienne. Mais il a aussi s’intéresser aux sociétés sédentaires d’Afrique du Nord, d’Asie et du Moyen-Orient. En s’intéressant ainsi aux zones Sud et Est de la Méditerranée, il constate que l’Europe s’en différencie fortement. Et il se demande pour quelle raison.


Il essaye d’abord de caractériser le système qu’il appelle oriental (Sud de la Méditerranée) et le système occidental (Nord de la Méditerranée). L’aspect le plus divergent est la tendance à se marier dans le groupe (entre cousins et cousines) ou en dehors de celui-ci. Cela l’étonne parce que le mariage à l’intérieur du groupe n’est pas seulement caractéristique des populations d’Afrique du Nord suite à l’islamisation, mais aussi des grandes familles antiques. Il attribue cette différence à l’attitude de l’Eglise.


Dissuader les mariages endogames, l’adoption et le remariage des veuves


Au sixième siècle, le pape Grégoire condamne fermement le mariage entre proches. Cela étonne Goody, parce que cette condamnation du mariage entre cousins au deuxième ou au troisième degré ne figure pas dans le droit romain, ni dans le droit germain ou le droit celte et elle ne figure pas non plus dans la Bible et encore moins dans l’Evangile. Pourquoi donc la papauté se mêle-t-elle de cette question qui touche à la vie privée, alors que le mariage n’est pas encore considéré comme un sacrement (il ne le sera vraiment qu’à partir du onzième ou du douzième siècle). Jusqu’alors, l’Eglise ne se préoccupe guère de la famille.


Un certain nombre de textes montrent cependant qu’en essayant d’agir sur la famille, l’Eglise se donne l’occasion de briser certaines pratiques liées aux religions païennes. Maîtriser la famille est un élément important de conversion de la société. Si l’on maîtrise ce qui se passe dans les grandes familles qui caractérisent l’empire romain et ce qui lui succède, on modifie aussi les règles de dévolution des biens, de transmission des héritages. Cela présente un intérêt très matériel. Goody appartient à une école d’anthropologie matérialiste et cherche donc les explications non pas dans la superstructure idéologique, mais dans l’infrastructure. Le quatrième et le cinquième siècle, c’est le moment où l’Eglise perd le statut de secte pour devenir une organisation avec de nombreuses institutions. Ces institutions (monastères, hôpitaux, organismes d’entraide) doivent vivre. Or ce sont ces grandes familles qui détiennent le patrimoine. L’objectif des mariages à l’intérieur du groupe familial est de garder le patrimoine à l’intérieur du groupe. L’Eglise va utiliser des armes spirituelles, comme l’aspiration au salut personnel, qui est au cœur de la foi chrétienne, pour définir les comportements adéquats. Parmi ces comportements adéquats, il y aura très tôt le mariage indissoluble. Très tôt également, le mariage monogame. Et petit à petit s’ajouteront deux autres éléments : décourager le remariage des veuves et décourager l’adoption par les familles sans héritiers. Il faut savoir que l’adoption était très fréquente dans l’Antiquité romaine, mais pas pour protéger un enfant qui serait sans parents. L’adoption concerne généralement un adulte, qui est comme agrégé à la famille qui l’adopte, dont il devient pleinement membre. Cela permet à une famille sans héritier d’en avoir un. Tout le monde connait Brutus, qui était le fils adoptif de César et une bonne partie des empereurs romains ont été les enfants adoptifs de leur prédécesseur. L’adoption, très présente dans le monde romain, mettait en évidence le fait que le lien du sang n’était pas de la plus haute importance. Le plus important était la décision paternelle de reconnaître quelqu’un comme son héritier. En décourageant l’adoption, l’Eglise enlève aux familles une possibilité de disposer d’un héritier et de garder l’héritage au sein du lignage. Et s’il n’y a plus de lignage pour transmettre le patrimoine, l’Eglise peut plus facilement inciter ses fidèles à lui faire des dons, d’autant que cela peut être un gage de salut éternel pour les donateurs. De la même manière, en décourageant le remariage des veuves, on distend des liens… et on connait beaucoup de riches veuves qui ont financé l’Eglise.


Une définition nouvelle de l’inceste


S’ajoute à cela un autre élément bizarre, la participation de l’Eglise à une définition nouvelle de l’inceste. L’inceste, c’est la relation sexuelle avec quelqu’un qui est trop proche dans la parenté. Il s’agit aussi d’un élément qui n’est présent ni dans les Ecritures, ni dans le droit romain, ni dans le droit germanique. Il s’agit donc d’une forme d’innovation. On va progressivement passer du quatrième degré de parenté pour interdire un mariage jusqu’au septième. L’Eglise va même intégrer dans ces interdictions de mariage la parenté spirituelle. Pas question par exemple d’épouser un parrain ou une marraine. Petit à petit, ce réseau d’interdictions s’élargit de telle sorte que ceux avec lesquels il est licite de se marier sont de plus en plus éloignés. Pour des familles importantes, qui constituent de véritables clans, cela représente un défi colossal, le défi de la cohésion. Pour Goody, il y a là une volonté délibérée de l’Eglise d’affaiblir les grandes familles, qui représentent un obstacle à son développement et à son pouvoir. D’autres médiévistes considèrent que l’intentionnalité n’est pas établie, mais que le résultat final est bien que ces grandes familles doivent petit à petit céder devant l’Eglise en termes de puissance. Goody met donc en évidence qu’il ne s’agit pas seulement d’une conversion de la société et d’une conversion des âmes, mais aussi d’un affrontement de pouvoir. La définition de normes s’appuie donc sur une entreprise de conquête de pouvoir. L’Eglise n’est peut-être pas une institution perverse mais il est un fait qu’elle a de plus en plus de besoins pour financer ses institutions. Ce mouvement, qui démarre au quatrième siècle et se développe surtout à partir du septième siècle, ne connaîtra un certain fléchissement qu’au douzième siècle. C’est précisément en 1215 qu’un concile reviendra au quatrième degré de parenté pour définir l’inceste.


Un élément essentiel : le consentement personnel


L’Eglise rencontre évidemment un certain nombre de difficultés à faire prévaloir ses positions. Elle se confronte tout d’abord à la résistance des familles, notamment sur un point très précis. Dans la doctrine du mariage qui se développe petit à petit dans l’Eglise, un élément est essentiel : le consentement personnel et éclairé de chacun des deux époux. C’est la seule chose qui détermine le mariage et cela est encore valable aujourd’hui. Dans la théologie du sacrement de mariage, ce sont les époux qui se confèrent le sacrement de mariage. Le prêtre n’est que témoin. Mais cela va à l’encontre de la conception des grandes familles, pour qui l’important est évidemment le consentement des deux chefs de famille, et certainement pas le consentement des enfants. Il s’agit donc d’une attaque directe du pouvoir du père de famille. L’Eglise ne reviendra pourtant jamais sur l’obligation de ce consentement.


On voit aussi apparaître toute une série de mouvements hérétiques qui, tous, s’intéressent au mariage. Il y a d’une part ceux qui, comme les Cathares, considèrent qu’il est impossible de trouver le salut dans le mariage. D’autres mouvements hérétiques ne reconnaissent pas les interdictions matrimoniales édictées par l’Eglise. D’autres mouvements plus tardifs (treizième et quatorzième siècles) prôneront une sexualité plus libérée, mais on est alors face à une destruction de l’institution du mariage.


Qu’en est-il du comportement des populations en tant que telles ? Il est assez frappant que les populations vont finalement s’inscrire dans ce prescrit. On peut s’en rendre compte par le nombre de dispenses qui sont introduites devant les tribunaux ecclésiastiques. La population s’inscrit donc dans les prescrits mais essaie de les contourner devant les tribunaux ecclésiastiques. Cela signifie qu’une partie importante de la population a accepté de s’en référer à l’Eglise dans cette matière essentielle qu’est la matière matrimoniale. Dorénavant, la société civile accepte de s’en référer à l’Eglise pour savoir qui peut se marier avec qui. Cela aura des répercussions relativement importantes. Songeons par exemple à Henri VIII d’Angleterre. La naissance de l’Eglise d’Angleterre vient du refus de la rote romaine d’annuler son mariage. Or Henri d’Angleterre, même si on a pu en faire le personnage archétypal de Barbe Bleue, n’était pas seulement un paillard. C’était un roi dont la préoccupation majeure était d’avoir un héritier, avec une femme qui contribue à la puissance du royaume d’Angleterre.


Lorsque l’on s’interroge aujourd’hui sur le contenu du message de l’Eglise catholique à propos du mariage et de la famille, il est donc important de replacer cela dans un contexte, entre autre historique. Cela permet de poser un regard critique et de déceler les différents intérêts que peuvent véhiculer des discours qui, a priori, ont des visées spirituelles ou morales [1].

 

A lire aussi... les deux analyses suivantes :

Partie II : La morale des prêtes et la morale des chevaliers

Partie III : L'Eglise perd de son influence et commence à se préoccuper de la vie de famille

 

 


 

[1] Analyse rédigée par José Gérard, au départ de la conférence donnée par le professeur Paul Servais (UCL) « Famille, Eglise, Société : un peu d’histoire », le 14 octobre 2015 à Malonne.

 

 

 

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