Analyse 2015-12

Partie III : L'Eglise perd de son influence et commence à se préoccuper de la vie de famille

 

Exclue progressivement de la sphère publique à partir du dix-neuvième siècle, l’Eglise se rabat sur la sphère privée pour tenter de maintenir une forme de pouvoir. C’est la thèse défendue la Lieve Gevers, historienne et théologienne de la KUL.

On peut dès lors constater que jusqu’à la fin de l’ancien régime, et cela durera parfois jusqu’au vingtième siècle, l’Eglise maîtrise tout à fait la mécanique du mariage, elle tient les registres de mariages, comme les registres de baptêmes et d’enterrements, elle veille à la publicité du mariage (la publication des bans aux portes des églises est un élément essentiel) et elle continue à recevoir les vœux des époux qui se confèrent le sacrement du mariage.


L’Eglise perd du pouvoir dans la sphère publique


Avec une certaine forme de laïcisation, encore très légère, la Révolution française enclenche un processus de désinstitutionalisation. L’Eglise va petit à petit perdre un certain nombre de ses prérogatives dans la sphère publique. En matière de famille, elle perd la prérogative de légitimer un mariage. Dorénavant, le mariage légitime sera celui qui est passé devant les autorités civiles. L’Eglise perd donc petit à petit le contrôle de la sphère publique.


En Belgique, c’est très clair. La constitution de 1831 est considérée comme une constitution libérale – elle a d’ailleurs été condamnée par la papauté à l’époque – qui sépare l’Eglise de l’Etat. En Belgique, c’est un délit de se marier d’abord à l’église avant de se marier devant l’officier de l’Etat civil. C’est un élément tout à fait nouveau pour l’Eglise. Cela ne veut pas dire que la société se déchristianise. Au contraire, bon nombre de libéraux du dix-neuvième siècle n’étaient en rien des athées, ils étaient même souvent des catholiques très pieux. Ainsi, Théodore Verhaeghen, le fondateur de l’ULB, était un catholique pratiquant. Un de ses descendants, Philippe Verhaeghen, était d’ailleurs aumônier du roi et moine à Clerlande, et son neveu est toujours moine à Clerlande. Le libéralisme n’était donc pas anti-religion, mais voulait séparer la sphère publique et la sphère religieuse. Mais cette séparation entraîne évidemment une perte de pouvoir pour l’Eglise.


L’Eglise commence à se préoccuper de la famille


Selon Lieve Gevers, c’est en réaction à cette perte de pouvoir que l’Eglise commence au dix-neuvième siècle – et c’est très frappant lorsque l’on analyse les discours des évêques de l’époque- commence à se préoccuper de la famille. Celle-ci devient un élément central. Pour elle, l’Eglise, exclue d’une certaine manière de la sphère publique, se rabat sur la sphère privée. Et contrôler la sphère privée, c’est évidemment contrôler la famille, dans la mesure où la famille est une institution sociale essentielle. C’est donc à ce moment que l’Eglise commence à réfléchir au fonctionnement de la famille, au rôle de chacun au sein de la cellule familiale, et aussi à une certaine spiritualité familiale. De ce point de vue, les protestants les ont précédés : pour eux, la famille est une église. Et pour le monde juif, le lien entre religion et famille était également évident. Le culte est d’abord un culte familial. L’Eglise catholique a d’une certaine manière embrayé, mais avec le poids de son quadrillage de la société occidentale, pour imposer petit à petit ses normes, guider et contrôler les comportements. Le modèle de famille que l’Eglise va proposer – il ne s’agit plus seulement de mariage mais d’un modèle d’institution et de fonctionnement et d’un modèle relationnel – c’est le modèle qui appartient à la classe qui est en train de conquérir le pouvoir, à savoir la bourgeoisie. La bourgeoisie avait déjà le pouvoir au dix-huitième siècle, mais en régime d’aristocratie elle n’avait pas grand-chose à dire. La révolution française est d’abord une révolution bourgeoise. La bourgeoisie impose à la société un certain nombre de ses valeurs : c’est à ce moment que l’on commence à parler de vie privée, à s’intéresser à l’intimité et que le système familial prend une tonalité qui est inspirée de ce qui précède mais qui a une couleur tout à fait différente. On est toujours au dix-neuvième siècle dans un régime patriarcal. Le dix-neuvième siècle est peut-être d’une certaine façon le siècle idéal pour les pères de famille. En théorie, ils ne peuvent plus condamner leurs enfants à mort comme pouvait le faire le père de famille romain. Ils ne peuvent plus non plus les déshériter complètement. Cependant un article du code civil, qui s’intitule « de la puissance paternelle » et qui restera en application jusqu’en 1914, par exemple en Belgique, autorise le père de famille mécontent d’un de ses enfants, à demander par une simple lettre au procureur du roi, qu’il soit emprisonné pour une période qui peut aller de plusieurs semaines à plusieurs mois. Il doit bien sûr en payer les frais, mais il n’y a aucune raison pour que le procureur du roi s’y oppose. Le père de famille reste donc bien le cœur de la cellule familiale et tous les autres lui sont subordonnés. Les évêques se font d’une certaine manière les promoteurs de ce modèle patriarcal à connotation bourgeoise, c’est-à-dire avec une affectivité et une sentimentalité beaucoup plus présentes, et ils n’ont pas de très grandes difficultés à trouver dans l’Ecriture un certain nombre de textes qui les confortent dans cette voie. On peut penser à ce texte de saint Paul où il est dit que les femmes doivent obéir à leur mari. Les évêques du dix-neuvième siècle n’ont donc pas de peine à trouver des textes qui justifient leur orientation.


L’invention de catégories


Ils se situent par ailleurs dans une période où le rationalisme, la découverte du monde, poussent en quelque sorte à étiqueter, à catégoriser. La question de l’homosexualité commence à se poser à cette époque. Des comportements homosexuels, on en repère tout au long de l’histoire occidentale. Par contre, catégoriser quelqu’un comme homosexuel, ça ne commence à se faire qu’au dix-neuvième siècle, au moment où on définit aussi les notions de race, où l’on classe tous les éléments du règne animal et végétal. On en arrive à essentialiser un ensemble de comportements qui jadis n’auraient jamais été considérés comme constitutifs de l’identité de quelqu’un. Le dix-neuvième siècle est donc vraiment une période charnière. L’Eglise se concentre sur la famille, sur une famille bourgeoise, elle va aussi proposer à cette famille bourgeoise un ensemble de comportements importants pour ce que nous vivons à l’heure actuelle en famille.


La procréation légitime le mariage


La Belgique va d’ailleurs jouer un certain rôle dans cet ensemble à propos de la contraception. On sait que la contraception a toujours existé, mais dans des milieux limités, comme la prostitution, le théâtre ou la haute aristocratie, mais à la fin du dix-neuvième siècle, on commence à constater que les pratiques contraceptives sont davantage diffusées et plus efficaces. C’est suffisamment important pour que le cardinal Mercier se fende en 1909 d’une lettre à ce propos et qu’un père jésuite soit appelé à Rome pour éclairer le Vatican et donne lieu à l’encyclique « Casti connubii » de 1930, où l’on défend ce qui avait déjà été proclamé au concile de Trente, à savoir l’orientation du mariage vers la procréation. C’est la procréation qui légitime le mariage. Dans la société occidentale de la première moitié du vingtième siècle, la question se pose manifestement. C’est la raison pour laquelle la méthode Ogino reçoit l’approbation du Vatican, c’est la raison pour laquelle les méthodes qui sont mises au point dans les années cinquante, avec en 1958 la pilule du docteur Pincus, sont condamnées. Comme pour le synode actuel, 1968 fait lever un grand espoir d’ouverture. On sait aujourd’hui que la commission de théologiens moralistes mise en place par Paul VI s’était prononcée à la majorité pour le caractère licite de la contraception chimique. C’est finalement contre le principe de collégialité affirmé par Vatican II et contre la majorité de la commission de théologiens et de moralistes, que Paul VI décidera de publier « Humanae vitae » avec les conséquences que l’on sait. On peut donc replacer cela dans une logique à long terme de volonté de contrôle ou comme un jeu de pouvoir. Il faut bien reconnaître que ces questions de pouvoir traversent une bonne partie de cette histoire. Elles sont présentes lorsqu’elles opposent l’Eglise qui s’institutionnalise aux grandes familles [1] qui font le tissu social de l’Europe qui sort de l’Antiquité romaine et qui entre dans une période de troubles qui va durer plusieurs siècles. Ces questions de pouvoir sont présentes au douzième siècle lorsque la morale des chevaliers s’affronte à la morale de prêtres [2] et débouche sur des compromis qui ne seront jamais entiers ; le concile de Trente est un autre moment d’affrontement de pouvoir. On a parlé de contre-réforme, mais il s’agit bien d’une reconquête d’une partie de l’Europe et donc aussi d’une question de pouvoir. Au dix-neuvième siècle, c’est encore cette question de quadrillage de la société, sans doute pour des modèles valables de conversion de la société, que l’on voit au cœur même de la prise de contrôle et de la proposition ecclésiale à propos de la famille, qui va se déliter petit à petit dans le courant du vingtième siècle et surtout après la deuxième guerre mondiale. On cite souvent une date comme tournant en matière de comportement démographique des familles : ce n’est pas 1968 pour ce que l’on a appelé la libération sexuelle, mais 1965 avec le constat statistique d’une modification des comportements des couples et des familles [3].

 

A lire aussi... les deux analyses suivantes :

Partie I : La prise de pouvoir de l'Eglise vis-à-vis du mariage

Partie II : La morale des prêtres et la morale des chevaliers

 

 


 

[1] Cf. « Les relations entre les familles, l’Eglise et la société. Partie I : La prise de pouvoir de l’Eglise vis-à-vis du mariage », analyse 2015-10 de Couples et Familles, rédigée par José Gérard, disponible sur www.couplesfamilles.be.
[2] Cf. « Les relations entre les familles, l’Eglise et la société. Partie II : La morale des prêtres et la morale des chevaliers », analyse 2015-11 de Couples et Familles, rédigée par José Gérard, disponible sur www.couplesfamilles.be.
[3] Analyse rédigée par José Gérard, au départ de la conférence donnée par le professeur Paul Servais (UCL) « Famille, Eglise, Société : un peu d’histoire » le 14 octobre 2015 à Malonne.

 

 

 

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