Analyse 2015-14

 Partie II : Quelques éléments d'analyse

 

Le rapport final adopté par les évêques fin octobre à l’issue du processus synodal peut être vu comme un texte de consensus. Pour éviter le rejet du texte, toutes les aspérités ont dû être limées. Il est donc intéressant de voir comment différents acteurs ont réagi avant, pendant et après le synode et de voir quels éléments d’analyse on peut en tirer.

 

Dès avant l’ouverture de la deuxième session du synode, on peut dire que les grandes manœuvres ont débuté, certains prélats ou groupes représentatifs tentant de faire entendre leur voix pour orienter les futurs échanges.


Ainsi, un groupe de catholiques, essentiellement français, fit parvenir au pape une « Filiale supplique à sa sainteté le pape François sur l’avenir de la famille » qui avait recueilli pas moins de 500.000 signatures. Cette supplique demandait au pape de réaffirmer de manière catégorique que « les catholiques divorcés et civilement remariés ne peuvent recevoir la sainte communion et que les unions homosexuelles sont contraires à la loi divine et naturelle. » Les plus conservateurs entendaient donc manifester le fait que tous les catholiques ne se rangeaient pas en bloc derrière les supposées volontés d’ouverture du pape François.


La conférence épiscopale allemande, pour sa part, suite à une réunion le 25 mai 2015 à Rome d’un groupe d’évêques et de théologiens d’Allemagne, de France et de Suisse, publiait début août un texte appelant à « l’ouverture vis-à-vis des divorcés-remariés, des unions homosexuelles et des unions hors mariage, autant de préoccupations pour lesquelles les Eglises occidentales attendent des réponses neuves. »


Juste avant l’ouverture du synode, fut divulguée une lettre privée du 5 octobre adressée au pape par 13 cardinaux, dont le cardinal Müller, préfet de la congrégation pour la doctrine de la foi : non seulement la lettre évoque l’interdiction de la communion aux divorcés remariés, qu’ils considèrent comme non négociable, mais elle vise aussi indirectement le pape puisqu’elle met en doute la neutralité de la commission chargée de rédiger les textes du synode, commission nommée par le pape lui-même. En d’autres mots, le pape aurait manipulé le processus en nommant des personnes de son bord pour rédiger les textes de travail. Les hautes fonctions occupées par certains des signataires montrent bien qu’il s’agit d’une lutte au sommet entre des courants de pensée différents.


En réaction à la « filiale supplique » émanant des milieux conservateurs, une autre pétition, française elle aussi, appelait à soutenir le pape. Elle fut diffusée par Témoignage chrétien, journal chrétien de gauche en France. Elle n’accordait pourtant pas un blanc-seing au pape : « Bien que conservateur sur certains points, comme la place des femmes ou le mariage homosexuel, il tient sur ces sujets des propos qui étonnent par leur modération. Surtout, il aspire à gouverner différemment l’Eglise, il tente d’introduire plus de collégialité et d’horizontalité. (…) Il est nécessaire qu’il trouve des soutiens, en particulier sur les points suivants de son engagement : lutter contre l’économie de l’exclusion et de la disparité où le puissant mange le plus faible ; dire non à l’argent qui gouverne au lieu de servir : la crise financière que nous traversons nous fait oublier qu’elle a son origine dans une crise anthropologique profonde : la négation du primat de l’humain… ; développer une attention constamment éveillée aux signes des temps… » Il est intéressant de noter qu’il n’est guère fait allusion aux questions familiales mais à la volonté d’ouverture dans la manière de gouverner l’Eglise et à la préoccupation du pape vis-à-vis des questions de justice économique.


Pendant le synode


Les quelques exemples de prises de positions publiques évoquées plus haut laissent déjà supposer l’état de tension qui pouvait présider à l’ouverture des débats. Divers analystes ont d’ailleurs fait état des vives tensions qui se sont manifestées pendant la première semaine des travaux. Mais même par la suite, le représentant de la conférence épiscopale belge, Mgr Johan Bonny faisait état de « dissensions marquées, en particulier dans les groupes linguistiques, entre francophones européens et africains, qui rendaient difficile voire impossible d’aborder certains sujets ». En termes ecclésiastiques, on peut supposer que les « dissensions marquées » font allusion aux oppositions assez violentes…


Après le synode


On peut pointer quelques réactions, dans divers milieux, après la publication du rapport final. La première est celle des évêques belges présents au synode, lors d’une conférence de presse au lendemain de la clôture des travaux. Ils y relevaient en positif le fait que l’« antagonisme entre permis et défendu avait été dépassé » et que « L’Eglise n’est plus un bloc et ose le dire et ne pas taire les désaccords ». Mgr Danneels, dans un langage feutré et diplomatique, faisait remarquer que « L’Eglise est comme un grand bateau qui prendrait lentement une autre direction ». Une manière de dire que pas grand-chose n’a évolué, mais que de petits signes laissent espérer que ce sera peut-être pour demain.


Une revue jésuite suisse, Choisir, publiée juste après le synode, titrait son éditorial de la sorte : « Le synode au-delà des attentes ». La revue estimait donc qu’on était allé au-delà de ce que l’on pouvait espérer. Et où voyaient-ils de telles avancées ? « Face aux défis que la culture contemporaine adresse à l’institution de la famille et au mariage, les évêques n’ont pas voulu s’enfermer dans une logique du permis/défendu ni confondre le confondre le message de l’Evangile avec le quadrillage juridique de la vie chrétienne. (…) fidèles et pasteurs sont renvoyés à leur propre conscience, aux exigences du message de l’Evangile et à l’accord avec la communauté. (…) La mise en pratique d’un nouveau style de gouvernement et d’enseignement a porté la nouveauté à un niveau bien plus fondamental du fonctionnement de l’Eglise. » De nouveau est évoquée le refus du texte synodal de se laisser enfermer dans les catégories du permis et du défendu et aussi l’espoir que suscite la volonté de gouverner l’Eglise de manière plus synodale ou démocratique.


Dans un style moins conciliant, on peut aussi relever la déclaration de Mgr Fellay, supérieur général de la Fraternité saint Pie X, qui rassemble les catholiques traditionnalistes qui se sont séparés de l’Eglise catholique. « Conformément à la loi naturelle, l’homme n’a le droit d’user de sa sexualité que dans le mariage légitime, et en répétant les limites fixées par la morale. C’est pourquoi l’homosexualité contredit le droit divin naturel. Les unions accomplies en dehors du mariage, concubinaires, adultères ou même homosexuelles, sont un désordre contraire aux exigences de la loi divine naturelle et constituent donc un péché ; on ne saurait y reconnaître une quelconque part de bonté morale, même amoindrie. (…) la loi naturelle ne souffre pas d’exceptions, car Dieu, dans sa sagesse infinie, en donnant sa loi a prévu tous les cas (…). Aussi on ne peut pas admettre une morale dite de situation, où l’on se propose d’adapter les règles édictées par la loi naturelle aux circonstances variablesdes différentes cultures. La solution des problèmes d’ordre moral ne doit pas être soumise à la seule conscience des époux et des pasteurs, et la loi naturelle s’impose à la conscience comme une règle d’agir. » Des positions qui font un peu froid dans le dos : les normes qui régissent la sexualité et le mariage ont été établies de toute éternité et rien ne pourrait permettre d’y changer quoi que ce soit. Une position difficilement tenable à la lecture des nombreuses évolutions qui ont marqué l’histoire de l’Eglise.


Directement concernée par un des aspects les plus débattus, l’association « David et Jonathan », qui rassemble des homosexuels chrétiens, publiait un communiqué de presse disant ceci : « L’association salue la volonté d’intégration des baptisés divorcés remariés dans les communautés de croyants, qui marque une plus grande ouverture vers les différentes formes de familles, mais elle exprime sa profonde déception en ce qui concerne l’accueil des personnes lesbiennes gays bi et trans et leurs familles. (…) Nous regrettons en particulier la position de certains évêques qui, refusant l’accueil des personnes homosexuelles, favorisent une homophobie violent au sein même de leur communauté, en particulier en Afrique et en Europe de l’Est. » Une réaction intéressante car elle prend un peu distance vis-à-vis de la manière dont on peut envisager les questions en Belgique ou en France. Bien sûr, il y a du travail à faire dans nos pays, mais il faut aussi attirer l’attention sur le rôle politique que jouent dans certains pays les prises de positions de l’Eglise catholique, qui donnent des arguments à des discriminations qui conduisent parfois jusqu’aux violences les plus extrêmes.


Pourtant, un autre point de vue peut aussi être entendu. Ainsi, José Davin, un prêtre jésuite qui accompagne des groupes de chrétiens homosexuels en Belgique, estimait pour sa part que c’était déjà un énorme progrès que les évêques aient jugé que la question des homosexuels méritait d’être débattue dans un synode pour la famille. Tout dépend bien sûr du point de vue que l’on prend pour analyser ce rapport final.


Du côté des femmes, certaines se sont aussi manifestées. Anne Soupa, membre fondatrice du « Comité de la jupe » en France publiait un communiqué « Tota mulier in utero » qui faisait remarquer que l’Eglise restait incapable de considérer les femmes autrement que dans leur rôle de mères. « Dès la seconde ligne, l’étroitesse de l’univers de pensée est affichée : il n’y a de femme que mère. Où donc sont passées les petites filles, les sœurs, les femmes dans la vie amoureuse, la vie professionnelle ou associative ? (…) Pour les femmes, cette polarisation unique sur la maternité a quelque chose de monstrueux : l’Eglise se permet de trier entre celles des femmes qui sont intéressantes et les autres, épouses sans enfants, femmes célibataires… Et le critère, c’est la qualité des ovaires. (…) Tous les exemples choisis visent à combattre les restrictions à l’exercice de la maternité comme si c’était la seule liberté dont les femmes avaient besoin. Tout y passe : stérilisation, avortement, mères porteuses… On finit par se demander si ces évêques ne rêvent pas d’ouvrir un cabinet de gynécologue. Les évêques, par cet aveuglement, avouent l’emprise que conserve sur eux leur mère, la femme de leur vie, celle qui précipite en elle toute leur expérience des femmes. » Un ton un peu acerbe qui rappelle que si certaines ouvertures se sont manifestées, l’Eglise reste très conservatrice sur certaines conceptions.


Quelques éléments d’analyse


Les quelques réactions épinglées plus haut montrent qu’elles ont été très diverses. Selon la « ligne théologique » défendue, selon le groupe d’appartenance, certains sont révoltés par les ouvertures qui mettent à mal la vérité éternelle sur la famille, alors que d’autres s’étouffent en constatant l’immobilisme de l’institution. Avec un peu de recul, on peut cependant relever quelques éléments qui ne tiennent pas seulement au contenu du texte.


Le premier élément qui semble incontestable est l’apparition d’un début de fonctionnement plus démocratique. Il n’était pas courant que les textes de travail soient publiés et même que soient rendus publics les articles rejetés et le nombre de voix recueillies par chaque article en pour ou en contre. Cela semble être la volonté du pape actuel, revenant ainsi sur la « reprise en mains » et la recentralisation qui avait marqué les dernières décennies après Vatican II. C’est peut-être ici que se situe le germe de changement le plus significatif que ce synode a mis en œuvre.


Plusieurs commentateurs l’ont relevé, le synode est parvenu à sortir de la logique du permis et du défendu, et cela en réconciliant d’une certaine façon les approches doctrinale et pastorale. D’un côté ceux qui affirmaient qu’il était impossible de changer la doctrine et de l’autre ceux qui en appelaient à plus de miséricorde envers les personnes. L’appel à la « conscience éclairée » a permis d’en sortir par le haut : la doctrine ne change pas, mais c’est à chacun (fidèle comme pasteurs) de juger jusqu’où sa responsabilité est engagée dans une situation particulière « irrégulière ». Cela peut paraître anodin, mais Mgr Bonny, dans un livre [1] publié avant la première session du synode en 2014, faisait remarquer que cette notion avait été occultée depuis les années septante au profit d’une certaine interprétation de la loi naturelle. Si l’on se rappelle l’histoire, cet appel à la conscience avait été invoqué par différentes conférences épiscopales, dont la belge, après la « douche froide » qu’avait constitué la publication d’Humanae Vitae. Depuis, cette notion avait été soigneusement évitée dans tous les textes officiels.


Il faut aussi faire remarquer la distance parfois très grande qui peut exister entre les textes et les pratiques. Si le sommet de l’Eglise se déchire pour savoir si les divorcés remariés doivent être accueillis dans l’Eglise et s’ils peuvent communier, les pratiques de terrain sont souvent beaucoup plus ouvertes et depuis bien longtemps, avec la bénédiction ou tout au moins la tolérance des évêques locaux. Des groupes de divorcés remariés se réunissent ainsi depuis plusieurs dizaines d’années dans différents diocèses de Belgique sans provoquer de séisme et peu de prêtres se posaient beaucoup de questions au moment de la communion. Une personne divorcée et vivant aujourd’hui un nouveau couple sans être mariée faisait remarquer lors du débat qu’elle ne s’était jamais posé la question de savoir si sa situation était régulière ou non et si elle pouvait communier ou pas. C’est sans doute l’attitude d’une majorité de chrétiens…


Cela montre aussi la difficulté d’une institution qui se veut porteuse d’un message de vérité : comment faire droit aux évolutions culturelles sans « changer de vérité » ? Pourtant, c’est un peu ce qui semble se passer en ce moment avec le changement de centre de gravité de l’Eglise. C’est peut-être une des premières fois où le poids de l’Eglise européenne s’est vu contrer par la présence de nombreux évêques africains et asiatiques, pour qui les réalités et les questions familiales sont parfois très éloignées des préoccupations européennes. L’homosexualité est déniée en Afrique, mais la polygamie et les mariages coutumiers font partie du quotidien. Cela devrait inciter l’Eglise à laisser davantage d’autonomie aux conférences épiscopales locales afin de déterminer de quelle manière appliquer les grandes inspirations chrétiennes dans les réalités familiales concrètes du lieu. Et reconnaître une possibilité d’adaptation des normes concrètes, c’est un peu admettre qu’au niveau normatif en tout cas, il est difficile de prétendre à une vérité universelle et de tout temps. Cela repose sans doute à tous les chrétiens la question de ce qu’ils attendent de l’Eglise en matière de famille. Attendent-ils des normes morales précises à appliquer ou plutôt un rappel du souffle prophétique contenu dans les évangiles, qui appellent sans cesse à l’ouverture aux plus faibles, pour les remettre au centre des préoccupations  [2] ?

 

A lire aussi... l'analyse suivante :

Rapport final du synode sur la famille : ouvertures ou blocages ? - Partie I : Une lecture critique du texte

 

 


 

[1] Mgr Johan Bonny, Eglise et famille. Ce qui pourrait changer, Fidélité, 2014.
[2] Analyse rédigée par José Gérard, suite à la conférence qu’il a donnée à Malonne le 11 novembre 2015, après la clôture du synode. A noter également qu’un article du même auteur a été publié en décembre 2015 dans le magazine L’Appel.

 

 

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