Analyse 2016-19

 

Commençons par définir ce concept de « charity business ». Il peut désigner, dans certains cas, « l’utilisation d’actions caritatives à des fins d’image ou de promotion des ventes par des sociétés privées n’ayant pas de finalité caritative. » [1] Dans d’autres situations, il fait référence à « ce que certains considèrent comme une dérive marketing et commerciale des associations caritatives dans leurs actions de collecte de fonds. On dénonce alors le fait que les fonds « dépensés » ou « investis » en marketing et publicité seraient parfois mieux utilisés sur le terrain. » [2]

En cette période de fêtes de fin d’année, on peut penser que les citoyens sont davantage enclins à faire preuve de générosité qu’à l’accoutumée ; et dans cet esprit de Noël, ils sont ainsi disposés à apporter une contribution – souvent d’ordre financier – à un projet caritatif. Les propositions ne manquent pas. Plusieurs causes ont constamment besoin de nos dons pour faire du monde dans lequel nous vivons un endroit un peu plus juste, un peu plus sûr, ou même un peu plus vivable. Il existe également des actions de type « one shot », dont on entend parler pendant une semaine ou deux, à un moment précis de l’année, et qui ne lésine pas sur l’emploi d’outils de communication pour se faire connaître et surtout, récolter un maximum de dons.

Les projets sont nobles et il est tout aussi noble de vouloir y contribuer. Mais voilà, sommes-nous certains que notre argent atterrira là où il nous parait évident qu’il le doit lorsque nous effectuons un versement ? D’ailleurs prenons-nous même tout simplement la peine de nous poser cette question ? Certes, les dons parviendront aux associations, mais qu’en feront-elles ? Mon argent sera-t-il dépensé en denrée alimentaire pour les plus démunis par exemple, ou servira-t-il à financer les campagnes publicitaires de l’organisation ? Savoir où vont nos dons paraît indispensable, tout comme s’intéresser à l’état des lieux de la cause en question.

« Viva For Life, un sourire pour l’avenir »

Depuis quelques années, une importante opération visant à venir en aide aux enfants précarisés est déployée par la RTBF dans le courant du mois de décembre. Ce projet bénéficie aux enfants (âgés jusque six ans) qui vivent sous le seuil de pauvreté. Pas moins de 80 000 enfants seraient ainsi concernés en Fédération Wallonie Bruxelles. [3]

Au niveau de la lutte contre la pauvreté, Viva for Life pointe l’importance de l’accès à des milieux d’accueil approprié, stimulant et vecteur de liens sociaux pour les enfants. Ainsi, les fonds récoltés par cette opération seront injectés dans des associations œuvrant pour un développement harmonieux des enfants. [4]

À première vue, il parait impensable d’émettre des critiques à l’encontre d’une telle opération. Et pourtant, l’an passé, Jean Blairon, directeur de l’asbl RTA, s’est attardé sur cette campagne Viva For Life et en a livré une analyse pour le moins piquante intitulée « Sensurer la pauvreté, mode d’emploi ». Sensurer avec un « S » pour renvoyer à la privation – non pas de la parole dans ce cas – mais de sens. En effet, selon lui, la campagne Viva For Life privait la pauvreté de son sens. [5]

La campagne de 2015 laissait entendre aux citoyens qu’en achetant des maracas, la vie d’un enfant serait changée… Or, suffit-il de si peu pour changer une vie ? Probablement pas, d’autant plus que l’argent récolté n’ira pas directement aux enfants concernés ; mais à certaines associations. De plus, au vu de l’ampleur de la pauvreté en Belgique, Jean Blairon affirme que « ce n’est pas quelques dons qui vont changer quoi que ce soit en la matière. (…) On fait croire qu’on va solutionner dans la durée des problèmes qu’on ne solutionnera pas par une mobilisation de six jours. » [6]

Ainsi, le déploiement médiatique et les paillettes qui gravitent autour de l’opération Viva for life ne peuvent que nous interpeler, nous citoyens belges, et nous rappeler la réalité de la pauvreté dans notre pays. Mais les effets de cette piqûre de rappel ne durent qu’un temps… Ce sont les combats politiques contre les causes structurelles qui engendrent la pauvreté qu’il conviendrait plutôt de mettre sous le feu des projecteurs ! Qu’en est-il du combat pour une fiscalité juste ; ou encore, du combat pour une modernisation de la sécurité sociale en faveur de la population ? Et où en sont les combats concernant le travail, la santé, la justice pour tous ? Ces dernières années, nous avons été engloutis par des choix politiques appauvrissants ayant fait basculer bon nombre de citoyens dans les tourments liés à l’incertitude du lendemain. Comment, pour ces personnes, croire en l’avenir ?

Dans cette perspective, il peut être dérangeant qu’un évènement médiatique attire davantage l’attention que de véritables revendications politiques. Dès lors, les enjeux de la pauvreté glissent de la sphère du débat autour de la protection sociale vers celle de la charité dont font preuve les « braves gens ». [7]

Une autre critique émise par Jean Blairon dans son analyse concerne justement l’hypocrisie bancaire. Comment une banque peut-elle être partenaire d’une opération visant à aider les enfants confrontés à la pauvreté alors que s’ils y sont confrontés, c’est peut-être en partie dû aux politiques d’austérité que l’Etat a été amené à déployer pour sauver les banques d’une grave crise dans laquelle elles s’étaient empêtrées en 2008 ? Les propos de Jean Blairon sont les suivants : « Les acteurs de cet appauvrissement généralisé se présentent ainsi à peu de frais comme les sauveurs de ceux à qui ils nuisent. » [8]

La RTBF n’échappe pas à la réflexion de Jean Blairon qui considère que ce n’est pas son rôle de mener ce type d’action. En tant que service public ayant une mission d’éducation permanente, elle devrait plutôt consacrer davantage d’émissions où les véritables causes de la pauvreté seraient abordées ainsi que des pistes de solutions envisageables. [9]

Dans une émission radio de la RTBF, Delphine Chabbert (La Ligue des Familles) affirme également que la générosité ne sera pas la réponse à la pauvreté. Même si elle trouve la mobilisation des citoyens pour Viva for life très positive et qu’elle salue l’engagement des bénévoles, elle rappelle que le combat contre la pauvreté est d’ordre politique. Elle ajoute : « On a besoin de politiques ambitieuses, d’investissement dans l’enfance, dans la petite enfance, dans les crèches, dans l’école et dans toutes les politiques éducatives ; c’est urgent aujourd’hui. » [10]

Les recruteurs de donateurs

Intéressons-nous maintenant aux ONG qui ont à cœur la défense d’une cause. Pour les aider à mener à bien leurs projets, d’importantes sommes d’argent sont souvent nécessaires et c’est ainsi qu’elles n’hésitent pas à se tourner vers nous, citoyens susceptibles d’être interpellés par leur dessein.  

Qui n’a jamais été apostrophé en rue par ces petits groupes de personnes affublées d’un k-way coloré, sourire aux lèvres et papiers à la main ? Il s’agit généralement non pas de militants bénévoles 100% investis dans la cause qu’ils défendent, mais bien de recruteurs de donateurs, rémunérés et formés pour nous convaincre de mettre la main au portefeuille ; enfin, façon de parler, car ce qui est réellement recherché c’est un prélèvement bancaire mensuel automatique. [11] Il semble alors légitime de se demander si ces « recruteurs » en connaissent davantage sur l’association pour laquelle ils sollicitent des dons ou sur les techniques marketing à employer pour y parvenir…

Ainsi, ce sont des sociétés à but lucratif qui assurent la formation des recruteurs pour bon nombre d’ONG. Certes, cette pratique est supposée rapporter, mais elle représente aussi un certain coût pour les ONG. Par exemple, pour un don mensuel d’environ 10 euros à une ONG, il faudra parfois jusqu’à un an pour que le coût de ce type de prestation soit enfin amorti. [12] Dès lors, contrairement à ce qu’aurait tendance à penser le donateur, son argent ne servira pas la cause en question ; du moins, pas dans l’immédiat. Plusieurs mois de prélèvements bancaires seront nécessaires pour que le don contribue de façon effective à aider sur le terrain. 

Dans l’émission Vox Pop (ARTE) intitulée « Les Madoff de l’humainitaire », on apprend qu’en 2007, une lettre anonyme dénonce des pratiques douteuses au sein de l’Unicef en Allemagne. Les dons ne seraient pas utilisés correctement et il semblerait que des commissions démesurées parviennent aux intermédiaires. Résultats : démission de la direction et des milliers de résiliations d’adhésions. Pour rétablir cette confiance brisée, l’Unicef publie dès 2008 un rapport d’activité détaillé ; et des règles plus strictes sont suivies par les ONG allemandes (par exemple, maximum 30% des dons peuvent être attribués aux frais de fonctionnement et à la publicité). [13]

De ce fait, il est important que les donateurs potentiels que nous sommes n’hésitent pas à interroger les recruteurs qui nous réclament quelques minutes d’attention. Savoir exactement ce qu’il adviendrait de notre éventuelle contribution financière semble une requête légitime. Et si nous versions mensuellement dix euros mais pendant seulement trois mois ? Comme le coût du recours aux recruteurs de rue ne serait peut-être même pas encore amorti, est-ce que cela en vaudrait la peine ? N’y aurait-il pas de plus petites structures, au niveau local, qui se battent pour des valeurs auxquelles j’adhère et où mon don pourrait avoir un impact plus direct sur la réalité du terrain ? Il est indispensable d’agir de manière éclairée, en toute connaissance de cause, pour que nos actes aillent dans la direction des objectifs que nous souhaitons atteindre.

Vacance tendance : le volontourisme

Combinant volontariat et tourisme, cette nouvelle façon de voyager, de plus en plus demandée par les occidentaux, est source de nombreuses dérives. On peut véritablement parler d’une infiltration de logique de business dans la sphère de l’humanitaire. De quoi peut-être porter atteinte à la crédibilité des ONG qui envoient des travailleurs qualifiés sur le terrain pour réaliser une véritable mission humanitaire. [14]

De bonne volonté, cette nouvelle génération de touristes veut mettre à profit ses vacances pour aider ; mais tout en étant dans un paysage dépaysant (parce que bon, c’est quand même les vacances). C’est ainsi que naïvement de nombreuses personnes s’inscrivent dans des programmes où elles payent une somme d’argent non négligeable (hors prix du billet d’avion) pour aller faire du volontariat de courte durée, sans nécessairement savoir à qui profitera cet argent. Payer pour aller aider. Et encore plus important, ces personnes ne se demandent généralement pas à qui profitera le séjour ? À la cause mise en évidence par « les agences de voyages » ou à soi-même ? 

De plus, aider oui ; mais comment ? À la limite, peu importe. Une étude réalisée par plusieurs ONG révèle que « La plupart des prestataires n’opèrent aucun choix préalable parmi les volontaires. Ils n’exigent ni curriculum vitae, ni lettre de motivation, ni extrait de casier judiciaire, et ne se renseignent pas sur les connaissances linguistiques et l’expérience professionnelle de leurs clients » [15] Donc tout – ou presque – est faisable. « « C’est un discours aux relents colonialistes. On fait croire aux touristes qu’ils sont capables de sauver le monde, juste parce qu’ils viennent des pays industrialisés », commente Christine Plüss. » [16] Toutefois, il faut garder à l’esprit qu’une main d’œuvre peu, voire pas, qualifiée peu constituer une source de danger ; par exemple, on peut penser à un chantier de construction. Et que dire de la concurrence que cela peut apporter à la main d’œuvre locale ? 

Autre sujet sensible : les enfants. Il est honorable de vouloir aller faire du bénévolat dans un orphelinat au bout du monde…. Mais voilà, si les orphelinats deviennent des lieux prisés par les « volontouristes » il faut « un stock d’orphelins » pour que « le business tourne ». Dès lors, des orphelinats se voient envahir par des enfants retirés à leurs parents sous prétexte qu’ils y seront mieux. [17] En outre, travailler dans des institutions qui ont la charge d’enfants relève davantage des compétences de professionnels que de voyageurs de passage. Les enfants méritent plus que de bonnes intentions ; ils devraient avoir droit à des éducateurs et enseignants qualifiés capables de s’exprimer dans leur langue et qui connaissent leur culture. Ainsi, les personnes aspirant au bénévolat devraient avant tout se demander si leur action aurait un impact positif sur le terrain. Il est aussi préférable de ne pas travailler directement avec les enfants – qui ont besoin de stabilité – mais plutôt avec les équipes locales ; dans la mesures où les bénévoles détiennent les compétences requises. [18]

Bref, « les organisations de promotion du tourisme équitable recommandent de s’informer en détail sur les offres. Le client devrait toujours se demander quels sont les besoins réels sur place, s’il est qualifié pour y répondre et pourquoi le projet concerné ne recourt pas à des ouvriers indigènes. » [19] Dès lors, se renseigner est une étape indispensable au processus de volontariat. Et il est aussi primordial de réfléchir à qui, au final, profitera le plus ce volontourisme : à moi ou à la cause ?

Pour conclure

Nous pouvons dire que les causes soutenues en valent généralement la peine. L’émotion et la générosité qu’elles suscitent sont louables. Toutefois, le travail d’éducation permanente est d’aider à passer de l’émotion à l’analyse plus critique : est-ce la bonne réponse à un vrai problème ; comment l’argent est utilisé ; est-ce bon pour le « donateur » ou pour le bénéficiaire ? [20]

 

 


 

[1] Définition : Charity business | Définitions marketinghttp://www.definitions-marketing.com/definition/charity-business/. Consulté le 20 décembre 2016.

[2] Définition : Charity business | Définitions marketinghttp://www.definitions-marketing.com/definition/charity-business/. Consulté le 20 décembre 2016.

[3] Vivre sous le seuil de pauvretéwww.rtbf.be. Consulté le 20 décembre 2016.

[4] Soutenir.cap48.be/vivaforlife/~mon-donhttps://soutenir.cap48.be/vivaforlife/~mon-don/?cid=1. Consulté le 21 décembre 2016.

[5] L’ invité : Jean Blairon, directeur de l’asbl RTA | Canal C (18 décembre 2015), www.canalc.be. Consulté le 19 décembre 2016.

[6] L’ invité : Jean Blairon, directeur de l’asbl RTA | Canal C (18 décembre 2015), www.canalc.beConsulté le 19 décembre 2016.

[7] HAMES, Marie-Claire. « VIVA FOR LIFE : Quand la charité remplace la solidarité ». In : VEGA Rouges & Verts, [en ligne], www.mouvement-vega.be. Consulté le 21 décembre 2016.

[8] Jean Blairon, « Sensurer la pauvreté, mode d’emploi », Intermag.be, [en ligne], Analyses et études RTA asbl, décembre 2015, www.intermag.be.

[9] L’ invité : Jean Blairon, directeur de l’asbl RTA | Canal C (18 décembre 2015), www.canalc.beConsulté le 19 décembre 2016.

[10] 3 Questions à Delphine Chabbert - La Ligue des Familles (23 décembre 2016),  www.rtbf.be. Consulté le 23 décembre 2016.

[11] Les ONG, friandes de marketing, www.info.arte.tv. Consulté le 21 décembre 2016.

[12] ONG : enquête sur le business des donateurs, www.rue89.nouvelobs.com. Consulté le 21 décembre 2016.

[13] Les Madoff de l’humanitaire – Vox Pop – ARTE, www.youtube.com. Consulté le 20 décembre 2016.

[14] SCHNEEBERGER, Jane-Lise. « Moitié touriste, moitié sauveur ». In : Un seul monde. Confédération suisse – Direction du développement et de la coopération, n°1, février 2016, pp. 27-29.

[15] SCHNEEBERGER, Jane-Lise. « Moitié touriste, moitié sauveur ». In : Un seul monde. Confédération suisse – Direction du développement et de la coopération, n°1, février 2016, pp. 27-29.

[16] PLÜSS, Christine. In : SCHNEEBERGER, Jane-Lise. « Moitié touriste, moitié sauveur ». In : Un seul monde. Confédération suisse – Direction du développement et de la coopération, n°1, février 2016, pp. 27-29.

[17] Tourisme humanitaire : un nouveau business ? (Un reportage réalisé par Jennifer Istace, Marie Joris et Catarina Letor), www.servicevolontaire.org. Consulté le 22 décembre 2016.

[18] Be a ChildSafe travelerhttp://thinkchildsafe.org/when-i-travel/. Consulté le 23 décembre 2016.

[19] SCHNEEBERGER, Jane-Lise. « Moitié touriste, moitié sauveur ». In : Un seul monde. Confédération suisse – Direction du développement et de la coopération, n°1, février 2016, pp. 27-29.

[20] Analyse rédigée par Audrey Dessy.

 

 

 

 

 

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