Analyse 2007-27

Des personnes de plus en plus nombreuses affirment haut et fort qu’elles se passent de relations sexuelles et s’en trouvent fort bien. Comment interpréter ce courant nouveau ? Pour Couples et Familles, ce phénomène n’est pas si éloigné de celui de la surmédiatisation contemporaine de la sexualité.


Ces gens qui ne font pas l’amour


Jean-Philippe de Tonnac, journaliste et écrivain, a mené une enquête sur l’asexualité et « les nouveaux abstinents ». Dans son ouvrage « La révolution asexuelle. Ne pas faire l’amour, un nouveau phénomène de société » [1] , il interroge les motivations et les logiques sous-jacentes au fait de ne pas (ou plus) faire l’amour. Ils se désignent comme des A., asexuels dans un monde et un univers de S. (pour désigner les « sexuels »). Ils se définissent eux-mêmes comme des personnes qui se distinguent par l’absence d’attraction et de désir sexuel. Jusqu’il y a peu, on ne parlait pas des asexuels [2] . Mais depuis quelques années, ils s’expriment et les médias leur donnent la parole. Le mouvement (et même, on le verra, le scandale) de l’asexualité est porté par David Jay, chef de file américain qui n’avait que 22 ans lorsqu’il a fondé AVEN (réseau pour l’éducation et la promotion de l’asexualité) en 2001. Ce jeune homme a tout d’abord commencé par se déclarer haut et fort désintéressé par tout ce qui avait trait au sexe, chose qui suscitait tant d’émoi autour de lui. Persuadé qu’il n’était pas le seul dans son cas, il décide de créer le site Internet AVEN pour dialoguer et échanger avec ses semblables [3]. Ce site attire très vite de nombreuses personnes qui se reconnaissent dans la manière de définir l’asexualité. « Ils ne faisaient pas l’amour. S’ils l’avaient fait, c’était par convention, pour complaire à l’être aimé, parce qu’ils n’avaient pas osé encore avouer leur peu d’entrain ou leur pas d’entrain du tout. ». David Jay devient ainsi l’icône du mouvement, mais aussi l’interlocuteur des médias. C’est ainsi qu’il pourra exprimer le fait que la société a du mal à admettre cette idée d’absence de désir sexuel. Plus tard, une fois la visibilité de son mouvement assurée, Jay se plaindra aussi du contre-coup de l’hypermédiatisation dont il a fait l’objet car face à ce nouveau mouvement, chacun y est allé de sa petite explication concernant cette hibernation du désir (spécialistes, psys, chercheurs, mais aussi journalistes, animateurs télé, etc.). Le mouvement s’est donc trouvé affublé de certaines idées auxquelles s’opposent Jay et les asexuels qu’il représente. Par exemple, beaucoup de médecins considèrent l’asexualité comme un dysfonctionnement : un manque de ceci ou un trop de cela. Au contraire, les asexuels prétendent représenter un quatrième genre, à côté des hétéros, des homosexuels des bisexuels.


Pour se rendre compte de ce phénomène de non-sexualité, mais aussi de qui sont les gens qui le portent, on peut se promener quelque temps sur le forum francophone du mouvement [4]. Le détour vaut la peine et permet de se plonger dans cet univers qui rassemble des tas de personnes par cette seule « particularité ». Quelques extraits de textes tirés du forum permettront peut-être d’exemplifier cela : « Pourquoi suis je si différent alors que ce monde est gouverné par le fric et le cul ? », « Le sexe ? C’est de l’arnaque ! Ce n’est pas aussi génial que ce que l’on prétend », « Ces jeunes mariés, qui font l’amour toutes les nuits, parfois plus d’une fois, et qui connaissent l’orgasme absolu... pour la galerie ! Ils m’ont avoué ne plus en avoir envie du tout... depuis une bonne année ! Pourtant, ils sont sexuels... », « Je suis une femme de 32 ans qui n’a jamais eu de relation sexuelle faute de désir pour qui que ce soit. Cet état de fait est tabou dans ma vie, parce que je crains que ce ne soit socialement inacceptable et incompréhensible pour la majorité des gens Si je n’ai jamais parlé c’est parce que je pensais, être seule dans mon cas. », « Aven en un sens m’a libéré d’un poids en me faisant prendre conscience que je n’étais pas seule et que mon absence de désir de sexualité pourrait être d’origine physiologique et non pas traumatique », etc. Ces personnes que l’on définit comme asexuelles seraient apparemment bien plus nombreuses qu’on pourrait le croire. Une étude britannique menée par Anthony Bogaert [5] suggère à ce propos qu’ils seraient très nombreux : plus de 1 % des personnes sondées déclareraient qu’elles n’ont jamais éprouvé d’attraction sexuelle pour qui que ce soit [6] .


L’abstinence


Au-delà de ces communautés spécifiques asexuelles qui se forment, Jean-Philippe de Tonnac a repéré que l’absence d’activité sexuelle est plus fréquente que ce que l’on peut croire (et surtout que ce que les médias nous font croire). Pour l’auteur, la grande surprise de cette enquête a été de découvrir que la sphère des personnes abstinentes débordait largement de la zone de ceux qui clament n’avoir aucune activité sexuelle (dans le domaine religieux, par exemple) ou n’avoir aucun désir, comme ce fameux mouvement « asexuel ». « Lorsque je me suis tourné vers les ‘médecins du sexe’ pour trouver des témoignages, ils m’ont appris que beaucoup de ceux qui étaient censés faire l’amour ne le faisaient plus non plus : les couples soudés par une sexualité réduite à une formidable tendresse, les célibataires en quête de l’âme sÅ“ur... » [7] . C’est ainsi que, dans son ouvrage, il décline toutes les tranches de la population, les « groupes » de personnes qui sont amenés à connaître l’abstinence. Il y a par exemple les célibataires, les gens non actifs sexuellement pour des raisons extérieures à eux (parce que le partenaire ne veut pas, par exemple), les personnes qui connaissent des « pannes » de libido et de désir, des couples vivant ensemble sans relations sexuelles etc. Que peuvent nous apprendre ces peu-sexuels que notre société a engendré ? Ils témoignent bien « (...) qu’une partie de notre humanité sort d’une sexualité qui l’afflige et cherche à réinventer le mode de relation des corps ». Pour De Tonnac, il faut considérer ces (non)sexualités comme des reflets d’une certaine manière d’être au monde. « Si vous vivez dans une fraction, la sexualité sera fractionnelle. Si vous vivez dans l’avidité et la peur, la sexualité en sera le reflet... » [8] . A la lecture de l’ouvrage, ce qui étonne surtout est le fait que l’abstinence n’est pas représentée comme un phénomène marginal, bien au contraire. Nos représentations sont-elles donc si éloignées de la réalité ? Et pour quelles raisons ? Et pour certaines pistes de réponses, si nous allions faire un tour du côté des médias...


Les asexuels et les abstinents dans la société et pourquoi le non-sexe choque ou surprend


Ce que l’on peut remarquer, c’est que les médias véhiculent aujourd’hui à peu près tous cette idée : celle que la sexualité est désormais libre, simple et indispensable. « Et l’époque commande du sexe, toujours plus, toujours plus ludique, plus exotique, plus extatique. Sans tabous, sans limites, rien que du plaisir. C’est le refrain du moment partout, pub, télé, radio, cinéma, littérature (...) Même aux ‘Z’amours’, le ‘Tournez manège’ moderne de France2, on demande si ‘on l’a déjà fait à plusieurs ?’, ‘rien qu’entre femmes ?’, et ‘qu’est ce que ça fait ?’ » [9] . Par rapport à ce fait, Jean-claude Guillebaud n’hésite pas à parler de « tyrannie du plaisir » [10] . Ce qui caractérise notre époque est donc un fossé entre l’érotisme torride ou acrobatique montré par les médias et les rapports souvent ennuyeux vécus par la plupart des gens. Et on ne parle pas encore des milliers de sites et de forums Internet qui parlent d’échangisme, de mélangisme [11], de triolisme [12] , etc. et qui se donnent pour but de conseiller et de guider les personnes en vue de faire exploser leurs libidos. On se trouve face à un nouveau vent apparent de liberté sexuelle et à une « démocratisation » et banalisation de pratiques sexuelles qui étaient encore hier taboues et jugées inacceptables (pratiques sado-masochistes, échangisme, etc.). Ces pratiques ont d’ailleurs perdu leurs qualités subversives et transgressives. Selon les professionnels du milieu, les raisons qui poussent les gens à se tourner vers ce type de pratiques sont relativement toutes du même ordre : elles se rejoignent sous des « car il ne faut pas mourir idiot », « car c’est comme une cerise sur le gâteau », « ça vient briser la routine » ou encore « ça permet de mettre du piment dans le couple ».


Ce phénomène s’accompagne d’une surmédiatisation de ces pratiques. « Comme on ne sait pas ce qu’est la norme, on s’appuie sur ce qui se dit ou se montre ailleurs, c’est-à-dire, pour la majorité de nos contemporains, la télévision. Or la télévision, vous le savez, ne peut mettre en relief que ce qui sort de l’ordinaire, d’où le choix qui est fait des sexualités extravagantes. Ainsi, ce qui ne concerne qu’une frange infime de la population est exposé comme étant l’expression la mieux partagée de la sexualité, lorsque la grande majorité des gens se contentent de trois fois rien et souvent de beaucoup moins » [13] . Or, la norme n’existe pas dans ce domaine et pourtant, beaucoup de personnes se demandent si elles sont normales dans leurs pratiques sexuelles. Les spécialistes sont donc très critiques face à ce rôle amplificateur des médias et tirent la sonnette d’alarme : cette « liberté » sexuelle à tout va n’en serait peut-être pas une ! Selon le philosophe Dominique Folsheid, ces comportements risquent de devenir une tendance, une mode, voire une norme et contribueraient à bouleverser l’imaginaire amoureux de notre époque. « Ils viennent encore renforcer le discours ambiant du ‘tout faire’, du ‘tout essayer’ ou l’idée qu’une vie réussie passe obligatoirement par une vie de folie ou qu’il faut coûte que coûte entretenir le désir, satisfaire ses fantasmes et jouir, jouir jusqu’à 80 ans ».


Mais le plus inquiétant, c’est que ces images et ces idées provenant de plusieurs décennies de grandes vagues subversives, très éloignées de ce que peuvent vivre la majorité des personnes, participent à un mouvement de complexes ou encore de culpabilisation. C’est ce que rapportent les spécialistes et les « médecins du sexe » (sexologues, urologues, andrologues, gynécologues...) : les images et le discours ambiant ne cadrent pas avec la réalité et ce que les gens vivent quotidiennement. C’est ainsi qu’ils sont de plus en plus consultés afin que les patients puissent se rassurer, se dire qu’ils sont « normaux », et leur dire que « non, ce n’est pas un problème si vous ne faites qu’une fois l’amour par mois ou par semaine si ça vous convient » et « non, votre entourage ne le remarquera pas », etc.


Pour notre vie sexuelle, il faut donc réussir à sortir de cet ordre contraignant rempli de normes ou d’idées préconçues. Et au fond, notre société, qui n’arrête pas de nous répéter que nous devons chacun « tricoter » notre vision du monde, agir librement, etc. peut-elle vraiment se mêler de sexualité, qui ne la regarde pas précisément ? [14] « Si le sexuellement correct prescrit le grand jouir comme condition du bonheur sur terre, il fallait bien imaginer qu’un mouvement de dissidence d’une très grande ampleur finirait par se mobiliser, par se séparer du troupeau, emportant peut-être avec lui quelque chose d’une contre expérience ou d’une non expérience de la sexualité, qui nous permettrait de tempérer la hideuse caricature ambiante. Et c’est ce qui est arrivé » [15] .


Pour Couples et Familles, le courant a-sexuel comme la publicité donnée à des pratiques sexuelles inhabituelles (échangisme, sado-masochisme, etc.) sont tous deux des réactions ou des conséquences d’une vision réductrice de la sexualité, lorsqu’elle est séparée d’un contexte relationnel riche et profond. Au niveau de l’éducation, cela appelle une éducation sexuelle qui ne se limite pas à ses aspects techniques et à la prévention des MST et des grossesses non désirées, mais qui incluse une ouverture vers l’univers des sentiments et de l’échange relationnel. Une tâche que les programmes d’éducation sexuelle et affective dans le cadre scolaire ne pourraient seuls mener et qui demande la conscientisation des parents. Qui mieux qu’eux-mêmes pour parler d’amour à leurs enfants [16] ?

 

 



[1] « La révolution asexuelle » de Jean-Philippe de Tonnac, aux Editions Albin Michel, 2006.
[2] Le mot n’existait d’ailleurs pas puisqu’il a été inventé quand le mouvement asexuel a émergé : les personnes qui en faisaient partie, dont David Jay, se sont autoproclamés de cette manière.
[3] « Asexuels, nous sommes heureux », de Pascal Riche, dans le quotidien Libération du 05 août 2006.
[4] http://www.asexuality.org
[5] « Asexuality : prevalence and associated factors in a national probability sample”, Journal of Sexe Research, août 2004.
[6] « Asexuels, nous sommes heureux », de Pascal Riche, dans le quotidien Libération du 05 août 2006. (http://www.liberation.fr).
[7] « Entretien avec Jean-Philippe de Tonnac ‘L’abstinence est la faim d’autre chose », article de Laurence Lemoine, Psychologie, Mai 2006.
[8] « La révolution asexuelle » de Jean-Philippe de Tonnac, aux Editions Albin Michel, 2006.
[9] « Sexe :ceux qui osent tout ! », article basé sur une enquête d’Hubert Prolongeau, Juillet 2003.
[10] « Tyrannie du plaisir » de Jean-Claude Guillebaut, aux Editions Le Seuil, 1999.
[11] « Mélangistes » se dit de personnes en couple qui fréquentent les milieux échangistes mais qui restent « entre eux ».
[12] Acte sexuel pratiqué par trois personnes.
[13] « La révolution asexuelle » de Jean-Philippe de Tonnac, aux Editions Albin Michel, 2006.
[14] « La révolution asexuelle » de Jean-Philippe de Tonnac, aux Editions Albin Michel, 2006.
[15] Idem
[16] Analyse réalisée par Marie Gérard, Couples et Familles.

 

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