Analyse 2019-12

À la fin du mois de juin, de nombreux élèves ont obtenu leur Certificat d’études de base (CEB) et ont ainsi achevé leurs études primaires. Ils ont appris à compter, à lire et à écrire. Des aptitudes qui, parfois, ne sont pas maîtrisées par leurs parents. Comment accompagner son enfant dans son parcours scolaire lorsque l’on est soi-même illettré ? Pourquoi est-il essentiel de lutter contre l’analphabétisme en Belgique ?

Les résultats du CEB de 2019 ont été récemment dévoilés par la Ministre Schyns en personne : le taux de réussite de l’épreuve s’élève à 90,5%. Cela signifie qu’un peu plus de 46 000 élèves ont été diplômés de l’école primaire. Toutefois, il suffit de renverser la phrase pour apporter un nouvel éclairage à cette réalité : en effet, cette statistique signifie également qu’un élève sur dix n’a pas acquis les compétences de base requises pour entrer dans l’enseignement secondaire, comme le calcul, la lecture et l’écriture. Ils sont près de 5000 dans cette situation en Fédération Wallonie-Bruxelles [1]. Pour beaucoup, ce n’est que partie remise. Pour d’autres, les lacunes persisteront, parfois jusqu’à l’âge adulte.

État des lieux en Fédération Wallonie-Bruxelles

Selon l’état des lieux réalisé par le Comité de pilotage permanent sur l’alphabétisation des adultes, basé sur des chiffres de 2014 à 2016, 10% de la population de la FWB ne maîtriseraient pas les savoirs de base. Pour estimer les besoins en alphabétisation, le Comité a, entre autres, observé le niveau du diplôme le plus élevé des habitants de la FWB. 4% des hommes et 5% des femmes en Wallonie n’ont aucun diplôme. Cela signifie que ces personnes n’ont pas été scolarisées, ou très peu, et qu’en tout cas, elles ont arrêté l’école avant d’obtenir le CEB. À Bruxelles, les chiffres sont encore plus élevés : 5% des hommes et 8% des femmes. Quant à celles et ceux dont le diplôme le plus élevé est le CEB, ils représentent environ 10% de l’ensemble de la FWB [2].

Certes, l’illettrisme touche surtout les personnes âgées au-delà de 65 ans, et principalement les femmes car, à l’époque, celles-ci ne restaient que peu de temps sur les bancs de l’école. Heureusement, cette inégalité s’est résorbée dans les jeunes générations, en même temps qu’a diminué le nombre de personnes sans aucun diplôme. Mais l’illettrisme demeure une réalité, en particulier auprès des personnes nées à l’étranger. Il faut distinguer ici les étrangers qui ne parlent pas le français mais qui sont lettrés dans leur langue d’origine de ceux qui ne maîtrisent l’écrit et la lecture dans aucune des deux langues. Alors que les premiers sont uniquement concernés par des cours de « FLE » (français langue étrangère), les seconds présentent les besoins les plus importants en alphabétisation. En effet, 15% des résidents de la FWB nés hors de l’Union européenne n’ont jamais été scolarisés, ou très peu. Quant aux ressortissants de l’UE hors Belgique, ils sont 12% en Wallonie à ne posséder aucun diplôme. En région bruxelloise, par contre, le taux d’européens non diplômés est plus faible (4%) [3].

Un handicap politique, économique et social

L’écrit inonde la vie de tous les jours : panneaux routiers, démarches administratives, factures, courriers... On imagine aisément la difficulté à laquelle sont confrontées les personnes illettrées. Ne pas savoir lire ni écrire, au-delà d’un handicap pour le quotidien, entrave l’accès à l’information, à la documentation, à la culture – même si celles-ci ne sont pas uniquement tributaires de l’écrit. C’est donc éprouver des difficultés à développer une réflexion critique sur le monde qui nous entoure. C’est ne pas posséder les outils nécessaires à la compréhension de l’actualité et du fonctionnement de la société. Ne pas, non plus, être en mesure de s’exprimer, de donner de la voix pour défendre ses idées. Or, comment exercer ses droits et devoirs de citoyen(ne), être acteur ou actrice de la vie politique, lorsqu’on est analphabète ? [4]

Le monde du travail privilégie également l’écrit comme canal de communication, notamment à travers les contrats, les e-mails professionnels, les fiches de paie… Ces documents, dont la complexité met parfois déjà au défi les personnes lettrées, deviennent incompréhensibles aux yeux des celles et ceux qui ne maîtrisent pas les compétences de base. D’ailleurs, le niveau du diplôme le plus élevé joue un rôle dans l’insertion des jeunes sur le marché de l’emploi. Seuls 35% des Wallons quittant l’école avant la fin du secondaire, c’est-à-dire avec comme diplôme le plus élevé celui de l’enseignement secondaire inférieur, parviennent à trouver du travail [5].

Enfant d’illettrés en échec scolaire : une fatalité ?

L’illettrisme est donc une situation qui peut s’avérer très difficile à vivre dans la vie publique. Mais c’est aussi le cas au sein de la famille, et plus particulièrement dans la relation avec les enfants.

À l’inverse de la plupart de ses futurs camarades de classe, l’enfant de parents analphabètes n’évolue pas dans un monde favorisant la littératie. Peut-être lui raconte-t-on des histoires avant de s’endormir, mais il n’est pas en contact avec des livres, il n’est pas immergé dans l’écrit dès le plus jeune âge [6]. Une fois qu’il entre à l’école, de nombreuses responsabilités commencent à reposer sur ses épaules : lire les panneaux routiers, les horaires de trains mais aussi le courrier et les factures, etc. Dans le cas des familles étrangères, c’est l’enfant, seul francophone, qui fait office d’interprète avec le médecin ou le propriétaire de l’immeuble. Autant d’« affaires d’adultes » qui s’immiscent dans l’enfance dont la simplicité et l’innocence doivent, autant que faire se peut, être protégées.

Une rupture entre le monde de l’enfant et le monde scolaire s’opère. Progressivement, « l’enfant esquisse inconsciemment une étrangeté qui installe un écart entre lui et ses parents ». Les parents, quant à eux, « découvrent leur ignorance en découvrant leur enfant en train d’apprendre ». De retour de l’école, l’environnement de l’enfant ne lui permet pas de consolider le savoir accumulé pendant la journée [7].

Or, le sociologue Pierre Bourdieu a mis en évidence le rôle important que joue le « capital culturel » de l’enfant dans son parcours scolaire. Les parents qui ont eux-mêmes un capital culturel conséquent, représenté par exemple par un diplôme et de nombreux biens matériels culturels (livres, musiques, films), transmettent implicitement à leur progéniture un vocabulaire plus riche, le goût de la lecture, une « disposition à se laisser instruire »… À côté de cet héritage implicite, les parents cultivés peuvent aussi agir consciemment pour développer le capital culturel de leur enfant : en l’encourageant à avoir des loisirs « sérieux » (par exemple en jouant d’un instrument de musique, en l’emmenant au musée ou au théâtre), en créant un environnement extra-scolaire propice à l’étude, et en suivant la scolarité de l’enfant de près, quitte à s’investir dans l’école si besoin est (associations de parents, etc.). Évidemment, cela ne signifie pas que les enfants issus de milieux plus populaires n’ont aucune chance de décrocher un diplôme, mais il est clair que les « héritiers culturels » sont privilégiés dans un système scolaire utilisant les mêmes codes que ceux dans lesquels ils évoluent depuis leur plus tendre enfance [8].

L’égalité scolaire est donc une illusion, puisque tous les enfants ne sont pas armés de la même manière face aux exigences de l’école. Mais selon l’asbl Lire et Écrire, l’institution scolaire elle-même jouerait un rôle dans la production de l’illettrisme. En effet, « mus par leurs représentations des liens entre milieu social et réussite scolaire, les enseignants ont tendance à se comporter de telle sorte qu’ils renforcent la corrélation » entre les difficultés de l’élève et le milieu social de sa famille. Ils formulent en quelque sorte une prophétie autoréalisatrice déterminant le parcours de l’élève. L’échec d’un enfant issu d’un milieu populaire serait accueilli sans surprise par le conseil de classe : « Avec la famille que cet enfant a, c’est normal qu’il soit en difficulté. » [9]

Jamais trop tard pour apprendre

Avec « connaître ses droits », « suivre la scolarité des enfants » fait d’ailleurs souvent partie des motivations des personnes entamant un processus d’alphabétisation [10]. Mais il est aussi question d’estime de soi. Alors que ne pas maîtriser l’écrit ne signifie en aucun cas être un mauvais parent, on constate que « la représentation qu’ont d’eux-mêmes les parents [illettrés] en tant que parents d’élève est souvent assez négative » [11]. En découlerait une tendance à revoir ses ambitions à la baisse et à s’auto-exclure [12]. À côté de cela, beaucoup d’analphabètes n’osent pas avouer leur faiblesse, ce qui renforce les problèmes de communication et joue encore plus en leur défaveur.

Pour sortir de ce cercle vicieux, il est essentiel, non seulement de lutter contre l’analphabétisme des adultes en informant – oralement ! – les personnes concernées de l’existence de cours d’alphabétisation, mais également de mettre fin à la croyance selon laquelle un enfant de parent illettré est condamné à l’échec. Il s’agit d’une réelle condition à l’émancipation de ces familles et à leur accès à l’autonomie, pour qu’elles puissent exercer leurs devoirs citoyens et jouir de leurs droits sociaux, culturels et politiques [13].

 



 

 

 

[1] GROSFILLEY F. et HAINE C., « Marie-Martine Schyns annonce les résultats du CEB : "Un élève sur dix n'a pas réussi l'épreuve" », 26/06/2019 : https://www.rtl.be/ (consulté le 28/06/2019).
[2] Comité de pilotage permanent sur l’alphabétisation des adultes, État des lieux de l’alphabétisation. Fédération Wallonie-Bruxelles, huitième exercice / données 2014-2015-2016, p.26-27 : http://www.alpha-fle.be/ (consulté le 28/06/2019).
[3] Ibid., p. 27-32.
[4] « Qu’est-ce que l’alphabétisation ? » : http://www.lire-et-ecrire.be/ (consulté le 01/07/2019). Voir également : Famille et éducation au politique, Feuilles Familiales asbl, dossier n° 117, septembre 2016, p. 77-81.
[5] Comité de pilotage permanent sur l’alphabétisation des adultes, op. cit., p. 30.
[6] GODENIR A., « Production de l’illettrisme : à l’école, dans les classes », Journal de l’Alpha, n° 194, p. 30 : http://www.lire-et-ecrire.be/ (consulté le 28/06/2019).
[7] BARBARA A., « Avoir des parents analphabètes, ou l’enfant précaire et responsable », 2003 : http://www2.cndp.fr/ (consulté le 28/06/2019).
[8] MAUGER G., « Capital culturel et reproduction scolaire », Sciences humaines, mars-mai 2002 : https://www.scienceshumaines.com/ (consulté le 03/07/2019).
[9] GODENIR A., op. cit., p. 37.
[10] « Qu’est-ce que l’alphabétisation ? », op. cit.
[11] Union Francophone des Associations de Parents de l'Enseignement Catholique, Les relations école-famille quand les parents ne lisent pas et n’écrivent pas. Le point de vue des parents, 2012 : http://www.ufapec.be/ (consulté le 28/06/2019).
[12] FUSCO E., « Face à l'illettrisme, enfants et parents apprennent ensemble », 11/09/2014 : http://www.lavie.fr/ (consulté le 28/06/2019).
[13] Analyse rédigée par Sigrid Vannuffel.


 

 

 

 

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