Analyse 2021-02

Parmi les sujets de société clivants des deux dernières années figure en bonne place l’écriture inclusive, avec son cortège de formes diverses et la cohorte d’idées fausses qui la poursuit. Certes, la controverse n’est pas neuve, mais le ton s’est considérablement durci : des propositions accueillies avec circonspection vers 20171 sont aujourd’hui rencontrées avec une franche hostilité2.

Nous souhaitons donc revisiter le sujet, mais en mettant moins l’accent sur l’écriture inclusive elle-même que sur les débats l’entourant, que nous jugeons faussés. De la sorte, nous entendons mettre en évidence une tendance de nos sociétés dont cette polémique n’est qu’un symptôme parmi d’autres.


Par sensationnalisme, des formes consensuelles sont systématiquement niées


Dans le débat public, l’écriture inclusive se trouve généralement réduite au seul point médian, sans que soient mentionnées ses autres formes. C’est le cas dans une tribune de 32 linguistes parue en septembre 2020 dans le magazine de gauche conservatrice Marianne. Arguant notamment que « les pratiques inclusives ne tiennent pas compte de la construction des mots : tou.t.e.s travailleu.r.se.s créent des racines qui n’existent pas3 », ce collectif agglomère des pratiques qu’il reconnait pourtant comme multiples sous un unique exemple, qui se trouve évidemment être le plus clivant. Le fait est relevé dès la semaine suivante dans Mediapart, où un second collectif d’universitaires, composé de 65 signataires, évoque une « crispation obsessionnelle sur les abréviations utilisant des points médians4 ».


C’est que l’écriture inclusive ne se limite pas à cette proposition. Certaines de ses formes ne nécessitent d’ailleurs aucun aménagement des règles de grammaire ou d’orthographe. Celles-là ne constituent donc pas une nouvelle norme imposée mais une pratique plus attentive aux connotations de genre, pratique que chacune et chacun est libre de mettre en place au sein du cadre existant. C’est le cas des mots épicènes, qui ne sont pas marqués du point de vue du genre et peuvent être substitués à d’autres moins inclusifs. Adulte, enfant, adelphe, collègue, élève, partenaire, bénévole… des féministes nous encouragent aujourd’hui à utiliser ces termes neutres, sans que cela introduise la moindre nouveauté dans les dictionnaires. Parmi les formes consensuelles de l’écriture inclusive, citons encore la double flexion (par exemple, « chacune et chacun », comme nous l’avons écrit ci-dessus, certainement sans choquer personne) et la mise à jour de certaines expressions figées comme droits de l’Homme, qu’en France le Haut Conseil à l’Égalité entre les femmes et les hommes recommande de remplacer par droits humains5.


Cette diversité des propositions est cependant occultée dans le débat public. C’est pourquoi, tout récemment, on a pu voir un député français déposer une proposition de loi visant « l’interdiction de l’usage de l’écriture inclusive pour les personnes morales en charge d’une mission de service public », tout en entamant son intervention par les mots « Mesdames, Messieurs », qui relèvent des processus inclusifs par ailleurs décriés6. Écriture inclusive est devenu une expression-valise, au détriment de la clarté des débats. De plus, le terme est agité comme un épouvantail : outre le sympathique monsieur Jourdain de l’Assemblée nationale — qui fait de l’écriture inclusive sans le savoir —, des précieuses ridicules participent à la controverse, qui menace de tourner réellement à la comédie.


Ce rôle est notamment assuré par l’Académie française. Comme Magdelon et Cathos7 rêvant d’aventures galantes dignes des romans de Mlle de Scudéry, celle-ci considère la langue d’une manière qui exclut les usages courants. C’est ainsi qu’elle s’est fendue d’une déclaration retentissante, adoptée à l’unanimité de ses membres : « devant cette aberration “inclusive”, la langue française se trouve désormais en péril mortel, ce dont notre nation est dès aujourd’hui comptable devant les générations futures8. » Aberration, péril mortel, formes altérées, les termes employés ne relèvent pas du langage scientifique (l’Académie ne compte pas de linguiste), mais confèrent au contraire l’autorité de l’institution à des affects conservateurs, ajoutant à l’affolement déjà stimulé par de nombreux éditorialistes.


Une écriture imprononçable ? C’est vite dit !


Outre la confusion que les académiciens entretiennent (sans nommer le point médian, ils s’y réfèrent lorsqu’ils dénoncent une « langue désunie, disparate dans son expression, créant une confusion qui confine à l’illisibilité »), ceux-ci ont en commun avec les universitaires de Marianne de sous-entendre l’impossibilité de prononcer l’écriture inclusive9. À nouveau, l’argument est malhonnête, car il ne faut pas être un grand intellectuel pour se figurer que cher·e·s ami·e·s peut se réaliser oralement sous la forme « chères amies, chers amis » (l’ordre des termes étant laissé au choix du locuteur), tout comme nous prononçons « madame » en rencontrant l’abréviation Mme ou « et cetera » en lisant etc. Ainsi, il est bien dommage de parler de péril et d’agiter ces innovations comme des menaces, plutôt que de donner au public une idée claire sur les aménagements requis, qui serait tout à son bénéfice pour se forger une opinion.


Certes, selon ses formes, l’écriture inclusive peut amener une complexification, et il est juste que l’on s’interroge sur son accessibilité pour les personnes malvoyantes ou dyslexiques. Les cris d’orfraie sont cependant inutiles, tout comme il est injuste de présenter le point médian comme un barbarisme. En effet, l’idée d’inclure deux variantes (ou plus) au sein d’un même mot n’est pas récente : c’est ce qu’on appelle un diasystème, une solution par ailleurs préconisée pour transcrire différents idiomes parlés au sein d’une langue écrite unifiée. L’objectif est certes différent, mais ce système a été mis en place avec succès en Suisse (romanche grison) et en Belgique, où s’écrit le wallon unifié (ou rfondou walon). Dans un pareil système, on écrit par exemple pèxhon (poisson), qui se lit « pèchon » ou « pèhon » selon qu’on est namurois ou liégeois. De la même manière, serait-il à ce point problématique de recevoir un courrier rédigé avec des points médians et d’adapter notre lecture si l’on s’identifie comme un homme ou comme une femme10 ?


Avant de clore ce détour par le wallon, signalons encore que le point peut s’y employer à l’intérieur d’un mot pour marquer la nasalisation d’une voyelle. Par exemple, on écrit lin.ne (laine) ou rin.ne (reine) pour indiquer leur prononciation en [ɛ̃]. Or, si la lisibilité de ces conventions fait l’objet de débats au sein des cercles de langue wallonne, on n’atteint pas le degré de virulence des discussions autour du point médian de l’écriture inclusive. C’est à croire que ce n’est pas la graphie en elle-même qui cristallise les passions, mais le système de domination qu’elle entend contrecarrer. On ne peut alors se retenir de penser que les personnes malvoyantes ou dyslexiques dont d’aucuns affirment prendre la défense pourraient n’être qu’un alibi à leur position anti-féministe…


Un conservatisme qui ne dit pas son nom


Car il s’agit bel et bien d’une position, même dissimulée sous le couvert tantôt du bon sens, tantôt de la tradition. On touche ici à l’aspect le plus pernicieux du débat : les détracteurs de l’écriture inclusive revendiquent systématiquement une posture apolitique, qui est abusive. Cette posture se marque par exemple dans l’argument souvent ressassé selon lequel, en français, le masculin tient lieu de genre « neutre » et qu’il serait en lui-même inclusif11. En se retranchant derrière le formalisme grammatical, les opposants à l’écriture inclusive cherchent à discréditer des critiques issues des sciences humaines et sociales qui font valoir le caractère discriminant de ces représentations12. Or, seuls certains milieux conservateurs donnent du crédit à cette hiérarchie des disciplines arguant que la grammaire serait plus noble ou supérieure à la sociologie. Quant à affirmer qu’elle puisse constituer une autorité impartiale, cela revient à adopter un point de vue anhistorique et à faire l’impasse sur les importantes considérations politiques qui ont contribué à la standardisation de notre langue.


Dans les faits, tant la grammaire que la sociologie entre en ligne de compte, sans que l’une ne puisse désactiver l’autre. Tout récemment encore, Michel Francard, un professeur émérite de l’Université catholique de Louvain, a produit une analyse nuancée de cette question, dans laquelle il n’exclut ni l’une, ni l’autre de ces approches13. Plus grave, en sus d’adopter faussement une posture neutre, ces opposants adressent aux partisans de l’écriture inclusive une accusation de militantisme, de manière à les décrédibiliser14. On retrouve ici le schéma par ailleurs utilisé pour discréditer les études de genre ou les études postcoloniales (un schéma qui s’est exprimé en France jusque dans les plus hauts niveaux de pouvoir, à l’occasion de la polémique récente sur le prétendu islamo-gauchisme à l’université). Au travers de ces différents procédés rhétoriques, les attaques contre l’écriture inclusive dissimulent l’idéologie conservatrice qui les motive en réalité, car la vision prescriptive de la langue que défendent leurs auteurs n’est pas neutre non plus !


Nous pensons que la langue est un bien commun qui se fonde sur l’usage. Les dictionnaires ont vocation à documenter la langue telle qu’elle se parle et s’écrit, pas à imposer une norme jugée supérieure. Dès lors, quand bien même elle n’est pas encore documentée et même si nous avons nos réserves sur certaines de ses formes, nous ne saurions balayer du revers de la main une proposition qui trouve déjà — ne fut-ce que marginalement — son emploi15. Les débats publics sur l’évolution de cet outil collectif sont légitimes, et il nous appartient à toutes et à tous d’y participer car c’est l’usage que nous accepterons et soutiendrons par notre pratique qui s’imposera comme la norme future. Cependant, ce débat doit se mener sur des bases honnêtes. Il importe dès lors que nous ne laissions pas les forces les plus réactionnaires de notre société le saboter16.

 

 

 

 


 

1 Nous-mêmes avions émis des réserves à ce sujet, dans une analyse à laquelle nous vous renvoyons pour l’explication des différentes méthodes envisagées par l’écriture inclusive, sur lesquelles nous ne reviendrons pas en détails ici : L’écriture inclusive : quand les règles de la langue française ne sont pas au goût de tou·te·s…
2 Nous ne nions pas que l’écriture inclusive gagne en popularité et que, dans le milieu associatif par exemple, son usage tend à se généraliser. Par hostilité, nous désignons les campagnes dépréciatives dont elle fait l’objet dans une certaine presse. Pour seuls exemples, nous vous renvoyons à la couverture du numéro 4303 (16 au 22 mai 2019) de Valeurs actuelles (« La nouvelle terreur féministe. Actions violentes, théorie du genre, PMA, parité, écriture inclusive… enquête sur une inquisition ») et à la couverture du numéro 2526 (14 janvier 2021) du Point (« Les nouveaux fanatiques. Indigénistes, déboulonneurs, gauche radicale, écriture inclusive… »).
3 « Une “écriture excluante” qui “s’impose par la propagande” : 32 linguistes listent les défauts de l’écriture inclusive », dans Marianne, 18 septembre 2020 (consulté le 18 mars 2021).
4 « Au delà de l’écriture inclusive : un programme de travail pour la linguistique d’aujourd’hui », dans Mediapart, 25 septembre 2020 (consulté le 18 mars 2021).
5 « “Droits humains” vs “Droits de l’Homme” : en finir avec une logique linguistique discriminatoire », sur le site internet du Haut Conseil à l’Égalité entre les femmes et les hommes, 10 décembre 2018 (consulté le 18 mars 2021).
6 Elie Julien, « Écriture inclusive : cinq minutes pour comprendre le retour du débat sur son interdiction », dans Le Parisien, 25 février 2021 (consulté le 18 mars 2021).
7 Les précieuses ridicules que Molière met en scène dans sa pièce.
8 « Déclaration de l’Académie française sur l’écriture dite “inclusive” », sur le site internet de l’Académie française, 26 octobre 2017 (consulté le 18 mars 2021).
9 L’Académie (ibid.) : « On voit mal quel est l’objectif poursuivi et comment il pourrait surmonter les obstacles pratiques […] de prononciation. » Les auteurs de la tribune dans Marianne (op. cit.) : « Tous les systèmes d’écriture connus ont pour vocation d’être oralisés. Or, il est impossible de lire l’écriture inclusive […]. »
10 Notons que cette graphie constitue une des rares formes également inclusives vis-à-vis des personnes non-binaires (tandis que la double flexion, par exemple, ne l’est pas).
11 Voir par exemple Marie-Estelle Pech, « Écriture inclusive : pour les grammairiens, le masculin est aussi neutre », dans Le Figaro, 5 octobre 2017 (consulté le 29 mars 2021).
12 Au sujet de ces critiques, nous recommandons la lecture de cette analyse publiée par nos collègues des Équipes populaires : Guillaume Lohest, « Langue française – Le masculin n’est pas neutre », dans Contrastes, juin 2019, p. 18–19.
13 Michel Francard, « Le masculin peut-il être {neutre} ? », dans Le Soir, supplément « Week-end », 20-21 mars 2021, p 7 : « Les personnes soucieuses d’un traitement équitable des femmes et des hommes dans le discours ne méconnaissent pas le fonctionnement du genre grammatical en français. Mais elles remettent en cause l’usage du masculin “générique” à la fois comme héritage d’une idéologie inégalitaire de ce point de vue et comme support d’une représentation pénalisante pour ce qui n’est pas associé au “sexe fort”. Le point de vue est ici celui de la parole en acte plutôt que celui du formalisme grammatical. La langue est sociale ou ne l’est point… »
14 Voir par exemple Claude Simard, « Pourquoi l’écriture inclusive est exclusivement idéologique… et met la langue française en danger », dans Causeur, 26 février 2018 (consulté le 18 mars 2021). L’auteur les y désigne sous les termes de « féministes radicales » et d’« ardentes combattantes de l’égalitarisme à tout crin ».
15 Cet emploi dépasse aujourd’hui les seuls cercles militants. Par exemple, le point médian se trouve utilisé par la Croix-Rouge de Belgique dans les questionnaires en vue d’un don de sang et par la Maison européenne des Auteurs et des Autrices dans ses communications officielles.
16 Analyse rédigée par Julien Noël.



 

Masquer le formulaire de commentaire

1000 caractères restants