Analyse 2021-03

Pour inédits que furent les enjeux imposés à nos sociétés par la crise sanitaire, force est de reconnaitre que des choix contestables ont été posés au cours de l’année écoulée. Il s’agit, sinon d’erreurs des décideurs, au moins de choix politiques qu’il convient d’analyser en tant que tels.

Notre réponse à la crise n’a pas été, ni n’aurait pu être, dictée par la seule nécessité ; elle reflète la somme des idéologies des partis composant les majorités de nos différents gouvernements. 

Le pari de « vivre avec le virus »

D’emblée, il convient de souligner que la Belgique n’a pas envisagé de stratégie d’élimination de la Covid-19, alors que d’autres nations l’ont adoptée avec succès, comme la Nouvelle-Zélande1. Dès le déconfinement progressif de mai 2020, le mot d’ordre a été de « vivre avec le virus ». Si l’on ne peut passer sous silence les contraintes liées à la position enclavée de notre pays — position qui aurait compliqué l’éradication du virus —, il faut admettre que nos instances gouvernantes ont très tôt fait le choix, de concert avec le reste de l’Union européenne, de relâcher les mesures sanitaires afin de relancer l’économie.

On aurait tort de considérer cette décision comme le simple reflet d’une réalité, et le fait que nous avons agi de conserve avec d’autres pays que nous sommes accoutumés à imiter — la France, par exemple — n’enlève rien à ce fait très simple : les modalités de déconfinement étaient parfaitement conformes à l’idéologie de nos deux gouvernements successifs, l’un et l’autre conduits par un Premier ministre libéral. Cette attention particulière à la sphère économique s’est encore remarquée lors de la réouverture des magasins non-essentiels le 1er décembre — à temps pour le shopping de fin d’année —, tandis qu’aucun relâchement n’était permis dans la sphère privée, ni pour les lieux de culte.

Au vu des vagues successives et des difficultés d’approvisionnement en vaccin, l’on est en droit de se demander si ces compromis au bénéfice de la productivité étaient vraiment raisonnables. Si des pertes économiques ont pu être évitées, elles sont en effet contrebalancées par la longueur de la crise. L’effort est du reste mal réparti et pèse cruellement sur certains secteurs comme la culture et l’horeca, qui sont laissés sans perspective désirable.

Un manque de justice sociale dans les mesures

Surtout, cette stratégie de cohabitation avec le virus se révèle très couteuse sur le plan humain. L’instauration de bulles sociales et la limitation des contacts ne devaient pas être des mesures valables pour tout un semestre, et pourtant nos concitoyens s’y plient toujours, avec un courage remarquable. Dans ces circonstances exceptionnelles, les groupes sociaux les plus fragilisés sont sans surprise des populations déjà défavorisées en temps normal. La non-considération dont elles sont victimes dans ce contexte extraordinaire fait écho à celle qu’elles rencontraient en contexte ordinaire ; c’est que les décisions politiques sont prises, en temps de crise comme de rémission, sur base de la même idéologie et projettent donc les mêmes ombres, sont aveugles aux mêmes angles morts…

Les personnes âgées isolées, les étudiants travailleurs, les jeunes dits « des quartiers », sont donc parmi ceux qui souffrent le plus des mesures sanitaires et de leur incessante prorogation. Il en va de même d’un groupe hétérogène — mais également fragile — réunissant les populations dépendantes de l’économie informelle : quiconque travaillait au noir, quiconque bénéficiait d’échange de services ou de la solidarité du voisinage… De ce fait — et même si la société civile s’est organisée pour pallier le manque —, les mesures sanitaires en place manquent de considération pour la justice sociale.

L’isolation pèse sur des populations fragiles

L’étroitesse des bulles sociales empêchant les rencontres en famille étendue, ces mesures isolent les parents vivant seuls, particulièrement les personnes âgées et les étudiants résidant en kot. Le manque de contacts se double d’un manque de transmission, dans le cas courant où les grands-parents contribuaient à l’éducation de leurs petits-enfants. La charge des parents s’en trouve alourdie et l’absence de sentiment d’utilité — central en psychologie — peut accentuer encore la solitude des ainés.

L’incapacité de se réunir pour des funérailles et de faire le deuil — particulièrement le deuil soudain des victimes sans comorbidités de la Covid-19 — prive les familles de rites et de moments essentiels pour s’unir dans la douleur. À la solitude concrète de ces membres isolés s’ajoute donc la solitude du chagrin porté seul. Ces obstacles à la réunion des familles se rencontrent aussi, à une autre échelle, vis-à-vis de la réunion des congrégations, qui ont été empêchées de célébrer des fêtes importantes en grandes assemblées.

La jeunesse est contrariée dans ses projets

D’autre part, la crise durable qui s’installe — et particulièrement la crise de l’emploi — contraint des jeunes diplômés à réemménager chez leurs parents2. Le phénomène n’est pas tout à fait inédit (il s’observait déjà en conséquence de la crise financière de 20083), mais la pandémie accentue la tendance. Privés d’opportunités pour entrer dans la vie active (les engagements sont gelés dans de nombreux secteurs et, pour les jeunes artistes ou techniciens du spectacle, les perspectives semblent plus bouchées encore), ils ne sont pas en mesure d’assumer un loyer et doivent revenir au nid dont ils s’étaient émancipés.

Ces contraintes retardent encore l’arrivée effective dans l’âge adulte, alors que la tendance était déjà à la hausse4. Il en résulte que la pression est redoublée et pour les enfants qui désespèrent de prendre leur indépendance, et pour les parents qui doivent régulièrement assumer une charge financière supplémentaire. Les dégâts ne sont pas moindres pour la psyché du jeune, qui se sent l’herbe coupée sous le pied, à l’heure où il aurait précisément dû étendre ses ailes.

Gare à l’impact psychologique à long terme !

Au rang des conséquences sur le moral des jeunes, il faut aussi citer l’écoanxiété qui peut avoir redoublé. La crise économique en cours incite en effet certains gouvernements à revoir à la baisse leurs objectifs de réduction de gaz à effet de serre5, accroissant le sentiment d’inéluctabilité vis-à-vis du réchauffement. Les soupapes que sont les marches et l’activisme en général se trouvent simultanément très limitées dans leur champ d’action, ce qui isole les personnes en proie à ce type particulier d’anxiété.

L’anxiété se rencontre à vrai dire à tous les étages de la société, étant donné — depuis l’apparition des variants — les difficultés à imaginer une sortie de crise graduelle et définitive. N’étant pas à l’abri d’une nouvelle vague, nos concitoyens sont incapables de se projeter dans le futur et de réaliser des projets à moyen terme. C’est le cas pour les jeunes diplômés qui cherchent à entrer dans le monde du travail, mais par exemple aussi pour les fiancés contraints d’opter pour un mariage à huis-clos ou un report.

Enfin, les couples binationaux et les célibataires sont d’autres oubliés de la crise. Il est à craindre que le recours généralisé au virtuel ait moins d’effets à long terme sur le travail ou la pédagogie qu’il n’en aura sur les rapports amoureux. La popularité que connaissent aujourd’hui les applications de rencontre laisse en effet craindre l’artificialisation des relations et la banalisation de l’objectification physique, tandis que la fermeture prolongée de l’horeca augmente l’insécurité des premières rencontres.

Un enseignement à tirer de tout cela

Isolation, impossibilité de s’émanciper, anxiété et artificialisation des rapports. Les phénomènes listés ci-dessus ne sont pas tous exceptionnels ; certains sont des défauts de notre société qui se manifestent aujourd’hui avec une acuité supplémentaire. On peut remédier à beaucoup par l’éducation et par la formation de nouveaux liens, mais il faut se rappeler que ces travers trouvent leur racine dans la politique et dans les angles morts du système libéral, mal préparé à prendre en compte les réalités qui ne se chiffrent pas sur les indicateurs économiques.

C’est le constat que pose aujourd’hui le mouvement #StillStandingForCulture, comme l’explique l’un de ses porte-paroles, Gwenaël Breës : « Ce qui nous a été présenté longtemps comme une gestion sanitaire de la crise est en fait une gestion politique qui privilégie certains champs d’activités à d’autres. Il faut sortir de ce piège, pousser le gouvernement à assumer ses choix politiques et idéologiques, et cesser de prétendre qu’il n’y a pas d’alternatives6. » Comme les artistes qui défendent aujourd’hui leur légitimité à exercer leur emploi, nous pensons qu’il faut oser l’analyse politique. De cette manière uniquement serons-nous à même, dans cette crise comme dans les temps ordinaires, de traiter non le symptôme, mais directement le mal7.

 

 

 

 

 


 

1 Isabelle Dellerba, « Covid-19 : comment l’Australie et la Nouvelle-Zélande réussissent à éradiquer le virus sur leur territoire », dans Le Monde, 15 février 2021 (consulté le 1er avril 2021).

2 Une analyse américaine révèle que 3 millions d’adultes ont réemménagé chez leurs parents ou grands-parents à l’entame de la crise. Parmi eux, 80 % ont entre 18 et 25 ans. Dans cette tranche d’âge, le taux d’emploi a chuté de 25 % en mars et avril 2020 (analyse de l’entreprise d’annonce immobilière Zillow, juin 2020). Le phénomène n’est pas limité aux États-Unis : « C’est une tendance qu’on observe depuis mars un peu partout dans les pays occidentaux et dans les pays frappés par la pandémie » (le sociologue de la jeunesse Jacques Hamel, cité dans Fannie Bussières McNicoll, « La pandémie force des jeunes à retourner vivre chez leurs parents », sur Radio-Canada, 30 octobre 2020 (consulté le 1er avril 2021).

3 « Pourquoi de plus en plus de jeunes retournent chez leurs parents ? », sur France Inter, 7 mai 2020 (consulté le 1er avril 2021) : « La tendance s’est accentuée depuis la crise de 2008 qui impliquait naturellement une augmentation de la difficulté des jeunes pour accéder au marché du travail. La précarité est grandissante pour les jeunes depuis le début des années 2000. »

4 Ce qui constitue exactement l’âge adulte continue de faire débat. Les indicateurs habituellement considérés — que ce soit l’âge moyen d’accès au logement autonome ou l’âge moyen d’accès à la parentalité — apparaissent cependant à la hausse depuis les années 1970 (« À quel âge est-on jeune ? », Centre d’observation de la société, 9 mai 2016, consulté le 1er avril 2021). L’âge moyen de fin des études, un autre indicateur privilégié, stagne quant à lui depuis le milieu des années 1990, mais il ne faut pas par là mésestimer la tendance à l’allongement des études (par exemple, le bachelier en soins infirmiers est étendu à quatre ans depuis 2016 et les bacheliers d’instituteur et de professeur régent le seront à la rentrée 2022), ni les difficultés d’orientation que rencontrent les jeunes. Ces phénomènes sont en effet invisibilisés par un moindre recours au redoublement lors des études primaires et secondaires, celui-ci ayant montré les limites de son efficacité depuis une vingtaine d’années.

5 Voir par exemple Céline Boulenger, « La relance chinoise se fera en dépit de l’environnement », carte blanche dans L’Écho, 6 mai 2020 (consulté le 1er avril 2021) : « La réaction du gouvernement chinois en 2008 a montré que lors de crises économiques, les objectifs climatiques ont tendance à tomber à l’eau et la relance doit se faire le plus rapidement possible, peu importe le coût environnemental. […] En Chine, le gouvernement s’apprête à injecter 7000 milliards de dollars dans son économie et semble, encore une fois, le faire en niant l’existence de ses objectifs climatiques. »

6 Stéphanie Bocart, « La culture va-t-elle s’autodéconfiner ? “Il faut pousser le gouvernement à assumer ses choix politiques et idéologiques” », dans La Libre Belgique, 31 mars 2021 (consulté le 1er avril 2021).

7 Analyse rédigée par Julien Noël.


 

 

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