Analyse 2021-12

Avec le retour du beau temps et des tenues estivales, peut-être avez-vous été frappé par la proportion de personnes tatouées que vous croisez en rue. Le phénomène est en effet en expansion depuis plusieurs années. En 2010, un Français sur dix déclarait être tatoué1 (on présume une réalité équivalente en Belgique) et ce chiffre est à la hausse, suivant une tendance qui s’observe à l’international : les tatoués constituent 23 % de la population aux États-Unis et 28 % de la classe moyenne britannique2. Or, ce sont surtout les jeunes qui sont à la locomotive. En France, toujours, une personne sur cinq dans la tranche des 25-34 ans déclare posséder un tatouage, contre une sur vingt chez les 50-64 ans et une sur cent chez les 65 ans et plus3. De là à créer une fracture générationnelle ?

Au sein des familles — où des tensions ont de tout temps existé à l’égard de l’habillement ou de la coiffure des ados —, le tatouage, de par son caractère indélébile, cristallise aujourd’hui les inquiétudes de nombre de parents. Peur qu’ils en conçoivent à terme des regrets, qu’ils soient discriminés à l’embauche, peur du qu’en-dira-t-on, du regard des amis et voisins… voilà autant de raisons jugées sensées de s’opposer ou d’imposer un délai aux projets de dessins épidermiques que caressent nos enfants. À ces motifs d’interdiction s’oppose la crainte qu’en cas de transgression, et faute d’avoir obtenu l’accord parental requis par les salons ayant pignon sur rue, le jeune puisse se tourner vers des artistes semi-professionnels ou amateurs, avec tous les risques sanitaires que cela implique. Dès lors, quelle conduite adopter, quelles limites poser ? Dans cette analyse, nous nous penchons sur les raisons profondes de cet engouement, afin de mieux cerner les enjeux que la vogue du tatouage peut revêtir pour celles et ceux qu’elle séduit.

Paradoxe de l’originalité et du conformisme

La raison la plus souvent évoquée pour se faire tatouer est un besoin d’individuation, c’est-à-dire un besoin de se distinguer en tant qu’individu. Dans un monde jugé fracturé et chaotique, le caractère permanent du tatouage offre de la stabilité, permet de définir et d’afficher son identité propre4. On le cite également comme une manière d’affirmer un contrôle sur son corps ; ce serait dès lors un geste d’indépendance et d’affirmation de soi5. Pour toutes ces raisons, le recours au tatouage est généralement perçu comme une démarche hautement personnelle, intime même. De là provient l’idée — élevée au rang de lieu commun — qu’un tatouage doit signifier quelque chose, qu’il a toujours une valeur symbolique. Cette idée a notamment été entretenue par la presse lifestyle6.

Le paradoxe est que, au fur et à mesure que la vogue s’est amplifiée, certains symboles pourtant adoptés dans une démarche sincère et personnelle de réflexion sur soi ont fini par perdre leur caractère authentique. On trouve même des palmarès des tatouages vus comme des clichés, qui listent avec condescendance des motifs tels que les plumes, les attrape-rêves, les codes-barres, le signe infini, certaines citations… Dans notre société où règnent les technologies de l’information et de la communication, les gestes originaux sont vite copiés et érigés en modes, modes qui se font et se défont très rapidement. Ainsi, ce qui était avant-gardiste peut devenir bien vite le summum du conformisme. Le processus est bien documenté et a même fait l’objet d’une modélisation mathématique7 : le désir de se démarquer condamne ceux qui le poursuivent à être en fin de compte tous les mêmes.

Dans le domaine du tatouage, ce constat a suscité différentes stratégies visant à reconquérir « par la bande » l’authenticité tant chérie. Pour ce faire, certains sacrifient la qualité : c’est la tendance du tatouage DIY (do it yourself, soit « fais-le toi-même ») qu’on se fait à soi ou entre amis, après s’être procuré sur internet un dermographe dont le prix s’est grandement démocratisé. Davantage que le rendu, c’est alors le geste qui prime ; la valeur du tatouage procède du contexte et des personnes qui ont participé à sa création. Les confinements de l’année 2020 ont même vu une vogue du tatouage dit hand-poked ou stick-and-poke, qui se réalise à la main, point par point avec une simple aiguille trempée dans de l’encre8. Une autre stratégie de revalorisation consiste à sacrifier le caractère personnel du motif : c’est la tendance des tatouages flash, des pièces uniques qui se choisissent dans le portfolio d’un tatoueur, dans une démarche qui privilégie l’intégrité artistique de celui-ci, le tatoué n’étant alors qu’un canevas et non plus le co-concepteur du motif. Ce qui sert de caution authentique au tatouage est alors la « patte » de l’artiste — certains développant des styles très personnels — et la garantie que son dessin ne sera jamais reproduit.

Enfin, face à ce qui ressemble de plus en plus à une hégémonie culturelle du tatouage (songeons à son adoption quasi unanime par les stars de la chanson ou du football), l’on observe aussi l’émergence d’une contre-culture qui le bannit entièrement9. Certains affirment ainsi que l’attitude la plus authentique est celle de garder sa peau vierge : « On laisse penser qu’il s’agit d’un simple usage de son libre arbitre, que ça aide à se forger une personnalité, mais je pense surtout que ça te fait […] rentrer dans un nouveau moule […]. Lorsque toutes les personnes de 14 à 50 ans seront “inkées”, elles se sentiront à nouveau enfermées dans la norme à laquelle elles essayaient tant d’échapper au moment de se faire marquer », explique un francophone interviewé par Vice10. « Je pense que c’est plus unique pour quelqu’un de ne pas avoir un tatouage », assène carrément un participant à un panel du média vidéo Cut11.

Loin de nous l’idée de prendre un parti vis-à-vis de ces différentes postures ; en les énumérant, nous souhaitons souligner l’importance de la quête d’originalité et d’authenticité dans la démarche du tatouage, de même que ses paradoxes. La suite de cette analyse est conçue sur le postulat que cette quête est l’élément central du processus amenant un jeune sur cinq à pousser la porte d’un tatoueur12. Notre idée est que, au-delà d’une seule préoccupation esthétique, on peut lier au tatouage des mécanismes essentiellement inconscients qui en font la face visible et inamovible d’une vaste entreprise d’affirmation de soi.

Un phénomène au carrefour d’un besoin universel et de pressions circonstanciées

Face à un jeune qui exprime son projet de tatouage et à l’incompréhension initiale que ce projet peut susciter chez les membres de la génération précédente, des enseignements pourraient être tirés de la philosophie et de la sociologie. Nous en citerons deux.

Le premier, c’est qu’il ne s’agit pas uniquement d’un caprice, mais que ce geste peut aussi être une réponse inconsciente à un type d’angoisse séculaire : s’encrer un motif sous la peau, c’est chercher à se rassurer en se limitant, en s’assignant une identité fixe face à l’angoisse que pose notre liberté. C’est ce que Jean-Paul Sartre appelait une conduite de mauvaise foi, c’est-à-dire une tentative de s’inventer une essence. Se tatouer les paroles de sa chanson préférée, le blason du club de football qu’on soutient ou le nom de son conjoint revient à se définir selon ses gouts, son appartenance à un collectif ou son statut relationnel. L’inscrire de manière indélébile nous dissimule qu’il serait de notre libre choix de rompre notre fidélité à ces choses et qu’en tant que sujet libre, nous en avons la possibilité. Par ce geste, nous tendons donc à nous saisir de l’extérieur, comme une chose, et nous trouvons dans ce processus de réification un refuge face au néant de notre liberté.

Le second, c’est que des évolutions sociétales renforcent tant la concurrence mimétique que la tentation de fuir dans la consommation. C’est le constat de sociologues, qui estiment que des produits intimes comme le tatouage participent aujourd’hui à des enjeux d’affichage. Ils notent que ce « jeu de dévoilement [de l’intime] a favorisé la promotion de l’authenticité comme une valeur au point de susciter une surenchère13 ». Cette évolution, ils l’attribuent à l’influence des technologies de l’information et de la communication et à l’essor du capitalisme qui, à nouveau, nous réifie14. De là provient sans doute en partie la fracture générationnelle relevée en introduction de cette analyse : les publics âgés, aujourd’hui nettement moins tatoués, ont vraisemblablement été plus épargnés par ces logiques. Ils devraient en concevoir de l’indulgence pour leurs cadets et gagneraient à suspendre leur jugement.

En effet, il est certes possible de débattre sur de nombreuses caractéristiques et conséquences du tatouage — son caractère permanent, l’usure tant des motifs que des traits, les difficultés qu’il peut poser pour trouver un emploi, les risques liés à des produits cancérigènes ou allergisants contenus dans les encres15 —, mais ces discussions risquent d’atteindre un point limite si l’on fait abstraction du contexte. Nous pensons effectivement que, pour comprendre notre enfant, il faut non seulement considérer les raisons qu’il avance mais également celles qu’il n’avance pas et dont il n’est sans doute même pas conscient. De là découleront des discussions plus riches sur ce que peuvent être, pour l’une et l’autre génération, des manières authentiques d’être à soi ou sur les attitudes et précautions à adopter pour s’affranchir des situations de rivalité dans lesquelles nous plongent notamment les réseaux sociaux…

Opportunités et limites de cette approche

La voie que nous suggérons est résolument celle du dialogue. Il s’agit d’encourager le jeune à discerner et à exprimer les besoins qui le motivent — et soi-même d’être prêt à les entendre. Ce débat débordera sans doute le sujet du seul tatouage, vers des thématiques comme l’estime de soi et le rapport aux normes, la réconciliation avec son corps, l’appartenance au groupe, le désir d’être validé ou admiré, les facteurs qui nous poussent à la compétition… Gageons qu’il ne suffira pas d’une seule discussion. Le chemin envisagé ici n’est donc pas le plus simple, nous en sommes bien conscients. Néanmoins, il a le mérite d’engager parents et enfants dans un échange véritable, tandis que des discussions sur le caractère esthétique ou socialement pénalisant du tatouage (sur ses normes, autrement dit) aboutiront souvent à des points de vue générationnels quasi inamovibles, chacun évoluant dans son propre système de références.

De même, cette approche, en ce qu’elle pose la question en termes de besoins propres, éloigne le parent d’une posture où il serait tenté de décider pour son enfant. Un débat sous-jacent à la problématique du tatouage chez les jeunes se pose en effet en ces termes : un parent, en formulant une interdiction, a-t-il le droit moral16 d’opérer une sorte de contrôle sur le corps de son enfant ? Où s’arrête la responsabilité et où commence l’ingérence, voire la violation de l’intimité ? Nous pensons que de telles interdictions ne sont pas à prendre à la légère, quand bien même elles découlent des meilleures intentions. Elles peuvent, de fait, déboucher sur des blessures ou de violents conflits.

Chacun le sait : il y a souvent un gouffre de la théorie à la pratique. Si cette analyse tend globalement à présenter la recherche d’authenticité à travers le tatouage comme un leurre, nous n’excluons pas qu’elle puisse néanmoins constituer un vecteur de mieux-être. Des exemples évidents en sont les tatouages de deuil, ceux qui recouvrent des cicatrices ou les tatouages de point-virgule adoptés par les personnes souffrant de troubles dépressifs ou suicidaires17. Tout en encourageant une réflexion approfondie sur les mécanismes psychologiques en jeu dans le phénomène du tatouage, nous sommes prêts à admettre que la version la plus authentique de certaines personnes puisse être ornée de dessins épidermiques — et nous encourageons les parents à adopter le même point de vue s’ils en viennent à entreprendre cette discussion. L’honnêteté voudrait en effet que quiconque s’engage dans un débat soit disposé à être convaincu par son vis-à-vis. Or, gageons que les jeunes ont, eux aussi, des arguments en poche18.

 

 

  

 

 

 


1 « Les Français et les tatouages », sondage Ifop pour Dimanche Ouest France, juillet 2010, résultats détaillés, p. 7 (document consulté dans sa version numérique, sur le site internet de l’Institut français d’opinion publique).

2 Bénédicte Le Coz, « Jusqu’où le tatouage s’est-il démocratisé ? », sur Slate, 7 mars 2015 (page consultée le 6 juillet 2021).

3 « Les Français et les tatouages », op. cit.

4 Bénédicte Le Coz, « Jusqu’où le tatouage s’est-il démocratisé ? », op. cit. : « Les enjeux étant à travers les tatouages d’exprimer et de définir son identité, explique […] Anne Velliquette qui étudie la relation entre le comportement des consommateurs et la pop culture. “Nous vivons dans un monde plus fragmenté et plus chaotique”, explique-t-elle, ce qui induit un besoin plus fort de démontrer son identité. À l’issue d’une étude sur les personnes tatouées, elle constate une “perte d’ancrage, nécessaire pour définir son identité. Nous nous sommes rendus compte [sic] que les tatouages fournissent ce sentiment d’ancrage. Leur succès souligne ce besoin de stabilité, de permanence.” »

5 « Que représente le tatouage aujourd’hui ? », sur RTBF Tendance, 6 janvier 2018 (page consultée le 6 juillet 2021).

6 Voir par exemple « 30 tatouages et leurs significations », sur le site internet de Femme Actuelle (page consultée le 7 juillet 2021).

7 Thomas Messias, « Une étude mathématique nous explique pourquoi les hipsters se ressemblent tous », sur Slate, 5 novembre 2014 (page consultée le 7 juillet 2021).

8 Ruby Buddemeyer, « DIY Stick-and-Poke Tattoos Are Trending During Quarantine—and I Have Feelings », dans Cosmopolitan, 4 mai 2020 (page consultée le 7 juillet 2021).

9 Voir par exemple Kathleen Wuyard, « Et si aujourd’hui, la vraie originalité était de n’avoir ni piercing ni tatouage ? », dans Flair, 11 juillet 2019 (page consultée le 7 juillet 2021).

10 Propos de Jérôme Popineau reproduits dans « Pourquoi j’ai toujours refusé de me faire tatouer », sur Vice.com, 25 janvier 2017 (page consultée le 7 juillet 2021).

11 « 100 People Tell Us If They Have Tattoos », vidéo produite par la chaine Cut dans le cadre de sa série « Keep It 100 », mise en ligne le 15 mars 2019. Le propos en question est exprimé à 1:47 et a été traduit par nos soins.

12 Par souci de complétude et d’honnêteté, notons que certains n’adhèrent pas à cette vision du tatouage comme exprimant avant tout l’originalité et l’authenticité de la personne. C’est le cas de l’autrice Héloïse Guay de Bellissen, qui lui attribue avant tout une fonction thérapeutique. Voir Ophélie Ostermann, « Blessures secrètes, symboles intimes… Ce que les tatouages racontent de nous », dans Madame Figaro, 18 février 2019 (page consultée le 7 juillet 2021).

13 Isabelle Barth & Renaud Muller, « La coolitude comme nouvelle attitude de consommation : être sans être là. Réflexion prospective », dans Management & Avenir, n° 19, 2008, p. 18-36 (document mis en ligne sur la plateforme Cairn le 1er janvier 2009 et consulté dans cette version le 8 juillet 2021).

14 Ibid., § 1 (pour les technologies de l’information et de la communication) et § 8 (pour le capitalisme).

15 « 75 % des encres de tatouage contiennent des “produits cancérigènes, neurotoxiques ou hautement allergisants”, alerte l’UFC-Que choisir », dans Le Monde, 18 février 2021 (page consultée le 9 juillet 2021).

16 Le droit légal, il l’a bel et bien : si, en Belgique, le tatouage est accessible aux jeunes à partir de 16 ans, l’accord parental est requis jusque 18 ans, ainsi que la présence d’un des parents. Quant au piercing, il est interdit aux moins de 14 ans (sauf pour le lobe d’oreille) et nécessite un accord parental jusque 18 ans, ainsi que la présence d’un parent pour les mineurs de 14 à 16 ans.

17 Alev Yildiz, « PHOTOS. Un tatouage point-virgule pour lutter contre la dépression, le suicide et la toxicomanie », dans Le HuffPost, 30 juin 2015 (page consultée le 9 juillet 2021).

18 Analyse rédigée par Julien Noël.

 

 

 

 

 

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