Analyse 2021-13

Le divorce des séniors — appelé également le divorce gris — est à la hausse. Entre 2008 et 2018, le nombre de divorces a augmenté en Belgique de 25,3 % dans la tranche d’âge des 65-74 ans, tandis que, à titre de comparaison, il était en baisse de 42,1 % chez les jeunes quadragénaires1. Quelles causes déterminent ce phénomène, et quelles sont ses conséquences sur le marché de la rencontre amoureuse ? (Songeons ici aux nouveaux célibataires quinquagénaires ou plus âgés qu’il suscite.) Couples et Familles consacre l’analyse suivante à ces deux questions.

À l’occasion de notre étude L’Amour au temps du numérique, nous avons interrogé le socio-anthropologue de la relation Pierre-Yves Wauthier par rapport au contexte contemporain, celui dans lequel ont émergé les applications de rencontres. Il nous a expliqué que nous nous situons depuis les années 60 dans la post-modernité, une période notamment caractérisée par une accélération de la rotation des partenaires2. Ce n’est donc pas seulement les séniors qui divorcent davantage, mais toute notre société qui semble désormais privilégier des relations plus courtes échelonnées sur une vie. Que les divorces gris soient un phénomène relativement récent s’explique facilement : il a fallu le temps que cette nouvelle mentalité s’impose dans toutes les tranches d’âge sur les valeurs antérieures. C’est désormais chose faite ; les vingtenaires de Mai 68 sont septuagénaires.

L’on sait donc où le phénomène prend sa racine, mais à quel substrat y puise-t-il ? Il ne faut pas l’oublier, les modalités conjugales évoluent selon le contexte historique… Dès lors, quelles conditions ont permis la popularisation du divorce, à compter des années 60 ? Il s’agit d’abord d’un tabou qui a été levé à la faveur d’un recul de la sphère religieuse et du recours majoritaire au seul mariage civil. D’autre part, le contexte politique et économique s’est montré plus favorable à l’indépendance des femmes (obtention du droit de vote en 1948, accès élargi au marché du travail…) et dès lors à leur célibat. En effet, si le taux de divorces augmente, c’est aussi car moins de femmes sont contraintes de se maintenir dans un mariage dysfonctionnel ou abusif, faute d’avoir d’autre choix.

Les crises, moteurs de changements

Si les raisons évoquées ci-dessus concernent l’ensemble de la population, d’autres — spécifiques aux quinquagénaires et sexagénaires — peuvent préparer le terrain d’un divorce gris. Il s’agit de changements d’importance, à même de susciter chez l’individu une réflexion de type existentiel et une réévaluation de sa situation conjugale. Nous l’avons vu dans une récente étude3, les crises peuvent susciter de nouveaux départs…

Syndrome du nid vide après l’entrée des enfants dans la vie active, (pré)pension, ménopause… De tels bouleversements, conjugués à l’augmentation de l’espérance de vie sans incapacité, pousse à faire le point sur son existence. Nombre de jeunes séniors se rendent alors compte qu’il leur reste beaucoup de temps et que la situation présente ne leur convient plus. Ils souhaitent infléchir leur parcours personnel pour se recentrer sur ce qui leur est essentiel, quitte à faire table rase sur certains aspects de leur vie. De là, des réorientations professionnelles tardives4… mais aussi des divorces.

Une crise non plus personnelle mais globale — telle la crise sanitaire que nous avons vécue — peut également jouer ce rôle de déclencheur. En particulier, les confinements successifs qui nous furent imposés ont pu constituer une « sorte d’expérience en réel de ce que sera la retraite plus tard5 » et dès lors provoquer par anticipation un divorce qui se serait produit à la pension, au moment où les conjoints renforcent leur cohabitation dans l’espace limité de la maison6. La vie en commun — qui présente des challenges à tout âge — peut soudain paraitre « ne plus valoir le coup » à la faveur d’un évènement extérieur.

Des séniors parfois à la recherche d’un nouveau partenaire

Le retour au célibat suite à un divorce tardif peut déboucher sur la recherche d’un nouveau partenaire ou sur une situation d’épanouissement hors de la conjugalité. À cet égard, il est intéressant de noter que les hommes et les femmes ne se conduisent pas de la même manière, les premiers étant plus susceptibles de se remettre en couple7 et plus prompts à le faire8. Cette différence s’explique en partie par un manque d’exemples valorisants, les représentations médiatiques courantes ayant tendance à dénier le pouvoir de séduction des femmes plus âgées, mais non celui des hommes de la même génération. Une autre explication se trouve dans l’inégalité de la répartition de la charge mentale et domestique dans les relations hétérosexuelles9 ; cette répartition se faisant traditionnellement au détriment des femmes, il est logique que celles-ci ressentent un sentiment de libération suite à la séparation et se révèlent par conséquent moins enclines à entamer une nouvelle relation.

Les géants de la rencontre en ligne sont sur le créneau

Le marché des sites et applications de rencontres pour séniors est déjà bien développé. Dans leur image de marque, certains se réfèrent implicitement à la deuxième jeunesse que connaissent de nombreux quinquagénaires. C’est le cas par exemple du site français Nos Belles Années, lancé en 2017. Plutôt que des plateformes entièrement nouvelles, ces sites et applications réservés aux plus de 50 ans sont souvent des déclinaisons d’outils de rencontres bien connus, dont l’habillage a été adapté pour un public plus âgé mais qui recourent aux mêmes technologies et algorithmes : DisonsDemain est géré par Meetic, le leader francophone de la rencontre en ligne, Once Again par Once, une autre application française bien connue… Leurs concepteurs justifient cette diversification en évoquant le besoin de protéger la vie privée de certains utilisateurs, qu’ils séparent dès lors du grand public10. Il ne faut cependant pas se voiler la face : la raison véritable est qu’il leur est intéressant de cibler spécifiquement le public des séniors, plus susceptible de souscrire à des services payants. C’est ce qu’admet Clémentine Lalande, l’actuelle PDG de Once, avant de reconnaitre que cette stratégie ne paie pas tout à fait : « En réalité, [les séniors] préfèr[ent] être associés à un produit plus jeune11 ». Signe de cette tendance, l’application Lumen — durant un temps une référence des rencontres pour les 50 ans et plus — a été absorbée en novembre 2020 par sa maison-mère, Bumble.

Les séniors seraient donc des utilisateurs comme les autres des applications du type Tinder ? Dans les grandes lignes, tout à fait, mais des comportements spécifiques s’observent également. En effet, pour très connectés qu’ils soient désormais souvent, les séniors n’entretiennent pas le même rapport au numérique que les jeunes des générations Y et Z. Ils passent donc un peu moins de temps sur ces plateformes et sont plus enclins à proposer une rencontre rapide12. Cette dernière attitude n’est pas si étonnante, si l’on se figure que ce public a bien connu l’époque des petites annonces matrimoniales dans les journaux et s’en sert toujours comme modèle de référence, ne serait-ce qu’inconsciemment. Contrairement aux jeunes générations, pour lesquelles la conversation via messagerie instantanée est un mode de communication quasi instinctif et qui considéreront donc que la rencontre démarre dès le virtuel, les séniors auront tendance à passer rapidement ce stade et à se confronter à leur « match » en chair et en os, s’assurant ainsi sans délai de leur compatibilité. C’est aussi que, pour nombre d’entre eux — et en particulier pour celles et ceux qui ont déjà vécu une ou plusieurs longues unions —, il n’y a plus de temps à perdre pour rencontrer la bonne personne…

Faut-il s’inquiéter de ces phénomènes ?

La fin d’une relation n’est jamais une chose anodine. C’est d’autant plus vrai d’un mariage et — a fortiori — s’il fut long13. Cependant, si nous avons à l’esprit des contrexemples fameux (tel Hugh Hefner et ses nouvelles compagnes toujours plus jeunes, ses deuxième et troisième épouses étant âgées de 26 ans quand lui en avait 62 ou 86), nombre de témoignages de séniors divorcés rendent compte d’un besoin sain d’émancipation et d’épanouissement personnel, besoin qu’on aurait tort de réprimer aveuglément, car sa réalisation se traduit par un véritable mieux-être pour la personne. Dans bien des cas, et pourvu qu’il ait été soigneusement pesé, le divorce gris peut dès lors être l’opportunité d’un nouveau départ serein pour les deux partenaires.

Quant à la rencontre médiatisée par un outil informatique, elle présente des risques à tout âge, ainsi que nous l’exposons dans notre étude14. Toutefois, on aurait tort d’y voir un phénomène entièrement nouveau : avant Tinder, Once et Bumble, l’on recourait à des annonces de presse pour combattre la solitude au troisième âge. Le divorce et l’usage d’applications de rencontres ont donc cela de commun qu’ils ne sauraient être condamnés en soi, quand bien même ils pourraient conduire à une attitude amoureuse consumériste. Dans les bonnes circonstances, l’un comme l’autre permettent de sortir de situations indésirables, qu’elles soient faites de conflit ou d’esseulement. Le tout est de les mobiliser dans une attitude réfléchie, en étant bien renseigné et entouré15.

 

 

  

 

 

 


1 Pourcentages calculés sur base des données indiquées dans cet article : I.L. & Isabelle Huysen, « Divorces “gris” : le nombre de divorces de seniors est en augmentation », sur RTBF Info, 13 février 2020 (page consultée le 19 aout 2021).

2 « Les applis de rencontres, un phénomène post-moderne », dans Sex, love & applis… L’amour au temps du numérique, dossier de Couples et Familles n° 137, septembre 2021.

3 Crises existentielles, moteurs de changement ?, dossier des Nouvelles Feuilles familiales n° 134, décembre 2020.

4 Sophie Clamens, directrice d’un centre interinstitutionnel de bilan de compétences, citée dans P.Mz, « Quand les “seniors” décident de changer de cap », dans La Dépêche, 13 octobre 2019 (page consultée le 17 aout 2021) : « [les motivations des candidats à la reconversion] sont multiples mais partent toujours d’une envie de donner un nouveau souffle à sa vie professionnelle. […] Souvent l’individu sait ce qu’il ne veut plus dans sa vie professionnelle […]. »

5 Le sociologue Serge Guérin, cité dans France Lebreton, « Divorces tardifs, moins tabous mais tout aussi douloureux », dans La Croix, 7 avril 2021, p. 13, (consulté dans sa version numérique, le 20 aout 2021).

6 Dans un ordre d’idée similaire, une étude révèle que, chez les personnes de 50 ans et plus, une demande de divorce sur trois est effectuée pendant ou juste après la quinzaine des fêtes de Noël et de Nouvel An, ce qui prouve que les congés et les circonstances potentiellement stressantes peuvent révéler des dysfonctionnements du couple (Pierre De Vuyst & Benoît Franchimont, « Les 50 ans et plus se séparent désormais plus que les autres tranches d’âge », dans Soir Mag, 7 février 2018, page consultée le 27 aout 2021).

7 Jean-François Mignot, « L’écart d’âge entre conjoints », dans Revue française de sociologie, vol. 51, 2010/2, p. 281-320 (document mis en ligne sur la plateforme Cairn le 12 juillet 2010 et consulté dans cette version le 24 aout 2021) : « les taux de mariage puis de remariage baissent au fil des âges à un rythme plus élevé pour les femmes que pour les hommes : alors que, dans la France contemporaine, après rupture d’union, les femmes refont leur vie cinq fois moins fréquemment si elles ont 50-54 ans plutôt que 25-29 ans, les hommes ne refont leur vie qu’une fois et demie moins fréquemment s’ils sont âgés de 50-54 ans plutôt que de 25-29 ans (Cassan, Mazuy et Clanché, 2001). »

8 La psychologue et psychanalyste Anasthasia Blanché, citée dans France Lebreton, op. cit. : « Si les femmes demandent le divorce pour se retrouver elles-mêmes, au moins dans un premier temps, les hommes se remettent plus rapidement en couple. »

9 Un aspect de la charge mentale a fait l’objet de cette analyse parue sur notre site internet : « La charge sexuelle : le poids du couple sur les épaules »

10 Jean Meyer, fondateur de l’application Once, cité dans Adrien Schwyter, « Applis de rencontres : Once Again, le Tinder français des seniors », dans Challenges, 26 mars 2019 (page consultée le 26 aout 2021) : « De nombreuses personnes sont protégées par cette segmentation. Pour revenir à l’exemple de ma mère, c’est une ancienne professeure. Elle n’a pas envie de rencontrer des anciens élèves sur une application de rencontres. Ou d’être approchée par des hommes plus jeunes qui chercheraient une femme plus âgée. »

11 Propos cités dans Adrien Schwyter, « Les vieux, nouvelles stars des applications de rencontres », dans Challenges, 18 décembre 2019 (page consultée le 26 aout 2021).

12 Justine Leupe, « Sur les sites de rencontres, les seniors sont plus ouverts d’esprit », dans La Libre Belgique, 13 octobre 2018 (page consultée le 26 aout 2021).

13 Si l’on peut spontanément songer que les divorces tardifs seraient plus amicaux, des sujets de tension comme la garde des enfants n’ayant plus cours, les statistiques montrent le contraire. Laure Chaussebourg, Valérie Carrasco & Aurélie Lermenier, « Le Divorce », rapport du Secrétariat général du ministère de la Justice de la République française, juin 2009, p. 25 : « Quelle que soit la durée du mariage, le consentement mutuel reste toujours largement plus utilisé que les autres formes de divorce mais passe sous le seuil de 50 % pour les durées de mariage dépassant 20 ans et tombe à 40,5 % quand la durée du mariage dépasse 29 ans. »

14 Voir « Applications : dérives d’un outil industriel », dans Sex, love & applis… L’amour au temps du numérique, dossier de Couples et Familles n° 137, septembre 2021.

15 Analyse rédigée par Julien Noël.

 

 

 

 

 

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