Analyse 2022-10

On l’a déjà entendue, ou lue de nombreuses fois, cette phrase qui dit : « La terre ne nous appartient pas, nous l’empruntons à nos enfants ». Il semble pourtant que nous y portions peu d’attention et que l’avenir, le leur principalement, soit dès lors sérieusement menacé. Comment ne pas conclure à la façon du titre du film de Jean-Paul Jaud (2008) : « Nos enfants nous accuseront » ? 

Faut-il d’abord voir là les raisons d’un éventuel conflit de générations, ou plutôt saisir l’occasion de mesurer le fourvoiement dans lequel les humains se sont enfoncés en pensant qu’ils étaient la race supérieure d’un monde créé pour être à leur disposition ? Tout ne commence sans doute pas au septième jour de la création1 , mais reconnaissons que le récit biblique racontant l’origine de notre histoire en campe bien les bases. Tel un point d’orgue, l’humain arrive au sixième jour. Il reçoit de son créateur un mandat de gestionnaire du vivant2, de tout le vivant. Son statut original est même hautement symbolisé par cette idée qu’il est créé « à l’image de son créateur ».

Pris entre deux multitudes infinies

Dans les faits, l’espèce humaine qui compte depuis peu 8 milliards d’individus, n’est pas celle qui a proliféré le plus. À titre d’exemples, citons deux chiffres pour relativiser. « Dans les sols, les êtres vivants les plus abondants sont aussi les moins visibles. Ces micro-organismes – bactéries, champignons, algues et protozoaires – ont un rôle central dans la formation des sols. Des sols agricoles notamment, qui comptent facilement 1 milliard d’individus par gramme de sol en moyenne3 . On estime que la faune qui vit dans le sol représente plus de 80% de la biodiversité animale. Ainsi, un seul mètre carré du sol d'une forêt de hêtre compte plus de 1000 espèces différentes d'invertébrés4».
À une autre échelle, le microbiote qui habite nos intestins, couramment appelé « flore intestinale », serait composé de 200 à 250 espèces différentes de bactéries. D’un poids moyen de 2 kilos pour un adulte, il serait composé de 100.000 milliards de bactéries (individus). Rappelons que le corps humain est aussi composé d’environ 100.000 milliards de cellules. Beau parallélisme ! Situé entre ces deux chiffres combien évocateurs de mondes insoupçonnés mais bien réels, nous autres humains ne représentons finalement qu’une espèce modeste dans le plan général d’occupation du monde vivant. Faut-il alors que l’humain ait eu la grosse tête, quand sa posture debout et le développement de sa boîte crânienne le lui ont autorisé, pour penser qu’il était le centre de la création ?

Espèce invasive, en fait

Reste que son activité débordante à la surface de la terre a investi l’espace de façon majoritaire. Et que sa gourmandise énergétique lui a fait piller des réserves de ressources, principalement fossiles non renouvelables. C’est au point que nous arrivions aujourd’hui à des dépassements de seuils critiques dans 9 domaines pourtant bien identifiés comme devant bénéficier d’une sauvegarde inconditionnelle « si nous voulons éviter les modifications brutales, non-linéaires, potentiellement catastrophiques et difficilement prévisibles, de notre environnement à tous5». Soyons lucides, tout désigne en la matière le comportement d’une espèce invasive, laquelle menace aujourd’hui l’équilibre du vivant. Des vivants.
Les auteurs-chercheurs insistent sur « la dimension systémique des impacts causés par le dépassement des limites planétaires ». Ils rappellent aussi que « l’interaction des limites entre elles ne doit pas être sous-estimée, de même que l’inertie des systèmes naturels6».
Or, pour 5 de ces 9 seuils critiques, nous avons déjà, et parfois de loin, dépassé l’admissible. C’est le cas pour les changements graves dans l’utilisation de sols, le non-respect du cycle du phosphore et de celui de l’azote et, bien plus médiatisés, pour le changement climatique et la dégradation de la biodiversité. Concernant ces deux derniers secteurs, des rapports décrivent bien les catastrophes en cours. Celui du GIEC est sans doute le plus connu7 . Et pourtant, celui qui touche à la perte irréversible de la biodiversité (L’IPBES) est encore plus alarmant. Si c’est possible8 .

Émergence de l’anthropocène

Comment l’humain se comporte-t-il ? Dès ses débuts, il occupe, avec d’autres espèces, un espace fini, la terre. Pendant une longue période, il est nomade, conjuguant ce mode de vie avec des pratiques de chasseur-cueilleur. Un premier virage est amorcé quand l’espèce humaine se tourne vers le sédentarisme. L’agriculture familiale émerge, extensive et mixte (polyculture-élevage)9 . L’auteur du second texte de la création10 s’en souvient, lui qui énonce que « l’homme gagnera sa nourriture à la sueur de son front ». Les tâches se diversifiant, aux côtés des agriculteurs apparaissent de nouveaux métiers et de nouvelles technologies et, en parallèle, une production résiduelle de déchets qui va prendre des proportions inédites.

J’achète donc je suis

Quand l’industrie permet la mécanisation du travail, on aborde une nouvelle période, celle de la modernité. Nouveaux débouchés professionnels, nouvelles ambitions existentielles : on produit désormais plus que ce dont on a besoin. Le paradigme initial s’inverse : si l’homme travaillait pour vivre (et donc manger), il va désormais vivre pour travailler… le slogan « métro, boulot, dodo » explicitant bien l’abrutissement qui se met en place. Non que le travail soit une fin enviable en soi, mais parce qu’il permet le salaire et, par son truchement, la capacité monétaire de consommer à foison.
La population mondiale n’est pas encore si élevée que cela. On évoque un gros milliard et demi en 1900. Les besoins de production et les déchets induits sont encore raisonnables. Mais ils attestent (surtout ces derniers) du caractère vicieux du système. Produire consomme de l’énergie. Produire engendre des déchets. La lucidité réclamerait alors que l’on étudie de près l’efficience des techniques de production (eu égard au stock limité des ressources fossiles utilisées majoritairement) et que l’on mette en place des circuits de recyclage des effluents de l’industrie, laquelle impose de plus en plus sa primauté face aux productions artisanales. Il aurait aussi fallu se tourner massivement vers des ressources renouvelables et une réduction de nos envies de consommation quand elles ne touchent pas à des besoins fondamentaux. Sobriété salutaire ! Le caractère limité des ressources de la planète et de sa superficie l’imposaient. Mais l’humain a eu les yeux plus grands que… la terre !

Empreinte écologique, vie à crédit

Aujourd’hui, il faut se rendre à l’évidence : l’empreinte écologique planétaire a explosé. En 2022, c’est 1,75 planètes qu’il nous faudrait pour vivre à l’échelle mondiale11 . Cela signifie que nous consommons de la terre plus que ce qu’elle peut renouveler en un an. On pourrait signifier cette réalité en disant qu’après avoir consommé tout ce qui est à disposition dans notre jardin personnel, la terre, nous allons en chercher ¾ de plus chez notre voisin. Ce qui pourrait s’apparenter à du vol ! D’autant que cette image donne à croire que le voisin est en capacité de nous fournir ce qui nous manque, alors que ce n’est pas le cas. Lui aussi est tout autant gourmand… et en manque. En fait, à l’échelle mondiale, les ressources que nous consommons de façon excédentaire au stock disponible sont prises aux générations suivantes ! Un peu comme si nous prenions un crédit bancaire qui serait étalé sur 40, 50 ou 60 ans… laissant à nos enfants le soin de rembourser ce que nous n’aurons pu restituer de notre vivant.

Effet cumulé, même pas garanti

Ce que cette allégorie ne dit pas, en fait, c’est que la génération suivante ne pourra prétendre à un système bancaire aussi généreux. Les enfants devront payer pour leurs parents sans pouvoir bénéficier des mêmes conditions de prêts avantageux (si l’on peut dire). C’est en cela que les prévisions des experts (GIEC, IPBES et autres) constituent des alertes fondamentales : au-delà du dépassement des seuils identifiés, la machine s’emballe et tout devient incontrôlable et irréversible. Si par des choix inconsidérés aujourd’hui, le système bancaire nous autorise encore du crédit pour un terme de 50 ou 60 ans, il est sûr que ce ne sera plus possible pour nos enfants, lesquels devront rembourser non seulement le coût des choix démesurés de leurs parents, mais assumer les leurs, dans un système devenu exsangue.

Pics de production, fin de l’approvisionnement. Game over

La meilleure illustration de ce mur qui se dresse devant nous et que la génération suivante ne pourra éviter, c’est l’inaccessibilité prochaine en matière de terres rares et de ressources fossiles, combustibles ou pas. Pourquoi dit-on que l’on a dépassé, par exemple, le pic de production du pétrole, alors qu’il y en a encore ? Simplement parce que le coût induit des frais d’extraction et de raffinage sont devenus tels, que ce ne sera bientôt plus rentable d’extraire et de produire12 . C’est bien sûr ce que l’on constate aussi avec les terres rares (lithium, silicium, cobalt ou nickel, si chers à nos nouvelles technologies…), phosphore13 et azote14 (en grand besoin dans l’agriculture industrielle). Le sable même, (important pour la fabrication du verre et donc, en autres choses, des panneaux photovoltaïques), qui va aussi progressivement manquer15 . Le risque systémique est bien que des pans entiers de l’activité capitaliste connaissent des pics de production, suivis d’un phénomène de « bulle spéculative» (tout ce qui est rare est cher) s’achevant inévitablement par un effondrement. Effet domino garanti !

Question éminemment sociale

Nous ne sommes pas égaux sur terre. Nous ne sommes pas égaux non plus dans cet emballement systémique. « Fin du monde, fin du mois, même combat » a-t-on vu fleurir sur les calicots des gilets jaunes. Un indicateur symbolique tente de nous le faire comprendre, c’est le « Jour du dépassement ».
Cette année 2022, il est fixé au 28 juillet… au niveau mondial. C’est donc une date moyenne qui exprime à partir de quel moment dans l’année, nous commençons de consommer plus que ce que la terre n’est en capacité de renouveler en un an. Pour l’exprimer avec une autre image, on pourrait dire que, quasi au milieu de l’année, c’est déjà « la fin du mois ». Plus rien en caisse !
Pourtant, cette moyenne mondiale, déjà bien grave en son état, ne dit pas l’injustice entre les uns et les autres. Penchons-nous sur les disparités de consommation à l’échelle de la planète pour réajuster cette date à chaque continent ou chaque pays. Ainsi, la Belgique voit son Jour du dépassement atteint dès le 26 mars, quand Cuba ne l’envisage que le 25 novembre ou la Jamaïque, le 20 décembre. C’est dire combien nous sommes consommateurs bien différents des ressources de la Terre.
Ce calcul (peu importe que les critères retenus pour l’établir soient discutables sur certains aspects), énonce d’une autre façon le poids de notre présence humaine sur l’éco-système (ce que nous appelons aussi l’empreinte environnementale) et le caractère profondément inégal et injuste de nos modes d’existence. Une mutation telle qu’on y a vu un changement de société tel qu’on l’a dénommé « Anthropocène », cette période de post-modernité qui fait peser sur l’avenir de la planète le poids d’une activité humaine débridée.

Bifurquer pour atterrir ou disparaître dans les étoiles

Ceux qui en payeront le prix, ce sont nos enfants et nos petits-enfants. On le sait aujourd’hui, la transition ne suffira pas, si elle ne révolutionne pas le modèle lui-même. Le système, s’il n’est pas abandonné, implosera. Quel avenir laisserons-nous à nos enfants et petits-enfants ? C’est l’heure des choix. Nous avons atteint la dernière page d’un volume de l’histoire humaine. Soit que nous clôturons là le récit : encore quelques lignes pour une dernière bafouille, pas très honorable étant donné le peu d’années16 qu’il nous aura fallu pour tout anéantir de ce magnifique « Jardin d’Eden17 ». Soit que nous sommes prêts à un nouveau et beau chapitre, lequel justifie que l’on entame un nouveau cahier. Mais alors, c’est une fameuse « bifurcation »18 qui doit être envisagée. Une révolution où l’humain reconnait qu’il n’a qu’une modeste place au sein des Vivants et que sa prétention à être le centre de la Terre19 doit s’effacer en regard de l’ordre naturel qui continuera, lui, de donner la préséance aux espèces respectant les équilibres. Sixième extinction de masse en cours... à moins que. À moins qu'un choix individuel (les gestes des colibris inspirés par Pierre Rabhi)20 mais aussi politique ne soit posé. Car comme le dit Pierre Veltz21 , « On ne peut se passer d'un organisateur du futur. En clair, d'un État planificateur et mettant lui-même les mains dans le cambouis, que ce soit au niveau État, Europe, régions, villes [...] en lien étroit avec la société civile, qui doit se mettre en mouvement de manière solidaire et interactive. Une planification nouvelle qui reste à inventer22 », dit l’auteur23 .

 


 

1 Genèse 1-2:4 : Premier texte de la création dans la Bible

2 On pourrait revenir sur la compréhension qui a été faite du vocable « dominer la terre, mais ce n’est pas le lieu, encore que c’en est peut-être la clé de compréhension..

3 La vie re-belle, « Bactéries et vie du sol », dans La vie re-belle , 31 août 2019.

4 Clémentine Desfemmes, « La faune du sol, pour un sol vivant et fertile », dans Gerbeaud  , 3 mai 2015.

5 AM Pictet, « Environnement : Les 9 limites à ne pas dépasser », dans moneystore.be 

6 Même source. « Par exemple, même si les émissions mondiales de gaz à effet de serre s’interrompaient demain, la concentration de ces gaz déjà émis dans l’atmosphère pourrait suffire à perturber durablement le climat »

7 « Rapports du GIEC », dans climat.be

8 Secrétariat de la Convention sur la diversité biologique (2020) Perspectives mondiales de la diversité biologique 5 – Résumé à l’intention des décideurs. Montréal.


9 Notons que les effluents issus de cette activité retournent à la terre, selon un cercle vertueux.

10 Genèse 2:4-25 : appelé second texte de la création dans la Bible

11 Estelle De Houck, « Le "Jour du dépassement" tombe de plus en plus tôt : dès ce jeudi 28 juillet, le monde vit à crédit », dans Rtbf.be , le 28 juillet 2022.

12 On regardera avec intérêt et non sans un certain effroi la vidéo d’Aurore Stéphant, ingénieure géologue minière et conférencière, spécialisée dans les risques environnementaux et sanitaires

13 Valentine D, « Pénurie de phosphore, une bombe à retardement ? » , dans sciencepresse , 19 février 2014.

14 Pierre-Henri Girard Claudon, « Le risque de pénurie sur les engrais azotés se précise », dans usine nouvelle , 27 septembre 2022.

15 Justine Dumont, « Le sable : une ressource naturelle menacée de pénurie ? », dans greenly , 29 septembre 2022.

16 Selon le Rapport Planète vivante, Notre empreinte écologique globale a augmenté de 150% entre 1961 et 2003. Voir : https://wwf.be/sites/default/files/2021-03/LPR20-Youth-Edition-FR5.pdf

17 Allusion au second texte de la Création de la Genèse.

18 « Bifurcation » est le mot choisi par Pierre Veltz, mot qui n’est pas sans rappeler Bruno Latour, philosophe français récemment décédé, qui formulait lui la question : « Où atterrir ? ». Pierre VELTZ, Bifurcation écologique et économie désirable, dans Futuribles, n°447, mars-avril 2022, p.12.

19 « et de l’univers » n’ont pas peur de rajouter certains qui cherchent aujourd’hui à en explorer les limites spatiales pour, peut-être, y trouver de nouveaux habitats salutaires.

20 « La légende du colibri », dans Les écoloHumanistes 

21 Pierre VELTZ, Bifurcation écologique et économie désirable, dans Futuribles, n°447, mars-avril 2022, p.20.

avril 2022, p. 5-20

22 Pierre Veltz cité par Luc Maréchal dans la revue PAVES n° 73, pages 7 à 13, Périodique trim. de Hors-les-Murs & Communautés en Marche , 4e trimestre – Marche - décembre 2022

23 Analyse rédigée par Michel Berhin.

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