Analyse 2023-07

Depuis une dizaine d’années, le concept de sharenting fait couler beaucoup d’encre sur la toile. Savons-nous seulement de quoi il s’agit ? Et une fois que nous le savons, en avons-nous vraiment fait le tour ? C’est ce que nous allons voir à l’aide de cette analyse… lexicale.

Sharenting ? Peut-être n’avez-vous jamais entendu ou lu ce mot, et pour cause, il fait partie d’une multitude d’anglicismes et autres néologismes qui constellent notre langue pourtant déjà bien fournie. Certes, ceux-ci se révèlent parfois pratiques pour désigner d’un trait ce qui serait, en d’autres termes, énoncé par une tournure alambiquée. En vérité, ce portemanteau est la contraction de deux mots : le premier, sharing, signifie partage, le second, parenting, peut se traduire par le fait d’être parent, autrement dit, la parentalité1. Des parents qui partagent… mais quoi ? Du contenu en relation avec leurs enfants, principalement sur les réseaux sociaux.

Que dit-on du sharenting ?

« Partager ». Cette fonctionnalité omniprésente sur la toile est aujourd’hui d’une banalité sensationnelle. On peut partager tout et n’importe quoi, n’importe où, n’importe quand et, surtout, à n’importe quelle fréquence. Dans le cadre familial, on imagine sans difficulté des photos de vacances ou d’anniversaire, le cliché d’une première journée à l’école ou de la première crotte dans le pot... Les auteurs semblent suivre un consensus : le sharenting concerne la moindre allusion faite à ses enfants, sous quelque forme électronique que ce soit, qu’elle serve un archivage privé ou une diffusion publique, et quelle que soit l’intention du parent qui partage ; le sens de parent peut d’ailleurs s’étendre à tous les adultes de la famille, censés se comporter selon le même degré de maturité à l’égard des enfants2.

Phénomène de société actuel, le partage massif des données à caractère personnel en inquiète plus d’un. Afin de nous sensibiliser, diverses études tentent, depuis une vingtaine d’années, de cerner ces nouvelles habitudes parentales et d’en mettre les travers en exergue.

Des chiffres qui interpellent

Nombre d’articles sur le sujet, à disposition des internautes, regorgent de données statistiques souvent issues des mêmes sources, sans qu’on sache toujours de quelle source il s’agit. Dans cette mer d’informations, quatre sources particulières sont reprises en boucle.

Premièrement, le rapport de la CCO for England. The Children’s Commisionner’s Office (CCO), organisation publique du Royaume-Uni qui promeut et défend les droits des enfants, a publié un rapport en novembre 2018 qui fait autorité en la matière. On y décortique ce qu’il advient des données partagées et comment elles sont parfois détournées par des cybercriminels, notamment les réseaux pédopornographiques, tout en sensibilisant parents et enfants sur les bonnes pratiques d’un sharenting averti3.

Deuxièmement, l’étude de Nominet sur le sol britannique. Nominet est la société britannique de cybersécurité contrôlant le DNS (système de nom de domaine) du Royaume-Uni, le « .uk ». Son article du 8 février 2018 analyse la présence des enfants sur les réseaux sociaux, où « les parents auront posté en moyenne 1300 photos et vidéos de leurs enfants avant qu’ils n’atteignent l’âge de 13 ans ». Un détail beaucoup moins médiatisé ajoute que ces mêmes parents ne postaient plus que 71 photos de leurs enfants chaque année sur les réseaux sociaux, contre 299 photos pour l’année 2016 ; précisant qu’il pouvait s’agir en partie des conséquences d’une réelle prise de conscience4.

Troisièmement, l’étude de OnePoll pour McAfee, en France : « L’âge du consentement ». McAfee est une société américaine de cybersécurité, célèbre pour son logiciel antivirus du même nom. One Poll, aussi américain, est spécialisé en recherche marketing. En août 2018, ils analysent que « 24 % des parents publient une photo ou une vidéo de leur enfant au moins une fois par jour sur les réseaux sociaux. » Il ressort aussi que, même s’ils conscientisent les risques, les parents sont paradoxalement nombreux à « toujours inclure les informations personnelles et les détails privés des enfants ». En outre, 34 % des parents « ne se demandent même pas si leur enfant consentirait à ce que sa photo soit affichée en ligne »5.

Enfin, l’étude internationale de Microsoft. Entre 2016 et 2019, Microsoft a entrepris une vaste enquête ayant réuni 12.520 participants répartis sur plus de 20 pays. Le 9 octobre 2019, le blog officiel publie que 42 % des ados interrogés déclarent avoir un problème avec les publications de leurs parents. L’étude reconnaît les risques du sharenting, confirmés par la recherche universitaire, mais aussi les experts financiers6 ; en effet, il s’avère que certaines informations, partagées malgré soi, sont exploitables par l’e-commerce7.

Des études plus récentes concernent la sécurité des données personnelles dans sa globalité. Comme celle relayée par Libération, qui a le mérite d’être clair sur ses sources : « En 2021, une enquête menée par la société américaine de télécommunications Verizon sur le manque de sécurité auquel sont exposées les données personnelles récoltées sur le Web (...) révélait que le phénomène du sharenting, dopé par les confinements de 2020, permet en outre aux cybercriminels de commettre des vols d’identité. Par ailleurs, d’ici 2030, rapporte la BBC, qui s’appuie sur une étude de la banque Barclays, près des deux tiers des cas d’usurpation d’identité toucheront des enfants, mettant ainsi en danger leur future situation financière8. »

Ces études sensibilisent au fait que les parents gagneraient à être conseillés en matière de protection des données, afin de responsabiliser leur comportement en ligne. En 2016, une autre étude de Nominet révélait que les parents britanniques « ne connaissent rien à la confidentialité9 ». Cela s’est-il amélioré depuis ? Enfin, au-delà de la cybersécurité, le manque de communication avec les enfants est pointé du doigt. Les parents sont ainsi invités à les concerter avant de partager quoi que ce soit à propos d’eux.

Sharenting, un gros mot ?

Vol d’identité, pédocriminalité, espionnage de l’e-commerce, irresponsabilité parentale... À en croire la majorité des articles, le sharenting serait de facto synonyme de danger. C’est du moins une impression marquée si l’on s’arrête aux titres et aux chiffres. Heureusement, certains auteurs concèdent que ce n’est pas tant le partage de l’intimité familiale qui est en cause, que sa banalisation en dépit du bon sens, de la morale et des règles de sécurité.

D’ailleurs, ce néologisme forgé par les chercheurs de l’Université du Michigan apparaît pour la première fois, en 2010, sous la forme légèrement différente d’oversharenting. Le 6 février 2013, dans sa rubrique "Words of the Weeks", le New York Time introduit le verbe oversharent. Mais c’est bien le nom sharenting qu’incorpore le dictionnaire Collins en 201610. Progressivement, le mot va perdre son préfixe over-, que l’on peut traduire par « sur- » (comme dans surprotéger), alors que ce dernier mettait l’accent sur un aspect essentiel, qui permet de distinguer du phénomène de société son travers : la surenchère, l’abus, la surexposition numérique (excessive sharing, post with high frequency). Or, les mots que nous utilisons orientent notre pensée. Si le verbe oversharent est encore utilisé çà et là dans la presse anglophone11, les articles en français l’ignorent. Ainsi, en insistant sur l’idée que le sharenting représente en soi une série de problèmes sérieux, n’invite-t-on pas les lecteurs à se sentir coupables ou à diaboliser cette pratique devenue habituelle ?

Récemment, l’épisode 30 du magazine Izi news de la RTBF (en ligne sur Auvio) a été consacré au sharenting. La présentatrice Yveline démarre avec énergie, droit dans les yeux : « Les parents qui exposent leurs gosses, ça s’appelle le sharenting ! Et aujourd’hui, ça représente 50 % des images présentes sur les forums pédopornographiques12 ». De quoi maintenir nos sens en état d’alerte. L’amalgame a la vie dure : d’une part, nous avons vu que le sharenting ne concerne pas que l’image – c’est juste plus courant et facilement médiatisable quand ça dérape –, d’autre part, il n’est pas synonyme de l’oversharenting toxique, même si les risques de détournement d’images sont les mêmes quand les règles de cybersécurité sont ignorées.

Qu’est-ce qui motive les parents à adopter le sharenting ?

La presse abonde de réponses : nous nous sentirions moins seuls en partageant notre vie intime, nous vivrions à travers nos enfants, gratifiés par les commentaires sur nos publications, ce qui témoignerait d’une forme de narcissisme13, ou encore, nous serions à la recherche de soutien. Plus sainement, nous chercherions à combler l’éloignement de la famille, nous serions tout simplement fiers de nos enfants, même si ce sentiment peut se révéler étouffant14. Il y a aussi le cas particulier des parents qui font de leur vie de famille un métier, la rendant publique (vlogs) : la problématique de l’accord des enfants quant à ce projet de vie est légitime, celle de la liberté des parents, tout autant.

Mais la question à se poser en premier lieu ne serait-elle pas « pourquoi faisons-nous ce que nous faisons ? ». L’important n’étant pas de le faire ou non, mais d’être conscient que cela sert un dessein, lequel devrait servir un épanouissement partagé. Après, vient la question de comment faire, avec quelles précautions et pourquoi ces précautions ont lieu d’être. Les statistiques suggèrent qu’il reste tellement à faire.

L’Observatoire de la Parentalité et de l’Éducation numérique dit qu’« il faut bien comprendre que partager des photos de nos enfants sur les réseaux sociaux n’a pas grand-chose à voir avec le fait de montrer un album photo à de vrais amis dans un contexte privé15 ». Voulait-on parler de « vrais » albums photos ? Ce qui semble « vrai » dans tout ça, c’est que la pratique du sharenting n’est pas prête de décélérer et que la photographie argentique devient l’apanage des artistes ou des passionnés. Les « vrais » problèmes semblent plutôt relever de l’éducation à la citoyenneté, de la santé publique et de la criminalité. Trois domaines qui méritent qu’on y investisse temps et argent, qu’il s’agisse de sharenting ou d’autre chose.

Alors, comment définir le sharenting ? Peut-être comme le prolongement moderne d’une tendance naturelle de l’être humain à vivre en interaction avec une communauté, grâce à laquelle il se sent vivre. Ce qui, hélas, n’aura jamais été sans danger16.


 

1 « Sharenting », dans Collins Dictionary (page consultée le 26/04/2023).

« Sharenting », dans Wiktionary, 21/05/2016 (page consultée le 26/04/2023).

2 « Sharenting », dans Wikipedia, 12/06/2019 (page consultée le 26/04/2023).

(S. n.), « Qu’est-ce que le sharenting ? », dans Ligue Enseignement, 2022 (page consultée le 26/04/2023).

(S. n.), « Sharenting : Informations pour les jeunes parents et les grands-parents "connectés" », dans  Je décide de ce qui concerne ma vie privée, 2022 (page consultée le 26/04/2023).

3 Children’s Comminssioner, « Who knows what about me?: A Children’s Commissioner report into the collection and sharing of children’s data », rapport publié par CCO, 11/2018 (page consultée le 27/04/2023).

4 (S. n.), « More than 2.7m parents share family photos with complete strangers online », dans Nominet, 06/02/2018 (page consultée le 27/04/2023).

5 McAfee, « Une nouvelle étude McAfee révèle que les parents ignorent les conséquences du partage de photos de leurs enfants en ligne », dans Global Security Mag, 08/2018 (page consultée le 27/04/2023).

6 Jacqueline Beauchere, « Teens say parents share too much about them online – Microsoft study », dans Microsoft,  09/10/2019 (page consultée le 27/04/2023).

7 Thierry Labro, « Le « sharenting », un danger pour les enfants », dans Paperjam, 11/10/2019 (page consultée le 27/04/2023).

Jeremly Gaignard, « Le « sharenting », une nouvelle tendance dangereuse pour les particuliers et les entreprises », dans La Tribune,  14/12/2022 (page consultée le 27/04/2023).

8 Katia Dansoko Touré, « Réseaux sociaux : Bientôt une loi pour encadrer l’exposition des enfants sur Internet ? », dans Libération,  03/o2/2023 (page consultée le 27/04/2023).

9 (S. n.), « Parents ‘oversharing’ family photos online, but lack basic privacy know-how », dans Nominet, 05/09/2016 (page consultée le 27/04/2023).

10 « Sharenting », dans Wikipedia, 12/06/2019 (page consultée le 26/04/2023).

11 Comme dans Nylah Burton, « When does sharing become oversharing? », dans The Verge, 11/06/2021 (page consultée le 26/04/2023).

12 « Le Sharenting, tu connais? », émission Izi News du 05/04/2023, sur Auvio (page consultée le 27/04/2023).

13Clémence Levasseur, « Faut-il exposer nos enfants sur les réseaux sociaux ? », dans Milk Magazine, 16/10/2021 (page consultée le 28/04/2023).

14(S. n.), « Sharenting : pourquoi oui, pourquoi non ? », Dans Je décide, (s. d.) (page consultée le 27/04/2023).

15 (S. n.), « Photos de nos enfants sur les réseaux… et si on arrêtait ? », dans OPEN, 17/09/2019 (page consultée le 27/04/2023).

16 Analyse rédigée par Olivier Monseur.

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