Analyse 2023-08

Partager sur le Web des informations à caractère personnel à propos de nos enfants — le « sharenting » — est-ce dangereux ? Quelles différences entre « sharenting » et « oversharenting » ?

Au vu des dangers relatifs à la cybercriminalité et au harcèlement sur les réseaux sociaux, diverses études ont tenté de cerner l’impact du sharenting sur les enfants et la relation avec les parents, pointant du doigt des conséquences psychologiques et sociales à prendre au sérieux. Certaines ont aussi démontré un manque de connaissances global des parents quant aux règles de cybersécurité1. Aussi, depuis une dizaine d’années, la presse (américaine d’abord, puis dans le reste du monde) alerte-t-elle sur les dangers du sharenting. Dangers qui ne viendraient pas tant du partage en lui-même, parfois porteur de bien-être relationnel, que d’un « sur-partage » en roue libre : l’oversharenting.

Les travers du sharenting

Entrée dans les mœurs grâce à l’avènement des réseaux sociaux, suivi de l’expansion des smartphones, cette pratique de partage, d’apparence anodine, ne serait pas dénuée de risques si l’on en croit les médias et les études réalisées pour le compte d’experts en informatique et cybersécurité, voire pour des instances politiques2. Trois types de dangers sont régulièrement pointés du doigt. Le plus fréquemment cité étant le risque que l’enfant soit moqué, voire harcelé, suite à une publication qui ne lui rend pas hommage (par exemple, une photo qui mettrait en évidence un défaut physique, ou une faiblesse de santé) ‒ avec, à la clef, de potentielles conséquences psychologiques et des répercussions sur la vie sociale et l’avenir de l’enfant (rien de moins)3. Ensuite, vient le danger de voir l’image de l’enfant détournée à des fins cybercriminelles, que ce soit dans le cadre d’un vol d’identité (servant à créer de faux profils : on parle de kidnapping numérique et de fantasy roleplay4 ), ou pour le compte de réseaux pédopornographiques – 50% des photos présentes sur leurs forums seraient issues des réseaux sociaux, d’après une étude du National Center of Missing and Exploited Children de 2020. Enfin, il est parfois fait état de nuisances dans la relation entre le parent et l’enfant, dont la confiance aux adultes peut s’en trouver ébranlée, car il n’est guère concerté avant le partage (et quand on creuse la question, on s’aperçoit qu’il s’en serait souvent fort bien passé). Cela peut avoir des retombées psychologiques en termes de conflit de loyauté, de dissonance cognitive, de manque de confiance…

De quoi soulever des interrogations sur le dépôt précoce de l’empreinte numérique des enfants, la porosité grandissante de leur intimité, ou encore, leurs droits à l’image minimisés et l’absence d’un contrôle éclairé sur leurs données sensibles. Nos enfants « naissent » sur le Web et voient leur identité en partie forgée, dès cet instant, par des parents qui deviennent les narrateurs (et les éditeurs) de leur histoire. Certains juristes y voient un conflit légal entre le droit à l’image des enfants et le droit à l’expression des parents5.

Enfin, outre les risques concernant les enfants, certaines analyses s’attardent sur le comportement des parents dont l’excès de sharenting sera perçu par leurs contacts comme un besoin d’être le centre du monde6. Ce qui porte préjudice à leur vie sociale. En effet, certains parents souffrent dans une quête sans fin de considération, ce que symbolise parfaitement le « like » de Facebook, qui appelle à toujours plus d’amour instantané7.

Face à cela, que faire ?

L’oversharenting étant considéré unanimement comme source de problèmes, il va de soi que les différents experts des secteurs concernés (psychologie, pédopsychiatrie, cybersécurité, politique…) ont proposé des solutions pour les combattre. Sur Internet, quelques sites plus ou moins exhaustifs et clairs, délivrent aux parents des conseils de bon aloi : vistacostadelsol.com – 6 tuyaux avisés pour une entrée en matière facile8parentia.be : 7 conseils orientés communication et responsabilisation9jedecide.be : un dossier qui pèse le pour et le contre10humanium.org : les bonnes pratiques et l’aspect juridique11one.be : 7 conseils spécifiques au droit à l’image12L’étude de McAffee sur globalsecuritymag.fr : 4 conseils orientés cybersécurité13.

Voici une synthèse des conseils le plus régulièrement donnés qui, bien souvent, relèvent du principe de précaution et du bon sens, mais rappellent aussi certaines lois :

Accord parental : l’accord des deux parents est indispensable avant tout partage. En France, l’accord de l’enfant est également requis. En Belgique, l’ONE précise que « l’autorisation d’un seul parent est suffisante, lorsqu’il n’y a pas pour le tiers des raisons de penser que l’autre parent peut vouloir s’y opposer14 ».

Droits de l’enfant : même si l’enfant n’est pas encore apte à donner son avis, cela ne donne pas tous les droits aux parents, qui doivent agir en protecteur de ces droits, non en dépositaires15.

Communication intrafamiliale : concerter l’enfant avant de partager quoi que ce soit le concernant, les parents doivent donner l’exemple d’un comportement sain et réfléchi tout en respectant leur enfant en tant qu’individu. Établir un consensus.

Empathie : réfléchir et se mettre à la place de l’enfant. Une photo ou une déclaration qui nous-même nous mettrait mal à l’aise indique qu’elle plongera sûrement l’enfant dans le même état, et qu’il vaut mieux s’abstenir de la partager.

Cybersécurité et comportement en ligne : proscrire les photos où s’exprime la nudité, ou des positions et situations ambiguës, ne partager aucune donnée sensible qui permet d’identifier l’enfant ou un lieu qu’il fréquente. Privilégier les canaux de partage privés (messagerie instantanée, e-mail).

Protection des données : lire les règles de protection des données personnelles à propos des réseaux sociaux que l’on fréquente, éviter le partage public, restreindre l’accès aux données partagées à des personnes fiables. S’informer !

En France, prise de conscience

« L’économie de l’influence, qui découle du développement phénoménal des réseaux sociaux et de la société de l’image, incite tout un chacun à exposer sa vie réelle ou fantasmée dans une espèce de panoptique, à la recherche de toujours plus d’appréciations et de commentaires – l’essor des vlogs familiaux en est aujourd’hui la meilleure illustration16. »

En France, une proposition de loi du député Bruno Studer (n°758) a été examinée et adoptée, en première lecture, via une procédure accélérée le 4 mars à l’Assemblée nationale. Elle vise « à garantir le respect du droit à l'image des enfants » en ajoutant quelques précisions aux articles 371, 372, 373 et 377 du code civil français. Ces menues modifications ordonnent que « les parents associent l’enfant à l’exercice de son droit à l’image, selon son âge et son degré de maturité » ; un signe que le bien-être psychologique de l’enfant est pris en considération et que les parents en sont bien responsables dans ce cadre. On ajoute que l’enfant « peut également, en cas de désaccord entre les parents sur l’exercice des actes non-usuels relevant du droit à l’image de l’enfant, interdire à l’un des parents de publier ou diffuser tout contenu sans l’autorisation de l’autre parent. Ces mesures peuvent, s’il y a urgence, être ordonnées en référé. » Enfin, l’article 377 est modifié de sorte que l’autorité parentale puisse être contestée (et éventuellement déléguée) en raison d’une diffusion d’image portant gravement atteinte à la dignité ou l’intégrité morale de l’enfant17.

Il existe une littérature juridique européenne et internationale, dont s’inspire ce projet de loi, qui n’est pas exempte de références aux droits de l’enfant et au contrôle de son empreinte numérique. Ainsi, l’article 17 du RGPD (2018) inscrit le « droit d’être oublié » qui « permet aux enfants d’effacer leurs informations personnelles des résultats des moteurs de recherche18 ». Sans oublier la Convention des Nations unies relative aux droits de l’enfant de 1989 qui développe la notion d’intérêt supérieur de l’enfant.

La France est un pionnier en la matière. Déjà en 2020, une loi était votée à propos de l’encadrement et la protection des mineurs « influenceurs » de moins de 16 ans, surtout en ce qui concerne la gestion des revenus. Ce cas de figure particulier, celui des youtubeurs et apparentés exploités par des parents vénaux, n’est pas toujours explicitement évoqué quand il est question de sharenting. Il en est pourtant l’expression la plus sournoise et nécessite une mise en application systématique du droit à l’image et à la protection de la vie privée. C’est aussi là que se pose le principal souci : l’ingérence des lois et des principes moraux portés par celles-ci au sein du cercle familial. On aura beau voter des lois, appliquer des directives européennes, le contrôle de ce qui se passe à la maison reste délicat.

Et en Belgique ?

En Belgique, le flou juridique demeure19. Mais devra-t-on se contenter de légiférer, là où chaque individu devrait se remettre en question ? N’y a-t-il pas des grains à moudre en matière d’éducation ? Protéger son image, son intimité et sa réputation devrait figurer parmi nos préoccupations. Encore faut-il maîtriser les arcanes psychologiques, sociales et informatiques qui nous aideront à bâtir un monde de partage bienveillant, où ce mot ne rime pas avec irrespect, humiliation ou chantage affectif. C’est un travail de longue haleine qui nous attend, ainsi que les générations futures, car nous sommes englués dans une période de changements ultra-rapides couplés à de multiples stress, symptômes d’une civilisation en bout de course. Néanmoins, n’est-ce pas un défi majeur de notre avenir : prendre le temps de réfléchir, de se parler, de s’écouter, de se comprendre, à commencer par le noyau familial où les jeunes passent de plus en plus de temps derrière les écrans… Attendez… L’examen du sharenting met bien en évidence des travers d’adultes qui partagent trop, ce qui sous-entend qu’ils passent probablement beaucoup trop de temps devant leur smartphone. Ne devrions-nous pas nous interroger aussi sur quel modèle nous sommes pour nos enfants ? En optant pour un comportement d’adulte responsable face aux nouvelles technologies, et en cultivant le dialogue avec nos enfants, nous planterons sans doute les graines d’une évolution positive en matière de cybersécurité et de rapports sociaux. Sans mettre au ban le sharenting, vivons avec notre époque, mais surtout, efforçons-nous de la comprendre20.


 

1 À ce propos, voir l’analyse 2023-08 de Couples et Familles « (Re)définir le sharenting ».

2     Id.

3 Philippe Jean Poirier, « Photos sur les réseaux sociaux: ces enfants qui disent non », dans La Presse, 11/02/2019 (page consultée le 28/04/2023).

rue89, « Ils affichent leurs enfants sur les réseaux : les périls du "sharenting" », dans L’Obs, 21/11/2016 (page consultée le 28/04/2023).

(S. n.), « Sharenting : que partager sur les médias sociaux concernant votre enfant ? », dans Parentia, (s. d.) (page consultée le 28/04/2023).

(S. n.), « Souris un peu … Papa veut des likes sur Facebook », dans OPEN, 17/09/2019 (page consultée le 28/04/2023).

Kathleen Wuyard, « Une blogueuse s’en prend aux parents qui inondent le web de photos de leurs enfants », dans Flair, 18/04/2019 (page consultée le 28/04/2023).

4 (S. n.), « Souris un peu … Papa veut des likes sur Facebook », id.

5 Me julien També, « Parentalité 2.0 : attention à la pratique du "sharenting" », 05/04/2022 (page consultée le 28/04/2023).

Proposition de loi n°758 visant à garantir le respect du droit à l'image des enfants.

6 Sona Klucarova et Jonathan Hasford, « The oversharenting paradox: when frequent parental sharing negatively affects observers’ desire to affiliate with parents », analyse publiée par Research Gate, 06/2021 (page consultée le 28/04/2023).

7 Beth Ann Mayer, « Why Parents Overshare on Social Media And When It Might Be Dangerous », dans Parents, 01/02/2022 (page consultée le 28/04/2023).

Kathleen Wuyard, « Partager l’intimité familiale sur les réseaux sociaux, un terrain miné », dans Le Vif, 27/06/2022 (page consultée le 28/04/2023).

8    « Sharenting : définition et pourquoi c’est important ? »

9    « Sharenting : que partager sur les médias sociaux concernant votre enfant ? »

10    « Conseils pour pratiquer un "sharenting" avisé »

11    « Les droits de l’enfant et les technologies numériques : la vie privée des enfants à l’ère des médias sociaux »

12 « Droit à l’image, enfants et le Web : comment concilier ? »

13 « Une nouvelle étude McAfee révèle que les parents ignorent les conséquences du partage de photos de leurs enfants en ligne »

14 (S. n.), « Droit à l’image, enfants et le Web : comment concilier ? », dans ONE, 12/12/2018 (page consultée le 28/04/2023).

15 Vanessa Cerzarita Cordeiro, « Comprendre les conséquences du "Sharenting": "le droit à l’oubli" pour les enfants », dans Humanium, 09/03/2021 (page consultée le 28/04/2023).

16 Proposition de loi n°758 visant à garantir le respect du droit à l'image des enfants.

17 id.

Voir aussi Katia Dansoko Touré, « Bientôt une loi pour encadrer l’exposition des enfants sur Internet ? », dans Libération, 03/02/2023 (page consultée le 28/04/2023).

Cyril Lacarrière, « Le "sharenting" ciblé à l’Assemblée », dans France Inter, 06/03/2023 (page consultée le 28/04/2023).

Ysé Rieffel, « Les risques du « sharenting », l’exposition des enfants par leurs parents sur Internet, ciblés à l’Assemblée », dans Le Monde, 05/03/2023 (page consultée le 28/04/2023).

18 Article 17 du Règlement général sur la protection des données (GDPR), relatif au droit à l’effacement ("droit à l’oubli").

19 Yasmine Lamisse, « Quel droit à l’image pour les enfants sur les réseaux sociaux ? », 05/05/2021 (page consultée le 28/04/2023).

Yasmine Lamisse, « Réseaux Sociaux : quels sont les droits de vos enfants ? », 23/02/2022 (page consultée le 28/04/2023).

20 Analyse rédigée par Olivier Monseur.

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