Analyse 2023-10

Le sujet fait débat : vivre en couple mais chacun sous son toit, la presse en parle régulièrement comme d’une nouvelle habitude, un mode de vie qui représenterait une nouvelle tendance. Est-ce vraiment le cas ? En quoi serait-ce profitable au couple ?

L’organisation du couple a longtemps été un marqueur de la condition sociale, comme c’était le cas dans les cités grecques de l’Antiquité et sous la République Romaine. Selon qu’on était citoyen, esclave, étranger ou affranchi, les normes en matière de couple n’étaient pas les mêmes. À Rome, l’usage et la loi exprimaient tellement de variantes du couple que les avocats s’y perdaient, d’après le témoignage de Cicéron, l’un des plus célèbres d’entre eux. L’union entre homme et femme était reconnu sous plusieurs formes, notamment celle du « mariage de fait (per usum) » après un an de vie commune. Dans l’Athènes classique, le concubinage était permis et le citoyen marié pouvait divorcer au profit d’une concubine étrangère, comme l’avait fait Périclès avec Aspasie. Le stoïcisme romain et le christianisme ont progressivement uniformisé ces pratiques, redéfinissant ainsi la notion de couple à travers celle du mariage, qui devient l’unique forme d’union légale entre un homme et une femme. Mais l’objectif avoué du couple marié reste encore longtemps l’enfantement et la transmission de l’héritage ; questions qui préoccupent la loi dans le cas du concubinage, malgré tout fréquent et toléré. Un objectif qui ne laisse guère de place à l’amour conjugal, quel que soit l’échelon social1,2,3. Traditionnellement, le couple se caractérise donc surtout par la cohabitation et la procréation, ce depuis la préhistoire, si l’on en croit l’archéologie4. Aujourd’hui, tant dans la loi que dans les mœurs, la notion de couple se dissocie à nouveau de la pratique du mariage et ses différentes formes ne sont plus vraiment liées à une classe sociale particulière, mais donnent la possibilité aux intéressés de se concerter sur un contrat relationnel sur mesure5.

Union libre, trouple, VCCS… des tendances nouvelles ?

« Concubinage, unions libres et couples homosexuels ont toujours existé6», rapportait le journaliste belge Jean-Claude Bologne7, interviewé à l’occasion de la sortie de son Histoire du couple (Perrin, 2016). Mais on sait peu de choses sur les autres formes de couple, car c’est avant tout le mariage qui laisse des traces historiques. Toutefois, quelques exemples célèbres nous sont parvenus, comme celui de l’artiste namurois Félicien Rops, qui aura vécu « en trouple » avec les sœurs Aurélie et Léontine Duluc de 1874 à sa mort en 18988. Aussi bien que les mariages laissent des traces officielles, les couples célèbres marquent davantage les esprits, car ils appartiennent à une certaine catégorie sociale, riche la plupart du temps, qui attire l’attention des médias et de l’opinion publique, laquelle lui prête souvent un caractère excentrique presque « normal ». Quelques couples célèbres vivant chacun chez soi (VCCS) restent ainsi dans les mémoires : Jean-Paul Sartre et Simone de Beauvoir, Françoise Hardy et Jacques Dutronc, Monica Bellucci et Vincent Cassel, ou encore, David Beckham et Victoria Adams… Si certains sont depuis lors morts ou séparés, d’autres demeurent en couple depuis plusieurs années, mariés ou non. Il est un fait certain qui ne manquera pas de sauter aux yeux : vivre chacun chez soi nécessite, a minima, que chacun ait son propre domicile, maison ou appartement, mais potentiellement aussi sa voiture, ses meubles, son électroménager, etc. Un frein notable pour la plupart des gens et un luxe que peuvent se permettre les mieux nantis. Mais le constat est là : depuis les années 60, les statistiques tendent à montrer que ce style de vie séduit une part non négligeable de la population. Comme au Québec, où, en 2011, on estime que le phénomène aurait touché environ 1,9 millions d’habitants9. Une estimation similaire sera publiée en France concernant l’année 201410. Mais de quelles réalités témoignent ces chiffres et quelles sont les raisons qui poussent « monsieur et madame tout le monde » à franchir le cap ?

Une tendance ou une nécessité ?

L’Étude des parcours individuels et conjugaux (Épic) – menée en France par Arnaud Régnier-Loilier avec l’Ined et l’Insee en 2013-2014 – a mis en évidence des corrélations entre le fait de ne pas vouloir cohabiter et, d’une part, la hauteur du diplôme, d’autre part, le jeune âge (moins de 30 ans), bien qu’un regain d’intérêt se fasse sentir dans la tranche des 45-55 ans. Chez les jeunes, cela traduit surtout une période transitoire avant d’opter pour la cohabitation, par exemple, pendant qu’ils vivent encore chez leurs parents. De manière générale, les personnes ayant connu une séparation douloureuse ont moins tendance à vouloir revivre sous le même toit qu’un.e autre, surtout quand elles ont déjà été mariées. En outre, la présence des enfants chez les parents séparés retarde la perspective de renouer avec la vie commune11. Au Canada, c’est l’Enquête sociale générale sur la famille de 2011 et 2001 qui fournit le plus d’informations. Le constat est similaire. Par exemple, 31 % des 20-24 ans en couple déclaraient vivre chacun chez soi (contre 5 % des 30-39 ans) avec cette même idée d’être en situation transitoire. Contrairement aux plus âgés, dont la situation de couple VCCS dure plus longtemps. On y apprend aussi que 42 % des personnes en couple VCCS avaient opté pour cette solution par contrainte – principalement financière et liée aux études, pour les jeunes, ou à la profession, pour les plus âgés – mais que 32 % d’entre elles l’avaient décidé d’un commun accord, comprenant 2/3 des plus de 60 ans. Quand ils ont choisi ensemble ce style de vie, les motivations des couples VCCS relèvent, soit, de ce qu’ils ne se sentent pas prêts à vivre ensemble (48%), soit, d’un désir d’indépendance (28%)12.

Aux origines

Certes, il semble y avoir une « tendance » de la population à vivre en couple chacun chez soi, mais s’agit-il d’une mode, d’un phénomène nouveau ou d’une tendance « naturelle » qui prend racine dans un contexte particulier ? Si l’on creuse un peu, on ne manquera pas de tomber sur d’autres enquêtes plus anciennes motivées peu ou prou par la même question : « sont-ils en train d’inventer un nouveau mode de relation conjugale, fondé ni sur le mariage, ni sur la cohabitation ?13». C’est le cas en France avec l’enquête Situation familiale et emploi (Ined, 1994) et l’enquête Emploi (Insee, 1986) examinées à la loupe par Catherine Villeneuve-Gokalp, œuvrant alors pour l’Institut national d’études démographiques. Dans son analyse de 1997, elle concédait que cette « nouvelle » tendance à « l’autonomie résidentielle des conjoints » était « passée totalement inaperçue pendant longtemps14». Pour exemple, en 1986, l’enquête montrait que, parmi les moins de 45 ans, 2 % des couples mariés et 7 % des couples non mariés conservaient deux domiciles, mais qu’il s’agissait le plus souvent d’un choix par contrainte. L’étude approfondie de Catherine V.-G. soulève le même genre de conclusions sur le choix de vivre séparément en début de relation, de façon transitoire, et après une rupture difficile, par prudence. Catherine V.-G. note que « au milieu des années 1960, près de neuf fois sur dix la vie en couple ne précédait pas le mariage, trente ans plus tard, la situation s’est totalement inversée » de même que « durant les années 1970, la cohabitation ne se voulait pas encore une alternative au mariage, mais un moyen de l’attendre ou de le retarder15». Il est clair que les années 60 marquent un tournant dans l’histoire des couples, car le mariage, en tant qu’institution et reliquat d’une époque où l’on se mariait par intérêt financier, va perdre de son sens en même temps que les divorces se feront plus nombreux. Mais également, la femme va gagner en autonomie et revendiquer son indépendance. L’ère de l’individualisme dans laquelle nous vivons découle en partie de ce bouleversement sociétal, suite auquel les codes sociaux vont être petit à petit déconstruits. Progressivement, le besoin brûlant de se préserver soi en tant qu’individu « libre » va se substituer à la contrainte de la construction laborieuse du couple, marié ou non16,17,18. Dans ce contexte, l’image d’Épinal du couple romantique fusionnel, longtemps plébiscitée par la littérature et le cinéma populaires à l’eau de rose, ne va plus correspondre avec ces nouvelles attentes personnelles. Bien que son fantôme plane encore, donnant parfois lieu à des mésententes au sein du couple19.

Quels avantages ?

Des témoignages de couples VCCS affluant sur le Web nous livrent des éléments de réponses sur ce qui les motive à choisir ce mode de relation. Il y a l’amour d’être seul.e et le besoin de s’accorder des moments de détente, de disposer d’un espace rien qu’à soi, ce qui permet également de ne pas avoir à culpabiliser de laisser seul.e son/sa partenaire. Certain.e.s veulent éviter la routine à tout prix, ne pas se sentir obligé.e.s de se voir, partant du principe qu’il vaut mieux ne partager que les bons moments et entretenir le désir dans l’attente de se revoir. Dès lors, on n’aurait plus besoin de se forcer à plaire à l’autre et à souffrir en silence. D’un point de vue organisationnel, cela permet de continuer à faire ce que l’on veut quand on le veut (regarder une série, ranger son linge, manger, etc.) sans avoir à se calquer sur le planning d’un.e autre. Cette façon de penser « individualiste » serait une conséquence de la perte progressive des repères sociaux, nous obligeant à forger individuellement notre propre rôle plutôt que d’avoir à répondre au besoin de la collectivité. L’impératif de rester indépendant ou libre, sans être enchaîné à l’autre, est régulièrement invoqué. Ce qui transparaît dans des injonctions de type « sois toi-même », portées par la mouvance du développement personnel, et se trouve exacerbé par l’intrusion accrue des nouvelles technologies dans notre vie privée, smartphones en tête, qui contribuent à nous isoler20,21,22,23,24. Dans un autre registre, la tendance à vivre ensemble séparément apparaît comme une sécurité pour les couples homosexuels, car « la non-cohabitation permet de garder une certaine discrétion sur [leur] vie intime25».

Quels inconvénients ?

Principalement, le fait de posséder tout deux fois dédouble en quelque sorte les dépenses, surtout en matière de loyer et d’énergie. Ce qui induit que ce mode de vie pourrait être privilégié par une certaine frange aisée de la population. Au-delà de ça, on peut se demander si vivre séparément ne freine pas la construction de projets communs, ou si cela ne laisse pas à l’un.e ou à l’autre le sentiment récurrent de ne pas être épaulé. Aussi, croyant échapper au train-train quotidien, ne remplace-t-on pas finalement une routine par une autre ? La sempiternelle question « Qu’est-ce qu’on mange ce soir ? » est seulement remplacée par une plus moderne : « On va chez qui ? ». Plus délicat : vivre en couple chacun chez soi augmente-t-il les chances d’être infidèle ? Le doute subsisterait et induirait que la confiance en l’autre est mise à l’épreuve. Enfin, ce mode de vie conjugale ne convient certes pas à tout le monde et peut susciter des frustrations quand l’un.e des deux partenaires subit le besoin de solitude de l’autre26,27,28. Chose curieuse, une étude de Birk Hagemeyer, docteur en psychologie allemand, a révélé que les couples vivant séparément se disputaient davantage que ceux vivant ensemble29. D’un point de vue psychologique, on peut se demander, à l’instar du psychiatre français Robert Neuburger, si le refus de se donner partiellement à l’autre ne remet pas en question l’intérêt même du couple30.

Le couple ainsi déconstruit survivra-t-il ?

« L’apprentissage de la vie sociale passe par le couple. C’est pourquoi le couple résiste malgré une culture qui privilégie l’individu et le développement personnel31», évoque Jean-Claude Bologne, qui a consacré une large partie de sa carrière d’écrivain aux anecdotes du quotidien, qui font de notre vie privée notre Histoire aussi bien que les guerres, les règnes ou les grandes découvertes. François de Singly, sociologue français, lui emboîte le pas en arguant que les nouveaux couples mènent « une double vie », dans le sens de « vivre avec une seule personne deux vies, l'une ensemble, l'autre en solo32». Comme si l’idée de concéder quelque chose à l’autre relevait d’un sacrifice devenu liberticide. Nous manquons probablement de recul pour mesurer l’impact de cette nouvelle façon de concevoir l’union à travers l’éloignement, de ce rejet d’un idéal fusionnel peut-être trop longtemps cultivé par nos aïeux. Toutefois, le malaise est palpable à propos des couples « modernes » (du moins, modernes par rapport à un modèle d’avant-guerre) : rares sont ceux qui donnent l’exemple d’une vie de couple pérenne. Mais quel couple, aujourd’hui, peut prétendre à être un modèle de perfection ? À l’heure où les divorces explosent, où le mariage perd presque tout son sens et où les sites de rencontres et la télé-réalité invitent à consommer les relations comme des cornets de frites, quel idéal tient encore la route pour servir de modèle à la société ? Peut-être faut-il voir dans cette obsession de l’alternative au couple « traditionnel » la quête d’un nouvel idéal d’amour, dès lors en perpétuelle (dé)construction33.


1  Quentin Bullens, « Comment la famille a-t-elle évolué depuis le Moyen Âge ? », dans RTBF.be, 14/06/2022 (page consultée le 12/05/23).

2 Philippe Remacle, et al. « Matrimonium », dans « L’Antiquité grecque et latine / Du Moyen-Âge », (s. d.) (page consultée le 16/05/23).

3 Dominique Simonet, «Les Romains ont inventé le couple puritain», dans L’Express, 04/07/2022 (page consultée le 16/05/23).

4 Jean-Claude Bologne, « Paradoxalement, la vie de couple a été codifiée par des célibataires chrétiens », propos recueillis par Anastasia Vécrin, dans Libération, 18/04/2016 (page consultée le 12/05/23).

5 Huret Marie et Remy Jacqueline, «  Les nouveaux couples : ensemble mais autonomes », dans L’Express, 16/03/2000 (page consultée le 12/05/23).

6 Jean-Claude Bologne, op. cit.

7 De formation romaniste, Jean-Claude Bologne s’est spécialisé dans l’histoire des mœurs et de la vie quotidienne. Il se distingue notamment avec Histoire de la pudeur en 1987.

8 Fonds Félicien Rops, « Félicien Rops : Biographie », dans fondsrops.org, (s. d.) (page consultée le 16/05/23).

9 Martin Turcotte, « Vivre en couple chacun chez soi », étude publiée par Statistique Canda, 03/2013, (page consultée le 12/05/23).

10 Arnaud Régnier-Loilier, « Être en couple chacun chez soi, une situation plus fréquente après une séparation », dans Population & Société, 2019/5 (n°566), p. 1-4, en ligne sur Cairn.info (page consultée le 12/05/23).

11 Arnaud régnier-Loilier, ibid.

12 Martin Turcotte, op. cit.

13 Catherine Villeneuve-Gokalp, « vivre en couple chacun chez soi », dans Population, 1997/5, p. 1059-1081, en ligne sur Persée.fr (page consultée le 12/05/23).

14 id.

15 id.

16 Huret Marie et Remy Jacqueline, op. cit.

17 « Quels sont les différents styles de couples et leurs caractéristiques ? [Interview d’Éric Widmer et Philippe Brenot par Mathieu Vidard] », émission Sociologie du couple du 01/02/2017 sur France Inter, en ligne sur Radiofrance.fr (page consultée le 12/05/23).

18 Nathalie Le Blanc, « Chacun chez soi: pourquoi de plus en plus de couples vivent séparément », dans Le Vif, 07/02/2022 (page consultée le 17/05/23).

19 Aurore Le Moing, citée dans Emmanuelle Ringot, « À partir de quel moment est-on réellement “en couple” ? », (s. d.) (page consultée le 17/05/23).

20 Huret Marie et Remy Jacqueline, op. cit.

21 Monique Dupré la Tour, citée dans Hugue Marie et Remy Jacqueline, op. cit.

22 Vicky Lyssens-Danneboom, citée dans Nathalie Le Blanc, op. cit. 

23 [Bella DePaulo], « Pourquoi de nombreux couples heureux choisissent de vivre seuls ? », traduit par Psychologue.net, 05/01/21 (page consultée le 17/05/23).

24 Leslie Rezzoug, « Couple: ils s'aiment mais vivent séparément », dans L’Express, 02/09/2015 (page consultée le 17/05/23).

25 Arnaud Régnier-Loilier, « Ces personnes qui vivent en couple mais "chacun chez soi" », propos recueillis par Carine Janin, 01/03/18 (page consultée le 17/05/23).

26 Julie Ge, « Couple : vivre chacun chez soi, ça marche ? Des pour et des contre... », dans Fourchette et Bikini, 22/12/2015 (page consultée le 16/05/23).

27 Dimitri Mortelmans, cité dans Nathalie Le Blanc, op. cit. 

28 Huret Marie et Remy Jacqueline, op. cit.

29 Étude citée dans [Bella DePaulo], op. cit.

30 Robert Neuburger, cité dans Leslie Rezzoug, op. cit.

31 Jean-Claude Bologne, op. cit.

32 Huret Marie et Remy Jacqueline, op. cit.

33 Analyse rédigée par Olivier Monseur.

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