Analyse 2024-02

L’éducation à la vie relationnelle, affective et sexuelle (EVRAS) a fait couler beaucoup d’encre et de salive depuis fin 2022 suite à la publication d’un Guide à l’attention des animateurs labellisés. La polémique1 a tourné au vinaigre et atteint son point culminant en septembre 2023 : 8 écoles vandalisées, parmi lesquelles 6 incendiées à Charleroi. Les criminels y ont tagué des menaces ne laissant aucun doute sur leur mépris de l’EVRAS. Comment en est-on arrivé à cette terrible situation ? Comment éviter que les cendres encore chaudes ne s’embrasent à nouveau ? Couples et Familles porte une réflexion sur les peurs folles que suscite le débat sur la sexualité dans notre société.

« La PJ fédérale mènera l’enquête sur les incendies provoqués par des opposants aux cours d’éducation sexuelle2 » titrait la RTBF le 13/09/23. Mais depuis lors, nous n’avons guère d’informations nouvelles sur cette affaire pourtant très grave. Si ce n’est que les coupables sont assimilés à des anti-EVRAS manipulés et désinformés, en lien avec des groupuscules islamistes salafistes, catholiques intégristes et d’extrême droite3. Constat sans appel, mais surtout sans suite. Aujourd’hui4, la tension semble retombée. Le travail de réinformation des nombreuses associations ayant joué le jeu du discours pédagogique rassurant ont porté leurs fruits : les parents sont rassurés de savoir que leurs enfants n’apprendront pas à envoyer des sextos ni à se masturber à l’école… Mais qui croyait ça ? Car il s’agit bien de « croyances » issues de la propagande idéologique. Celle-ci vise à faire peur en déclenchant l’émoi sur des sujets sensibles qui fédèrent les mécontents, alors qu’ils ne se seraient même pas serré la main en d’autres circonstances. Voyons de plus près qui a réellement peur d’ouvrir à l’école le débat sur la sexualité, et pourquoi.

Sexualité et religion : une union conflictuelle

La plupart des religions entretiennent un rapport ambivalent avec la sexualité, qu’elles essayent plus ou moins d’encadrer par des règles. Celles-ci visent à renforcer une forme de cohésion sur les plans conjugal, social et spirituel. Ainsi, une sexualité réglementée se révèle un pilier central des doctrines religieuses. À l’inverse, une sexualité libre fait courir le risque d’un égocentrisme susceptible de détourner le fidèle de sa relation à Dieu. Une étude de 2016 de l’UCLouvain a démontré cela scientifiquement : le fait de (re)penser au sexe oriente les choix et les envies du moment5. Des religions comme l’islam et le catholicisme partent du principe qu’une sexualité libre, pouvant prendre cours hors mariage, menace le lien social des croyants.

Sexualité et islam

D’après Malek Chebel6, l’islam est une religion de la collectivité, alors que l’Occident a cheminé vers un culte de l’individu, qu’on retrouve dans la culture du bien-être. De ce point de vue, la notion de « bien-être sexuel » peut paraître incongrue aux yeux des musulmans7. Pour autant, la question d’être bien avec sa sexualité n’est pas absente de l’islam, mais elle se pose différemment : « la sexualité est quelque chose de sain en islam8» cependant que la relation à l’intimité y est codifiée et confinée à la famille et au couple marital9. Nadia El Bouga10 se montre critique à l’égard du monde arabe, dont elle déplore « la misère sexuelle », et dénonce l’ingérence des lois dans la religiosité et les libertés individuelles, jusque dans la sexualité11, 12. Y aurait-il un intérêt des autorités à réglementer la sexualité et ainsi juguler l’émancipation individuelle13 ? La peur d’un débat « hors de contrôle » sur la sexualité ne serait pas tant à chercher du côté de la religion que dans les instances du pouvoir qui l’instrumentalisent.

Sexualité et catholicisme14

Quand on parle de sexualité et de catholicisme, on pense inévitablement aux années 1960 et à la prise de position controversée du Pape Paul VI en défaveur de la contraception et de l’avortement. Écho d’une doctrine conservatrice où la sexualité se veut inféodée à l’amour conjugal et destinée à la procréation. Sa doctrine concilie spiritualité et sexualité dans le but de consolider le couple marital. Sur ce point, le message n’a guère évolué15. Une sexualité épanouie au sein du couple marital, associée au rejet de la fornication, maintient l’ordre social et engendre les fidèles qui donnent sa raison d'être à l’Église. Il faut rappeler que le concept d’amour conjugal est né quand l’Empire romain, en manque d’héritiers, eut besoin de consolider sa base citoyenne : il promut ce concept en parallèle à une répression accrue de l’adultère16. Dans un cas comme dans l’autre, une haute autorité aura voulu se légitimer en encourageant une sexualité reproductive restreinte au couple marital. Précepte dont les intégristes sont fortement imprégnés.

La face cachée des slogans anti-EVRAS

La conception de la sexualité s’enracine dans une histoire religieuse, parfois déconnectée de la réalité contemporaine. Des conservateurs militent ainsi en faveur de dogmes rétrogrades et réfutent le rôle de l’école dans l’éducation à la sexualité, au prétexte que celle-ci relève du privé. Ce qui arrange certaines autorités mêlant religion, droit et politique, pour qui le libre débat sur la sexualité menace l’ordre social et spirituel. Celles-ci s’emparent du débat pour servir leurs intérêts et légitimer une position dominante, parfois fébrile. Ainsi, discuter librement de sexualité en dehors du cadre familial, avec pour objectif de « faire ses propres choix et développer son esprit critique par rapport aux normes sociales, culturelles et religieuses17 » apparaît comme subversif au regard des conservateurs. Derrière les slogans anti-EVRAS, les pétitions et les incendies criminels se cachent d’autres préoccupations que les questions d’apprentissage de la masturbation, d’envoi de sextos ou de promotion du transgenrisme, par ailleurs surmédiatisées.

Quand la psychose collective fausse le jugement

Couples et Familles pense que le fond du problème relève des tentatives d’ingérence de groupuscules minoritaires18 œuvrant à la prolifération de fausses informations, dans le but de répandre leur idéologie en profond désaccord avec les valeurs de notre société. D’autant plus qu’ils sont prêts à utiliser des méthodes dignes du terrorisme19 pour accentuer la peur des citoyens. Ces groupuscules connaissent les moyens de pression efficaces, les boutons où appuyer pour déclencher l’indignation générale qui dérivera en psychose collective. En les activant, ils se révèlent de véritables agents du chaos, n’ayant d’autres moyens que d’inspirer la panique morale pour ensuite s’imposer en parangon des valeurs traditionnelles. Parmi les subterfuges utilisés, on trouve la théorie des réseaux pédophiles à qui profiteraient les animations EVRAS20. Et quand il s’agit d’atteintes aux enfants, tout le monde est censé se lever comme un seul homme. Mis en état d’alerte par une information fallacieuse telle que celle-là, les parents déjà inquiets cèdent à l’angoisse et participent eux-mêmes à la désinformation en criant leur colère.

Les spécialistes, qui se font les porte-paroles des parents inquiets, commettent des lapsus éclairants : ils énoncent le risque d’une « intrusion psychique chez l’enfant21 » ou le « risque d’une infraction dans l’intimité des familles22 ». En octobre dernier, La Libre s’alarmait de ce que l’EVRAS promeut « l’autodétermination de l’enfant » et rejette aussi bien les limites oppressantes que structurantes, signant un excès de permissivité. Le journal s’insurge qu’on veuille « faire croire à l’enfant qu’il va pouvoir choisir son genre indépendamment de son sexe anatomique23 ». On instillerait ainsi dans sa tête des idées tellement subversives qu’elles remettent en question l’intégrité du corps . On assiste à un fantasme collectif sur l’invasion de l’esprit et du corps24, qui s’emballe dès qu’on « pense sexe » ; et en mesure de déclencher une attitude défensive-agressive, comme si l’on se trouvait face à une menace invisible en mesure de nous détruire.

Pour une nouvelle alliance sociale

Nous traversons une ère de tensions entre l’école et certains parents, deux symboles d’autorité. La polémique autour de l’EVRAS a jeté de l’huile sur le feu. Mais elle éclaire sur différents modèles d’éducation familiale qui ne se retrouvent pas autour d’un projet d’émancipation individuelle à travers le débat sur la sexualité promu par l’EVRAS. C’est la peur de voir son enfant quitter le nid et se retourner un jour contre la tradition. N’est-ce pas l’histoire du monde ? Car si les agents du chaos qui tirent les ficelles sont guidés par un besoin de contrôle, les parents manipulés se sentent désarmés face à des craintes légitimes : il s’agit de protéger leurs enfants et leurs valeurs. Dès lors, comment rétablir le lien social entre les pour et les contre ? Mais surtout comment s’affranchir de l’enfumage idéologique ?

Plutôt que de rassembler les forces autour d’un ennemi commun imaginaire, Couples et Familles préfère tendre vers un but commun tangible. Une perspective d’avenir pour nos enfants, libres de construire le monde de demain. Plutôt que d’imposer un héritage en passe d’être révolu, car il peine à trouver sens dans la réalité contemporaine, il faut établir un nouveau contrat social : allier bien-être de tous et désir d’appartenance aux différentes spiritualités et philosophies. Qui, à n’en pas douter, ont plus de points communs que de divergences pour bâtir une société unie.

La question de permettre le débat sur la sexualité à l’école est celle du rapport à l’intime, de l’ouverture aux autres, du lâcher-prise, mais c’est aussi celle du rapport à l’autorité et à la subversion. Or il n’existe toujours pas de débat d’envergure sur ces questions pourtant cruciales. Pour qu’ils autorisent leurs enfants à penser par eux-mêmes, les parents récalcitrants doivent d’abord contester leur propre héritage et faire eux-mêmes ce travail de subversion. En soutien à l’EVRAS, l’Éducation Permanente est toute désignée pour entamer un processus de déconstruction des croyances obsolètes, dans le respect des convictions individuelles et la perspective d’une nouvelle alliance sociale25.

 


 

1 Voir notre analyse « Les tabous de l’EVRAS » où l’on évoque la sortie du « Guide pour l’EVRAS » et analyse trois passages qui engageaient la controverse. Leurs détracteurs exigeaient leur retrait ou un réaménagement : « Des sextos dès 9 ans ? » (p. 191-192) ; « Transidentité : choisir son genre dès 9 ans ? » (p. 161) ; « Apprendre le consentement (sexuel ?) dès 9 ans ? » (p. 189). Une nouvelle mouture du Guide a été publiée depuis lors qui corrige effectivement deux des passages que nous avions analysés. La rubrique « Sextos et photos dénudées » a été supprimée, en même temps que le terme « sexto » n’apparaît plus qu’une fois (chez les 12-14 ans, p. 288) contre les dix occurrences de la précédente mouture, notamment à des âges jugés hâtifs pour les détracteurs. La page 189 a été amputée de trois points relatifs à la sexualité, vue tour à tour comme source potentielle de plaisir ou de douleur. En outre, l’habileté « être capable d’exprimer son consentement » a été remplacée par « être capable d’exprimer ses limites ». D’autres corrections ont eu lieu, qui témoignent d’une remise en question sur la façon d’aborder la sexualité adéquatement avec le public ciblé. Il se peut même que les auteurs du Guide reconnaissent tacitement une insistance maladroite sur la sexualité : p. 67, dans la rubrique « Mutualité et conflits dans les relations », la phrase « respecter ses besoins sexuels et ceux de l’autre » a perdu le mot « sexuels ». En effet, le chapitre ne traite pas spécifiquement de sexualité. Par ailleurs, la nouvelle mouture du Guide contient 44 occurrences de moins des mots commençant par « sex... ».

2 Pierre Buchkremer, Maïté Warland et Belga, « La PJ fédérale mènera l’enquête sur les incendies provoqués par des opposants aux cours d’éducation sexuelle (EVRAS) dans la région de Charleroi », dans www.rtbf.be, 13/09/2023 (page consultée le 13/08/2024).

3 Sur ce sujet, nous vous recommandons la lecture assidue du dossier de décryptage de la RTBF : Décrypte, « Complotistes, extrême droite et adeptes de théories pédocriminelles : voici le réseau des désinformateurs sur l’Evras en Belgique », dans www.rtbf.be, 16/09/2023 (page consultée le 08/03/2024). Ainsi que leur article sur la manifestation « Laissez-moi vivre mon enfance », ayant réuni le 17 septembre 2023, à Bruxelles, près de 1500 personnes : Belga et la RTBF, « Aux côtés des manifestants anti-Evras, des slogans anti avortement, anti LGBT et anti laïcité », dans www.rtbfe.be, 17/09/2023 (page consultée le 08/03/2024).

4 Nous publions cette analyse en mars 2024.

5 Vassilis Saroglou et Caroline Rigo, « Sexe et religion ne feraient pas bon ménage », dans uclouvain.be, 15/05/2016 (page consultée le 08/03/2024).

6 Malek Chabel : anthropologue algérien spécialisé dans les religions et l’islam des lumières. Auteur, entre autres, de « Psychanalyse des Mille et Une Nuits » en 1996 ; « Le Coran pour les Nuls » et « L’islam pour les nuls » en 2008 ; et « L’érotisme arabe » en 2014.

7 Malek Chebel, « Sexualité, pouvoir et problématique du sujet en islam », dans Confluence Méditerranée, 2002/2, n°41, p. 47-63. En ligne sur www.cairn.info (page consultée le 08/03/2024).

8 Janna Madi Said : psychologue et sexothérapeute française accordant une grande place à la spiritualité. Elle se présente sur son site comme une « psy musulmane », partant du principe que « de nombreuses personnes ont besoin de parler de leur référentiel spirituel et de le prendre en compte dans leur travail personnel ».

9 Janna Madi Said, « Relation intime en islam, on peut en parler avec pudeur et sans tabous ! », dans cabinetmadisaid.fr, s. d., (page consultée le 08/03/2024).

10 Nadia El Bouga : sexologue féministe française, autrice de « La Sexualité dévoilée » en 2017, dont la couverture porte la mention « sexologue, féministe et musulmane ».

11 Sur ce point, le psychanalyste Saïd Bellakhdar évoque « des recommandations précises que les juristes musulmans ont inscrit dans des codes plus ou moins rigides et totalement dépassés aujourd’hui si nous les comparons au Droit en vigueur dans les pays occidentaux » et ajoute que « seuls quelques pays comme la Tunisie, après son accession à l’indépendance, ou le Maroc ont tenté de réformer leur législation dans un sens plus favorable pour les femmes. » – Source  : Saïd Bellakhdar, « La prescription de la sexualité en Islam », dans Topique, 2008/4, p. 105-116. En ligne sur : www.cairn.info (page consulté le 08/03/2024).

12 Nadia El Bouga, citée dans Joëlle Smets, « Sexualité et islam sont-ils compatibles ? », dans soirmag.lesoir.be, 10/10/2017 (page consultée le 08/03/2024).

13 C’est ce que démontre Malek Chebel avec sa notion de « gonadisme », avançant que « la gestion du pouvoir califal entretient des liens ambigus avec l’activité libidinale ». Voici sa définition : « J’appelle gonadisme (de gonê, « semence », et gonade, glande sexuelle produisant les gamètes mâles ou femelles) le régime émotionnel où de tels complexes interviennent. De même, le concept de gouvernement gonadique que je forge désigne le mode d’organisation politique dans lequel une part importante de libido détermine l’action publique. On parlera donc de gouvernement gonadique chaque fois que l’attitude publique des détenteurs de pouvoir présente une coloration plus subjective que rationnelle et plus émotionnelle que politique. » [Malek Chabel : 7]

14 Voir aussi notre analyse « Les chrétiens ont-ils un problème avec le sexe ? ».

15 Interviewée par RCF, Anne Rizoulière (conseillère conjugale et familiale au sein du service diocésain de la Pastorale des familles de Metz) annonce : « l’Église a besoin de couples épanouis qui sont signes visibles de l’amour de Dieu ». – Cf. « Sexualité dans le couple : quelle est la doctrine de l’Église », dans www.rcf.fr, interview de RCF du 26/01/2023 (page consultée le 13/03/2024).

16 Voyez l’article « La sexualité dans l’Antiquité », p. 11-15 de notre dossier n°147 : « La sexualité dans le couple » : « La politique impériale voudra consolider le corps citoyen et fera la promotion du mariage fécond et de l’exemplarité conjugale. Cela bouleversera les mœurs et conditionnera de nouvelles considérations inédites entre hommes et femmes. Ainsi, d’après l’historien Paul Veyne, ce sont les Romains, pétris de stoïcisme et de néo-platonisme, qui ont inventé le mythe du couple moderne. »

17 Stratégie concertées EVRAS, « Guide pour l’EVRAS », [éd. révisée], 2023, p. 131. En ligne sur www.evras.be dans la rubrique Ressources > Publications.

18 Voyez les articles de la RTBF précités : 3.

19 Ainsi que Paul Magnette (président du PS et bourgmestre de Charleroi) a d’ailleurs qualifié les incendies. Propos repris dans Pierre Buchkremer, et. al., op. cit. : 2.

20 Décrypte, op. cit. : 3.

21 Comme le formule Sophie Dechêne, pédopsychiatre belge. Propos tenus dans l'émission Face à vous du 22/09/2023 " Démêler le vrai du faux sur EVRAS ". En ligne sur Auvio. Elle était une des figures de proue de la grogne anti-EVRAS, en lien avec le collectif de L’Observatoire de la Petite Sirène se disant préoccupé par les « nouveaux diagnostics de "dysphorie de genre" et de transidentité chez les mineurs ».

22 Comme le formule Bruno Humbeeck, psychopédagogue belge, docteur en Sciences de l’Éducation, spécialisé dans la résilience et le soutien à la parentalité. Propos tenus lors du RTL info du 06/12/2022. En ligne sur www.rtl.be

23 S. n., « Le guide EVRAS, une orientation que nous refusons », dans La Libre Belgique, 07/11/2023, p. 30-31.

24 Étienne Michel, secrétaire général du SeGEC, rejoint le quotidien dans l’édito d’Entrée libre (octobre 2023, n°182) : la version initiale du Guide pour l’EVRAS « comportait, à l’évidence, un certain nombre d’outrances » et « était (est) sous-tendu par un militantisme LGBT assez ostensible ». Bien qu’il rappelle aussi l’importance pionnière des écoles catholiques dans la promotion des cours sur la sexualité.

25 Analyse rédigée par Olivier Monseur.

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