Analyse 2024-03

Des droits, nous en avons. Les avantages qui en découlent, nous devrions en bénéficier. Mais les connaissons-nous ? D’ailleurs, comment les connaître ? Il existe des aides financières pour les plus démunis, mais aussi des avantages communs à tous ou relatifs à des situations spécifiques. Mais l’accès au savoir administratif est parsemé d’embûches. Quel impact et quelles solutions ?

Le dimanche 15 octobre 2023 se tenait à Charleroi une Journée Parentalité de l’ONE. Lors d’un atelier, les participants se présentent : ils incarnent surtout des structures de soutien aux familles. Interpellée, Couples et Familles pose alors la question : « toutes ces familles sont-elles seulement au courant que vous êtes là pour les soutenir et qu’elles ont droit à des aides ? ». La réponse est sans appel : « les professionnels ne s’y retrouvent pas eux-mêmes, et les familles, encore moins ! ». D’ailleurs, le fait même de travailler en réseau peut rendre la tâche plus difficile aux familles et aux intervenants. En effet, ces derniers ont évoqué « le morcellement des politiques publiques », et constatent que les familles bénéficiaires ont besoin de « tracteurs » pour rester dans la continuité du travail avec les institutions, sans quoi elles « décrochent ». Couples et Familles s’est donc posé la question : l’administration et le tissu institutionnel garantissent-ils le droit à l’information et la pleine jouissance de nos droits ou génèrent-ils un labyrinthe infranchissable générateur de discriminations ?

Trois situations de faille administrative

Une étude de la mutualité Solidaris et de PAC1 estime que 300 000 personnes pourraient bénéficier de soins de santé à moindre coût… si seulement celles-ci activaient leurs droits. Il s’agit du statut BIM, bénéficiaire d’intervention majorée, qui octroie un remboursement plus élevé des soins de santé. Malgré un catalogue engageant2, ce statut reste « largement méconnu3» et certains BIM s’ignorent. Dans le même temps, on tend progressivement vers l’automatisation de son octroi. C’est déjà le cas pour les bénéficiaires du RIS, de la GRAPA, les orphelins de père et de mère de moins de 25 ans, les enfants handicapés recevant une allocation familiale majorée, entre autres4,5,6. L’automatisation sera bientôt activée aussi pour « les isolés ou les personnes qui ne vivent avec personne d’autre qu’un parent7». Certains, comme la Mutualité Chrétienne, pensent d’ailleurs que la voie de l’automatisation est la meilleure avancée possible pour permettre au plus grand nombre de bénéficier de ses droits8,9.

Poursuivons avec deux autres exemples. Depuis mars 2023, les Wallons en attente d’un logement social (inscrits sur une liste depuis 18 mois) peuvent bénéficier d’une allocation d’attente mensuelle de 125€ pour faire face à leur loyer non modéré, une aide substantielle dont profitent 3 400 ménages. Mais d’après Le Soir, ce n’est pas moins de 5 400 ménages supplémentaires qui pourraient en bénéficier, or « ces derniers ne réagissent pas aux courriers envoyés par l’administration10» ! Enfin, depuis mars 2024, les bénéficiaires du tarif social pour l’énergie ont dû recevoir un courrier11 leur indiquant qu’ils pouvaient prétendre à un tarif social pour les télécoms. Seuls les plus gros opérateurs12 proposent toutefois cet avantage : un tarif de 19€/mois pour Internet (et une installation 50 % moins chère). Sur le demi-million d’usagers concernés, 200 000 ont fait la demande.13,14,15

Une fragilité administrative

Comment expliquer le non-recours aux droits ? Dans une enquête du Moustique parue début janvier 2024, Thomas Depicker avance des raisons précises : tout d’abord, il y a la complexité administrative, qui résulterait « peut-être de la peur des administrateurs d’être confrontés à des exceptions ». De cette complexité ressortent trois cas16: les personnes font une demande mais qui n’aboutit pas, elles ne connaissent pas leur droit et ne font donc pas de demande, enfin, elles connaissent leur droit mais ne demandent rien : par peur d’être stigmatisées, voire humiliées, ou par découragement face à une lutte sans fin avec les pouvoirs publics. Cet état des lieux témoigne d’une difficulté tant pour les bénéficiaires potentiels que pour les institutions. En effet, le journaliste évoque des autorités « perdues, erratiques ou indisponibles » et des assistants sociaux qui « ne parviennent plus à faire les démarches pour les gens ». Ils risquent parfois de les induire en erreur ou de les rendre inéligibles en sous-estimant les délais17. De quoi alimenter la phobie administrative.18

À ces observations, on peut ajouter le fait que des bénéficiaires potentiels ne répondent pas aux sollicitations de l’administration (aux courriers), quand celle-ci prend l’initiative de les informer d’un droit à faire valoir. Amandine Cloot, journaliste économique pour Le Soir, analyse le non-recours à l’allocation d’attente au logement : « On parle de public fragile, donc c’est toujours assez difficile de capter ces publics19», c’est pourquoi « on a essayé d’automatiser le processus au maximum ». Essai peu concluant. Mais attardons-nous sur la notion de fragilité, qui désigne un public en situation de précarité, qui « décroche » plus facilement et a donc besoin de « tracteurs » pour rester dans la course administrative. Faut-il rendre l’assistance plus performante pour palier la fragilité du public ? C’est la voie que l’administration semble prendre : par l’automatisation, elle prétend ainsi se simplifier et s’assurer que chacun jouisse de ses droits sans avoir à les demander. Mais d’une certaine manière, l’administration ne maintient-elle pas cet état de fragilité, notamment en regard des éléments évoqués plus haut ? Les besoins urgents d’une population dite « fragile » ne doivent pas justifier l’assistance dans un monde toujours plus administratif, mais obliger l’administration à réagir, à se mettre à leur hauteur, à aller vers eux autrement que par une missive qui restera parfois indéchiffrable ou ne sortira pas de l’enveloppe.

Des solutions digitales et automatiques

Partenaire de l’automatisation, la digitalisation est incontournable. La société ne reviendra pas en arrière. Mais elle créé une nouvelle forme de discrimination, une nouvelle fragilité administrative par la fracture numérique. D’après Statbel, en 2020, 10 % des ménages belges n’avaient pas accès à Internet20. Pourtant, d’après Unia, les plaintes qu’elle reçoit contre ce genre nouveau de discrimination sont les moins nombreuses…21 En effet, les « victimes » ne se rendent généralement pas compte qu’elles le sont et évoluent comme elles peuvent, « à la traîne » à défaut d’être « tractées ». Pourtant, l’État persiste et signe. Conscient que l’on peut avoir du mal à s’y retrouver dans le labyrinthe administratif qu’il a lui-même créé, il a conçu l’application « MyBEnefits ». Celle-ci doit vous informer sur les bénéfices auxquels vous êtes éligibles. Sauf que les avis des usagers sont très mitigés : « ça ne marche pas ! », il s’agit d’un outil exclusivement électronique, donc discriminant alors qu’il s’adresse aux « fragiles », il appelle d’autres applications22, et de son propre aveu, il n’est pas complet et peut donc ignorer certains de vos avantages23. Cela sans compter les occurrences où l’une ou l’autre application pourrait ne pas fonctionner suite à un problème technique, une contrainte bien connue des habitués d’Internet24.

C’est sans doute une gageure de tout compiler, de tout savoir. En tous cas, c’est un métier. En effet, les Centres Publics d’Action Sociale (CPAS) peuvent être sollicités par n’importe qui pour obtenir une information sur ses droits et avantages. Hélas, ceux-ci sont débordés et se concentrent avant tout sur les plus « fragiles », si bien que dans l’esprit de beaucoup, ils sont restés des Centres Publics d’Aide Sociale25. Céline Nieuwenhuys, secrétaire générale de la Fédération des services sociaux dit que « ce sont des lieux désuets, qui vous renvoient à votre précarité26 ». Comme si l’action de l’administration se limitait à engendrer un besoin d’aide constant des administrés. Nous ne pensons pas que cela encourage l’autonomie. L’automatisation, présentée comme une solution aux inégalités, mérite débat : elle mise sur la numérisation des données personnelles et privilégie les moyens de communication électroniques pour la plupart des démarches, ce qui discrimine une partie de la population moins connectée et compromet la maîtrise sur ces données. Toutefois, elle allège certaines contraintes administratives et vise à diminuer certaines inégalités. Dommage qu’il faille pour cela en créer de nouvelles.

Pour une démocratisation des nouveaux savoirs

Couples et Familles appuie sur le principe l’automatisation pour une réduction drastique des inégalités, mais exhorte l’État à ne pas tomber dans une infantilisation qui plongerait ses administrés dans une situation de dépendance totale au grand automate administratif. Nous ne devons pas nous contenter de jouir de nos droits, nous devons obtenir la garantie que les données constitutives de notre avatar administratif soient toujours renseignées, accessibles et traitables selon nos besoins. C’est une chose que le monde évolue vers une digitalisation de l’information, mais c’en est une autre d’exiger aux administrés de rester connectés. Couples et Familles estime indispensable de renforcer l’apprentissage du savoir numérique27 non sans réflexion critique. De même, la maîtrise d’outils et de compétences en science administrative devrait être une priorité dans l’enseignement et faire l’objet de formations continues gratuites pour tous. Ces deux domaines sont indissociables.

À défaut d’une démocratisation, l’administration 2.0 risque d’être « conçue exclusivement pour les internautes expérimentés et diplômés28 ». Un fossé se creuse entre des catégories socio-économiques « favorisées » et d’autres « fragiles », l’État doit combattre ces inégalités en développant une administration solidaire, humaine, démocratique, accessible à tous dans le respect de nos droits et de notre autonomie, sans exceptions. Ces exceptions qu’elle craint à en devenir malade. Ne pourrions-nous pas simplement être tous égaux, à tous points de vue ? Réduire la phobie administrative d’un côté, la peur des exceptions de l’autre, uniformiser, égaliser les droits, renforcer la population par une démocratisation des nouveaux savoirs de base et lui offrir une tranquillité d’esprit plutôt que la fragiliser et la catégoriser, la fracturer.29

 


 1 “On estime que sur 2,5 millions de bénéficiaires potentiels, environ 300.000 ne bénéficient pas concrètement de ce statut alors qu’ils sont dans les conditions d’accès. Ce qui représente 12 % des bénéficiaires totaux.” – François Perl, directeur du pôle acteur social et citoyen chez Solidaris, cité dans Thomas Depicker : 17.

2 En outre, la garantie du régime tiers-payant chez un prestataire conventionné et d’un montant annuel maximum à facturer (506,79€) dont l’excédent est remboursé. Il octroie encore des allocations de chauffage, des réductions sur les transports en commun, sur la téléphonie, la taxe des immondices, l’eau, les médicaments, etc. Chaque mutuelle propose l’un ou l’autre avantages BIM spécifiques à ses souscripteurs, de même que certaines communes et provinces proposent des aides particulières. Tous les BIM ne se valent donc pas.

3 Théa Jacquet, « Statut BIM : jamais les bénéficiaires n’ont été si nombreux et aussi jeunes, ‘l’écart entre les plus pauvres et les plus riches se creuse’ », dans www.rtbf.be, 05/04/2023 (page consultée le 27/05/2024).

4 Idem.

5 Solidaris, « Comment obtenir le statut BIM ? », dans solidaris-wallonie.be, 2023 (page consultée le 27/05/2024).

6 Partenamut, « Comment devenir BIM et quels sont les avantages ? », dans www.partenamut.be, s. d. (page consultée le 27/05/2024).

7 La Rédaction Info et Belga, « Statut BIM : bientôt l'octroi automatique de l’intervention majorée pour les personnes isolées », dans www.rtbf.be, 14/11/2023 (page consultée le 27/05/2024).

8 Idem.

9 Encore faut-il toutefois être pris en charge par la mutualité… En effet, d’après l’INAMI, 103 262 Belges ne seraient pas couverts par une assurance maladie obligatoire, bien qu’ils soient enregistrés la plupart du temps, mais ne sont en fait plus bénéficiaires. Il s’agit souvent de personnes ayant perdu leur logement, point de départ du labyrinthe administratif.

10 Amandine Cloot, « En Wallonie, 5.300 ménages pourraient encore bénéficier d’une aide pour payer leur loyer », dans www.lesoir.be, 15/03/2024 (page consultée le 27/05/2024).

11 Belga et Estelle de Houck, « Dès 2024, le tarif social pour une connexion à internet coûtera 19 euros par mois », dans www.rtbf.be, 08/11/2023 (page consultée le 27/05/2024).

12 Proximus, Telenet et VOO.

13 Maxime Fettweis, « Abonnement internet au "tarif social" : qui peut en bénéficier, comment et est-ce avantageux ? », dans www.rtbf.be, 03/04/2024 (page consultée le 27/05/2024).

14 Institut belge des services postaux et des télécommunications, « Tarif social », dans,  www.ibpt.be, s. d. (page consultée le 27/05/2024).

15 SPF Économie, « Offre internet sociale : un tarif avantageux pour l’internet fixe », dans economie.fgov.be, 19/03/2024 (page consultée le 27/05/2024).

16 D’après le Baromètre social de 2017 : rapport bruxellois sur l’état de la pauvreté, cité par Thomas Depicker : 17. En ligne sur : www.ccc-ggc.brussels.

17 Thomas Depicker, « Ces aides qui n’aident pas », dans Le Moustique, 01/2024, p. 25-27. Aussi en ligne sur : www.moustique.be.

18 À ce propos, il est intéressant de noter l’arrivée, vers 2014, de l’expression « phobie administrative ». Dans un article pour En marche, Julie Long retrace son histoire : elle a été utilisée comme argument par le politique français Thomas Thévenoud face à la justice, alors qu’il était incriminé pour non paiement d’impôt. Bien que « sortie d’un chapeau », l’expression est ensuite entrée dans le langage courant car elle reflète un sentiment réel du public face à la complexité de l’administration. – Julie Long, « Comprendre et apprivoiser sa phobie administrative », dans En marche, 01/2024, p. 24-25. Aussi en ligne sur : www.enmarche.be.

19 Amandine Cloot, interviewée dans « Allocation loyer : pourquoi 5.000 ménages wallons passent à côté ? », émission Grand angle du 15/03/2024, dans www.lesoir.be (page consultée le 27/05/2024).

20 L’âge (surtout les 65 ans et +), la situation socio-économique et le niveau d’instruction étant des facteurs déterminants. Si l’on ne prend en compte que les personnes isolées sans enfants, le taux est de 22 %. – Stabel, « Isolement numérique : près d’un quart des personnes seules n’ont pas accès à internet à la maison », dans statbel.fgov.be/fr, 30/04/2020 (page consultée le 03/06/2024).

21 Lors d’un séminaire du 6 février 2024, organisé à Namur en collaboration avec Lire et écrire, l’absl Unia faisait état d’à peine 200 plaintes pour des cas de discrimination sur base de la fracture numérique.

22 Sur le site, lorsque vous cliquez sur « Accéder à vos statuts sociaux », vous devez choisir un moyen de connexion, par exemple via Itsme. Cela demande plusieurs manipulation de connexion et de vérification qui peuvent en dissuader plus d’un. Malheureusement, le « tout numérique » nécessite un certain niveau de sécurité, compréhensible, mais qui peut s’opposer à toute notion de « simplification ».

23 Sur la plateforme de téléchargement Google Play, l’appli MyBEnefits obtient une note globale de 2,8/5 et une majorité de 1/5 assortie de nombreux commentaires négatifs. Il faut toutefois préciser que la note principale après le 1 n’est autre que le 5/5. – Page MyBEnefits sur play.google.com/store/apps. – Site officiel : https://mybenefits.fgov.be.

24 Comme ce fut le cas lorsque nous nous y sommes essayer nous-même, le 28/05/2024 : « Suite à un problème technique, il est possible que le serveur de confidentialité d’Itsme soit indisponible ». De quoi rager.

25 « En français, on parlait, jusqu’en février 2004, de « Centre public d’Aide sociale » mais la loi a modifié la dénomination des CPAS et depuis le 1er mars 2004 on les appelle les « Centres publics d’Action sociale ». Ce changement de dénomination visait à tenir compte de l’action dynamique jouée par les CPAS dans la lutte contre l’exclusion sociale et pour l’insertion des personnes en difficultés. La nouvelle dénomination rejoint la philosophie de l’État social actif suivant laquelle il ne faut pas aider de manière passive. » – Fiche « Le CPAS qu’est-ce que c’est ? » sur : www.ocmw-info-cpas.be.

26 Céline Nieuwenhuys, secrétaire générale de la Fédération des services sociaux, interviewée par Thomas Depicker : 17.

27 Tel que défini par le pédagogue français Hugues Lenoir comme un « savoir et/ou une compétence de base parmi d’autres comme lire, écrire compter, se repérer dans le temps et l’espace. Savoir de base en lui-même mais aussi méta-savoir qui comme le livre donne accès à d’autres savoirs, voire qui comme l’écriture permet d’en produire ». – Hugues Lenoir, « Pratiques de l’écriture et culture numérique », dans hugueslenoir.fr, 03/09/2014 (page consultée le 27/05/2024).

28 Lire et écrire, « Citoyens dans un monde numérisé », 05/2024, p. 9. En ligne sur : lire-et-ecrire.be (page consultée le 27/05/2024).

29 Analyse rédigée par Olivier Monseur.

Masquer le formulaire de commentaire

1000 caractères restants