Analyse 2024-111
Ce mardi 29 octobre 2024 a eu lieu la journée provinciale de l’Union des Agricultrices Wallonnes de la Province du Luxembourg2 avec pour slogan « Bien dans ses baskets, bien dans ses bottes ». Couples et Familles était sollicitée pour une conférence sur le thème de la transmission, avec un intérêt particulier pour cette question : « qu’est en mesure de transmettre aujourd’hui la famille ? ».
Ce fut l’occasion de mettre en relation les différents travaux de Couples et Familles sur le sujet avec le quotidien des agricultrices. Il en est ressorti un paradoxe intéressant : si la famille demeure pour elles le vecteur principal et privilégié de la transmission de nos valeurs et savoir-faire, il n’en est pas moins l’heure d’accepter que les parents et grands-parents transmettent avant tout à leurs descendance une philosophie de vie, beaucoup d’amour, le sens du respect et des valeurs, plutôt qu’une quelconque tradition familiale, par exemple au sens professionnel du terme.
Transmission et tradition
Dans les années 1980, la famille amorçait son questionnement le plus déstabilisant du siècle : et si elle avait cessé de remplir son rôle de reproduction des traditions ? Ne serait-elle pas devenue « le creuset » où s’observent les mutations de nos valeurs et des comportements nouveaux ? Comme celui de se remettre en question — en tant que parent — face à des jeunes de plus en plus critiques envers la société et de moins en moins enclins à reproduire des schémas tout tracés pour eux. Les décennies qui suivirent vont renforcer ce sentiment qu’on a le droit (ou le devoir) d’être soi-même, qu’on peut choisir qui l’on est et qui l’on devient.
Pourtant, c’est par la transmission des savoirs, des valeurs et de la force de vivre (un potentiel acquis collectivement) que l’on espère offrir à la descendance les clefs d’un monde meilleur. Or, ce qui tient à une génération ne tient pas forcément à la suivante. Les conflits générationnels ont comme enjeu la continuité ou la rupture de la tradition. Mais dans une société qui a rompu depuis longtemps avec bon nombre de traditions, comment maintenir une tradition familiale ? N’est-ce pas aller à contre-courant ? L’expression même a-t-elle encore du sens ?
L’impératif de transmission
Il est naturel pour l’humain de transmettre son expérience, car il en va de sa survie. Aussi multiplie-t-il les occasions de transmettre à ses semblables l’expérience accumulée au fil des générations. Par le biais d’institutions telles que la famille, les métiers, l’enseignement, l’éducation au sens large, en ce compris l’éducation permanente, mais aussi la loi ou encore la culture et les traditions, pour ce qu’il en reste. Mais la transmission s’opère aussi bien de manière spontanée et anarchique, en tous lieux et avec quiconque, par tous les moyens de communication à disposition ; et aujourd’hui, il en existe énormément.
Quel que soit le mode, la transmission est le passage d’une forme d’héritage : technique, social, intellectuel, moral, spirituel, culturel, matériel, biologique… Mais on parle aussi de transmission mécanique quand une pièce de rouage « passe » le mouvement à la suivante, il y a alors « passage » du mouvement. Aurait-on donc pour but, lorsqu’on transmet, de propager un mouvement, une dynamique sociale, professionnelle, familiale ? Transmettre induirait l’espoir de voir un héritage continuer à « bouger », à fructifier, somme toute à vivre au-delà de nous-mêmes.
Mission et transformation
Il semble aussi que l’idée de transmission s’impose presque naturellement à notre esprit comme un mouvement descendant de celles et ceux qui détiennent à celles et ceux qui ont intérêt à détenir ce qui leur manque. On peut le dire ainsi : du sachant vers l’apprenant, du possesseur vers le démuni, du haut vers le bas.
Vue du haut, la transmission serait une responsabilité, une mission dont l’enjeu est la survie de l’espèce, de la famille. Vue du bas, les destinataires de cet héritage-survie reçoivent des savoirs qu’ils ignoraient au départ, des biens qui ne leur appartenaient pas, des comportements qu’ils reproduiront parfois malgré eux. Il est attendu de ces derniers une prise de risque : celle d’accepter un héritage susceptible de les transformer.
La transmission est à la fois mission et transformation. Mais quand la mission se trompe d’objectif et vise à transformer l’autre — par exemple à son image — plutôt qu’à assurer la survie collective, on peut s’attendre à des réticences. Inconsciemment, l’humain transmet bien d’autres choses que ce qu’il estime opportun de transmettre : l’angoisse, le stress, le ressentiment, la honte, les secrets de famille… Ce pourquoi il est important de prendre du recul, de faire le point sur ce que nos ancêtres nous ont eux-mêmes légué.
Aujourd’hui, quel rôle joue la famille dans la transmission ?
Le sociologue Pierre Delooz énumère quatre motivations de l’être humain à faire famille : la transmission du sang et des traditions ; la transmission du patrimoine familial ; le romantisme où l’on fonde une famille par amour ; enfin, l’épanouissement personnel. Ce dernier point part du principe que l’enfant ferait le bonheur des parents : il s’agit d’une clef de compréhension essentielle aux mutations complexes de la valeur-famille. Dans une contribution aux Feuilles Familiales datant de 1974, le sociologue écrit d’ailleurs : « La famille d’aujourd’hui n’est plus avant tout l’unité sociale de besoin, qui assure la survie des individus (…) Elle est devenue, ou [est] en passe de devenir, d’abord le lien et l’espace d’un amour partagé, de relations interpersonnelles entre deux êtres qui se sont choisis et qui espèrent choisir leurs enfants et être choisis par eux3 ».
À l’occasion d’un numéro spécial intitulé Les frontières familiales, le philosophe Jean-Michel Longneux reprend la typologie de Delooz et s’interroge : « Les parents doivent-ils faire le bonheur de leur enfant sans concession, ou l’enfant doit-il contribuer au bonheur des parents ?4 » Il s’inquiétait alors d’une dommageable inversion des rôles entre parents et enfants. Comment assurer notre survie si nous inversons le sens des choses ?
Enfin, 20 ans encore après, nous remettions en question la notion de norme parentale dans notre étude Parentalités extraordinaires qui vise à une sensibilisation du grand public à la multiplicité des modèles parentaux et familiaux. Notons qu’au sein de cette étude, l’article intitulé « Le mythe de la norme parentale » fait le constat d’une société oscillant entre deux modèles familiaux. Le premier s’avère artificiellement traditionnel : il repose sur le couple conjugal et est guidé par un impératif de transmission des valeurs et des traditions, ce qui a pour effet de diluer la personnalité des enfants au profit de l’héritage familial. Le second est une expérience en cours, reposant sur le lien d’affection à l’enfant au détriment du couple, où la personnalité des enfants s’en retrouve renforcée, mais où la crainte de ne pas être suffisamment aimants/aimés envahit les parents5.
Comment cette famille en constante redéfinition peut-elle se prévaloir d’être la gardienne des traditions ? Ne transmet-elle pas avant tout, comme elle le pressentait déjà dans les années 1980, cette formidable faculté à évoluer ?
Que nous apprend l’exemple des agricultrices wallonnes ?
Le monde agricole fait face à une crise sans précédent. En Europe, 37 % des exploitations agricoles ont disparu entre 2005 et 2020. En Wallonie, près de 88 % de la main d’œuvre fermière a un lien familial avec le chef d’exploitation6. Or, les agriculteurs sont « toujours moins nombreux et plus vieux », titre Thomas Depicker dans Le Moustique. Il interviewe Marianne Streel, alors présidente de la Fédération wallonne des agriculteurs7, qui ajoute : « Les jeunes ne manquent pas d’envie, mais ils ont vu comment leurs parents stressaient8 ». De fait, beaucoup se demandent si avec la conjoncture actuelle le métier de leurs parents est encore viable. Et peu osent reprendre l’affaire familiale.
Marianne Streel précise : « Que ce soit nos enfants ou un autre jeune, on souhaite qu’il [le travail] soit repris et que notre entreprise continue à travers les générations. C’est notre fierté et on souhaite la transmettre9 ». Le plus important c’est donc qu’un savoir-faire ne se perde pas, qu’un ensemble de rouages techniques, logistiques et économiques restent en mouvement pour la survie générale, et surtout, que la force d’une passion se transmette. Cet héritage étant celui de la collectivité, de l’humanité, avant même d’être pensé comme une « tradition familiale ». L’impératif de transmission dépasse le cadre familial. Ou alors, c’est le cadre familial qui devrait être élargi au-delà des limites traditionnelles ?
Les agricultrices de l’UWA que nous avons rencontrées autour de la conférence portent un message encourageant qui confirme la plus grande mutation de la famille. Nous leur avons demandé si celle-ci avait encore un rôle de premier plan à jouer dans la transmission des valeurs et des savoir-faire : un « Oui ! » fort et unanime s’est fait entendre. Mais elles ne sont pas dupes du schéma faussement traditionnel et admettent qu’il est primordial de transmettre à nos enfants et petits-enfants avant tout beaucoup d’amour et un savoir-vivre ensemble. De sorte qu’ils fassent leurs propres choix. Et quand elles nous disent qu’entre elles et leur descendance il n’y a pas vraiment de conflit générationnel, elles confirment que l’heure n’est plus à la transmission des schémas sociétaux prétendument traditionnels. Mais bien plutôt à la perspective d’une nouvelle ère où la part d’héritage des anciens vaut bien celle des jeunes, qui nous transmettent à leur tour amour et force de vivre.
Cependant, cela ne va pas sans rappeler que la transmission de notre richesse culturelle, technique et économique ne peut s’opérer sans une responsabilisation des institutions qui nous gouvernent, dans les mains desquelles les citoyens ont choisi de confier cet héritage collectif. Si la transmission est motivée par la survie, celle-ci repose sur le savoir-faire de nos agriculteurs. Or, leurs conditions de travail sont telles que le métier se meurt. Et sans eux, comment survivrons-nous ? Pour notre bien à tous, l’État, l’Europe, doivent repenser la logique capitaliste des marchés qui assassine le métier, rationaliser la consommation des produits alimentaires et renforcer les circuits courts plus que jamais.10
1 Cette analyse s’est inspirée de nombreux travaux publiés par Couples et Familles :
- Feuilles Familiales : 1944, 1954, 1964, 1974, 1984 (archives).
- Pierre Delooz, « Dangereuse imagination », dans FF1974/6 (archives), p. 34-37.
- Jean-Michel Longneaux, « La famille est-elle l’avenir de l’homme ? », dans La famille aux frontières du lien, Nouvelles Feuilles Familiales n°64, 2003, p. 7-27 (archives).
- « Les Dossiers de Couples et Familles » n°108, Transmission en crise, [2014].
- « Les Dossiers de C&F » n°125, Familles en transition, [2018].
- « Les Dossiers de C&F » n°130, Grands-parents : droits, devoirs, plaisirs, 2019.
- « Les Dossiers de C&F » n°144, Éco-anxiété : comme positiver l’avenir, 2023.
- « Les Dossiers de C&F » n°148, Parentalités extraordinaires, 2024.
- José Gérard, « La transmission, hier et aujourd'hui », analyse de C&F, 2013/27.
- José Gérard, « Éduquer ensemble en famille », analyse de C&F, 2008/13.
- Laurianne Rigo, « Grands-parents bâtisseurs… de ponts entre générations », analyse de C&F, 2015/15.
2 Organisée par la section locale Marche-Durbuy-Érezée. Archive en ligne sur www.couplesfamilles.be.
3 Pierre Delooz, « Dangereuse imagination », dans Feuilles Familiales, 1974/6, p. 34-37 (archives).
4 Jean-Michel Longneaux, « La famille est-elle l’avenir de l’homme ? », dans La famille aux frontières du lien, NFF n°64, 2003, p. 7-27 (archives).
5 Philippe Caillé, cité dans Olivier Monseur, « Le mythe de la norme parentale », dans Les Dossiers de Couples et Familles n°148, 2023, p. 9-14.
6 Thomas Depicker, « Les agriculteurs toujours moins nombreux et plus vieux : ‘Les jeunes ne manquent pas d'envie’ », dans www.moustique.be, 11/11/2024 (page consultée le 28/10/2024).
7 Le 30 octobre 2024, Belga et la RTBF annonçaient la démission de Marianne Streel au poste de présidente suite à des ennuis de santé.
8 Marianne Streel, interviewée par Thomas Depicker, op. cit., (6).
9 Id.
10 Analyse rédigée par Olivier Monseur.
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