Analyse 2024-121

Couples et Familles a été sollicitée par le Forum Renaissance pour aborder la vaste question de « la vie familiale à l’épreuve2 » lors d’une conférence le 26 novembre 2024. Les mutations sociales et individuelles entraînent celles des modèles familiaux : entre tradition et modernisme, les familles semblent chercher leur place en même temps qu’elles se heurtent à de multiples écueils.. 

Autrefois, la famille était à la fois un agent politique garant des rôles de chacun et chacune et un ciment religieux d’une institution chrétienne imbriquée dans les rouages du pouvoir. La vie familiale était alors rythmée par les besoins de la société et le fruit de son travail taillait la puissance de la nation. Mais à l’heure actuelle, combien de familles appellent à ce que l’État réponde aux contraintes de la vie familiale ? A-t-on encore à cœur de faire famille aujourd’hui ?

Paradoxes de la solidarité familiale

La solidarité est une valeur qui, en principe, a traversé les époques. Pour preuve, l’existence d’une sécurité sociale. Or, ne parle-t-on pas depuis longtemps d’inégalités socio-économiques qui se creusent ? Des inégalités dont l’État veut parfois faire endosser la responsabilité aux familles. Les Feuilles Familiales ont longuement analysé la démission de l’État-providence qui n’a eu de cesse de reporter ses responsabilités sur les familles, dénonçant « le glissement systématique des droits individuels des travailleurs vers des droits conditionnés à la situation familiale3 ».

Un autre paradoxe est que les sociétés occidentales ont largement promu la valeur-individualisme : l’esprit libéral et compétitif, en même temps que le culte du bien-être individuel et du narcissisme. Il s’agit d’un monde bercé par l’illusion que chacun mène sa barque, mais où l’on vogue en vérité au fil d’une logique économique profitable aux seules élites, creusant les inégalités années après années. Dans un tel contexte, l’idée même de « faire famille » perd de son sens, car la famille est dès lors composée d’une somme d’individualismes. « Mon épouse vit pour son travail, elle estime qu’elle ne peut pas mener une vie de famille en même temps », énonce un citoyen contrarié.

Quelles valeurs sous-tendent la famille aujourd’hui ?

Historiquement, les raisons qui poussent les êtres humains à « faire famille » sont multiples : en tout premier lieu, l’impératif de survie a longtemps conditionné la nécessité de se réunir sous un même toit, siège de la « famille » au sens parfois très large. En Grèce antique, par exemple, celles et ceux qui vivent sous le même toit, en ce compris les esclaves et les animaux, sont désignés par le terme « oikois », à la base du mot « économie ». Les intérêts « économiques » motivent encore bien des familles du monde à s’unir aujourd’hui. Mais quand les « lignées », les « peuples », les « nations » ont voulu survivre à l’épreuve du temps, la transmission du sang, des traditions et du patrimoine est devenue l’enjeu principal de la constitution des familles.

Les valeurs qui fondent nos sociétés actuelles ont ainsi été transmises en famille de génération en génération, non sans évolutions notables. Notamment quand, pour renforcer la compétitivité de la nation, calmer la population ou légitimer leur pouvoir, les autorités ont progressivement normalisé certaines conduites familiales, devenues ensuite des valeurs « traditionnelles ». Il en va ainsi de la fidélité entre époux, de l’amour conjugal, de la solidarité fiscale ou de l’individualisme. Ces valeurs instillées ne sont ni bonnes ni mauvaises, mais simplement utiles à une société à un moment donné. En revanche, il en ressort des valeurs connexes plus discutables. Utiles seulement à une minorité d’individus, qui, liés par leurs intérêts, forment à leur manière une famille très moderne.

L’association de valeurs telles que « travail », « performance », « mérite » et « individualisme » engendre une société où l’esprit de compétition gangrène tout son système. Chacun veut dépasser l’autre et se dépasser, parce que cela est considéré comme normal et socialement valorisé. Le fait de travailler est en soi une réussite et un critère primordial à l’insertion sociale, d’ailleurs on parle d’insertion socio-professionnelle. Par opposition, le fait d’être sans emploi plonge dans la précarité financière, mais aussi souvent sociale. Qu’espère la société en misant sur de pareilles valeurs, aux antipodes de l’esprit de famille ? Aspire-t-elle à s’en passer ?

Le bien-être familial

L’heure est aux crises multiples, crise économique, crise de l’emploi, crises d’identité, crises politiques… Et bien sûr, crise familiale. Une crise au carrefour de toutes les autres, où se jouent les grandes mutations sociales. Le « burn-out parental4 » et la prolifération des parents solos illustrent l’implosion des familles dans une société qui les laisse sans repère.

Depuis une cinquantaine d’années, le modèle familial « traditionnel » s’ouvre à des expériences nouvelles. L’amour et le désir d’enfant sont aujourd’hui, par exemple, des raisons suffisantes pour fonder une famille. Si bien qu’on a tendance à l’entreprendre, dans ce cas, non plus tant pour transmettre, encore moins pour répondre à un besoin national… mais pour avoir la chance d’aimer et d’être aimé en retour, pour se sentir bien avec soi-même. Qu’en est-il donc du bien-être familial ?

Comment fonder ou gérer une famille alors que chaque membre est déjà malmené individuellement par des crises multiples et pérennes, que les individus sont exhortés au bien-être personnel en même temps que les politiques publiques détricotent tranquillement leurs droits fondamentaux chèrement acquis, dès lors que l’expérience familiale devient une épreuve en soi parce qu’elle exige autant de dévouement et d’expertise qu’un emploi, lequel ne parvient plus d’ailleurs à en assumer le coût ? La vie de famille devient complexe, chère, peu attrayante, voire risquée.

Des familles sans enfant, une solution ?

« Pourquoi n’y a-t-il rien au niveau éducationnel ou institutionnel pour apprendre à fonder une famille ? », demande un citoyen préoccupé.

Selon Couples et Familles, cette question est celle du choix des valeurs que porte notre société et de la capacité des familles à les transmettre sans s’autodétruire. En effet, comment une société qui promeut la réussite individuelle – jusqu’à valoriser le narcissisme – peut encore préserver la qualité des liens sociaux, familiaux, interindividuels ? Et s’il n’y avait pas vraiment de volonté particulière des autorités d’encourager les familles à exister en tant que telles ? Servent-elles autrement la nation que par leur statut de contribuable ?

Quand l’Union européenne parle de politique familiale, c’est pour lutter contre le vieillissement de la population et la faible fécondité5. Certains pays le traduisent par des visées natalistes : Emmanuel Macron parle de « réarmement démographique6 ». La Belgique, elle, opte de longue date pour une politique familiale de soutien aux parents, censée favoriser la fécondité7, 8. Or, en 2024, elle enregistre son taux de natalité le plus faible depuis 19429. Des couples ne veulent plus d’enfants, parfois par conviction, craignant un avenir funeste, d’autres connaissent des problèmes d’infertilité, par ailleurs en hausse. « Les enfants sont-ils encore utiles à la société ? », « Ne suffit-il pas d’être en couple, voire seul, pour être déjà une famille ? », s’interroge le public. Le non-désir d’enfant est le revers de la médaille d’une société qui construit le mythe familial autour des intérêts supérieurs de celui-ci : le meilleur moyen de protéger les enfants devenant de ne pas en avoir.

Pour une politique du bien-être familial

Couples et Familles exhorte l’État à plus d’ambition pour sa politique familiale. Laquelle devrait se baser sur la solidarité, l’émancipation de tous, le bien-être collectif et les responsabilités citoyennes inter et transgénérationnelles, mais aussi sur une définition actualisée du mot famille.

De manière non exhaustive, il s’agit de : garantir pour chaque bébé une place en crèche à un coût abordable, augmenter et valoriser les congés pour aidants proches (on est autant utile à la société au chevet de sa famille qu’au travail) ou encore défiscaliser au possible les héritages et donations intrafamiliales. De plus, il faut combiner ces mesures à des politiques de santé publique prévenant la hausse de l’infertilité : par exemple, en éliminant les plastiques de nos aliments, en militant pour des dons de sperme plus nombreux et plus faciles10.

Il faut permettre aux familles de se constituer, pour toutes celles qui en ont le projet, mais il faut aussi, impérativement, redonner le goût aux familles d’exister.11

 


 

1 Cette analyse se base sur de nombreux travaux internes de Couples et Familles à travers le temps :

  • Pierre Delooz, Dangereuse imagination, dans FF1974/6 (archives), p. 34-37.
  • Nouvelles Feuilles Familiales, Très chère famille, [1989?].
  • Jean-Michel Longneaux, La famille est-elle l’avenir de l’homme ?, dans NFF n°64, La famille aux frontières du lien, 2003.
  • NFF n°80, La famille, une affaire privée, 2007.
  • NFF n°98 , Les nouveaux liens familiaux, 2011.
  • Les Dossiers de Couples et Familles n°110, Burn-out au boulot et à la maison, [2014].
  • Les Dossiers de C&F n°147, La sexualité dans le couple, 2024.
  • Les Dossiers de C&F n°148, Parentalités extraordinaires, 2024.
  • Olivier Monseur, Transmission à tout prix, analyse de Couples et Familles, 2024/11.
  • Olivier Monseur, Extrême droite et politique familiale, analyse de Couples et Familles, 2024/6.

2 Conférence « La vie familiale à l’épreuve » du 26/11/2024 au Forum Renaissance à Bruxelles.

3 NFF, Très chère famille, [1989?], p. 8. – Voyez par exemple les situations précaires des cohabitants au chômage.

4 Pour approfondir, voir notre analyse « Le burn-out parental, fléau de notre époque » et notre dossier n°110 : « Burn-out au boulot et à la maison ».

5 Julien Damon, « Les politiques familiales dans l'union européenne : une convergence croissante », dans Recherches familiales, n°5, 2008, p. 33-53. En ligne : shs.cairn.info.

6 Termes employés à l’occasion d’une conférence de presse le 16 janvier 2024. Cette « sémantique viriliste et guerrière » en a fait réagir plus d’un(e) : Aïda Djoupa, « Parler de ‘réarmement démographique’ est ‘extrêmement inquiétant’ selon cette historienne », dans www.huffingtonpost.fr, 17/01/2024 (page consultée le 06/12/2024).

7 Marine Lambrecht, « Comme en France, la natalité diminue en Belgique : est-ce si grave de faire moins d’enfants ? », dans www.rtbf.be, 27/01/2024 (page consultée le 04/12/2024).

8 Isabelle Van Pevenage, « La recherche sur les solidarités familiales », dans Idées, n°162, 2010, p. 6-15. En ligne : shs.cairn.info (page consultée le 04/12/2024).

9 Thomas Depicker, « La natalité belge en chute libre : les chiffres qui interpellent », dans www.moustique.be, 12/06/2024 (page consultée le 04/12/2024).

10 Voir notre analyse « Focus sur la pénurie de don de sperme ».

11 Analyse rédigée par Olivier Monseur.

 

 

 

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