Analyse 2025-05

Récemment, quatre procès similaires ont ravivé le débat sur la rémunération des tâches domestiques effectuées dans la sphère privée. Couples et Familles poursuit le débat, examine la faisabilité d’une telle révolution et questionne la valeur-travail en notre société, où des inégalités socio-économiques entre hommes et femmes persistent.

C’était en Argentine1, en 2019, en Chine2 et au Portugal3, en 2021, puis en Espagne4 en 2023. Quatre femmes au foyer ont fait la commune expérience de lourdes difficultés financières après une séparation, alors que leurs ex-conjoints jouissaient d’une situation nettement plus confortable. Victimes d’un déséquilibre flagrant dans le partage des biens, ces femmes ont exigé une indemnisation, conformément aux lois de leurs pays respectifs. L’origine de ce déséquilibre se situe dans la participation exclusive de Madame aux tâches domestiques pendant que Monsieur prospérait grâce à son travail. La séparation a mis en évidence l’immense écart des richesses creusé au fil des ans. Aussi, la justice a-t-elle condamné les quatre messieurs à verser aux plaignantes une compensation financière conséquente. Outre leur grande force symbolique pour la lutte contre les inégalités socio-économiques entre hommes et femmes, ces décisions de justice avant-gardistes interrogent la valeur du travail domestique dans notre société.

Définir le travail domestique

L’expression « travail domestique5 » désigne la diversité des tâches ménagères : lavage, repassage, rangement, nettoyage, cuisine… Mais aussi l’éducation des enfants et les activités de soin ou d’attention. Ce que l’anglais résume en deux mots : « housework » et « care ». Ces activités peuvent être accomplies par nécessité, devoir ou plaisir, pour son propre bien-être ou celui d’autrui. La frontière entre « travail » et « loisir » n’y est pas toujours claire : le bricolage, le tricot ou le jardinage peuvent être considérés comme des passe-temps, tandis que l’épluchage de patates sera plus facilement assimilé à une corvée, sauf à cuisiner pour le plaisir… Et que dire de l’acte sexuel : plaisir, « care », devoir ou travail de reproduction ?

L’équilibre travail-maison : une problématique genrée

Ce n’est un secret pour personne, le travail domestique est le plus souvent l’apanage des femmes. Une étude de 2017 de l’Institut wallon de l’évaluation, de la prospective et de la statistique (IWEPS)6 a établi que les femmes avec emploi à temps plein consacrent 21h45 par semaine aux tâches ménagères, aux soins et à l’éducation des enfants, contre 14h39 pour les hommes. L’écart se creuse avec les femmes travaillant à temps partiel ou pas du tout : elles s’y adonnent 28h. Statbel précise en 2020 que 25% des femmes salariées choisissent un temps partiel le plus souvent pour assurer la garde d’enfants ou de personnes dépendantes, et que 20% le font pour d’autres motifs d’ordre personnel ou familial. Alors que les hommes s’y résignent surtout quand ils ne trouvent pas de temps plein, mais presque jamais en échange d’un temps de garde.7

Puisqu’elles s’affairent davantage aux tâches domestiques, les femmes réduisent plus souvent leur temps de travail rémunéré en même temps qu’elles augmentent leur temps de travail domestique non rémunéré. Tandis que les hommes préservent leur temps plein, s’enrichissent donc, et investissent davantage dans des activités de détente.

À cette situation déséquilibrée, il faut ajouter celle des pères et mères au foyer à temps plein. En 2020, Statbel, recensait environ 285 000 mères et 15 000 pères belges au foyer8. Plus de 80% de ces parents « ne cherchent pas ou ne souhaitent pas un emploi pour des motifs personnels ou familiaux, dont 35% avancent comme raison la garde d’enfants ou de personnes dépendantes.9 » Une fois encore, les femmes sont ici surexposées aux risques d’appauvrissement.

Ce constat rencontre une théorie d’économie féministe d’inspiration marxiste, portée au début des années 1970 par Silvia Federici et le mouvement « Wages for Housework (des salaires pour le travail ménager) ». On y dénonce la participation active mais gratuite des femmes au système capitaliste, lequel aurait pour finalité l’enrichissement des hommes. Le rôle des femmes s’y résume à un double travail de « reconstitution des forces énergétiques des travailleurs » et de « reproduction des forces de travail ». Mais ce travail domestique intense, pouvant occuper jusqu’à l’équivalent d’un temps plein, demeure invisible, sans reconnaissance ni rémunération.10

La valeur du travail domestique

Faut-il rétribuer le travail domestique à hauteur des tâches et heures prestées ? Pour calculer l’indemnisation, le Portugal11 et l’Espagne12 ont évalué un coût de remplacement, basé sur le salaire minimum. Mais est-ce correct ? Une étude française de Prontopro (portail de mise en relation de services) a estimé le salaire mensuel d’une mère au foyer à 6400€, se basant sur le coût moyen de différents services (aide-ménagère, chef pâtissier, life coach…)13. Mais comment justifier les compétences, la nature et le temps des prestations ? Autrement audacieuse, l’Argentine s’est demandé ce qu’aurait rapporté la carrière de Madame, diplômée d’économie, si elle n’avait dû y renoncer14 ? Cette méthode, dite d’opportunité, ne met pas toutes les plaignantes sur un pied d’égalité. Certaines spécialistes estiment pourtant qu’il s’agit de la meilleure, comme l’avocate Valérie Duez-Ruff, qui souligne « le manque à gagner »15.

Comment la loi belge équilibre

Le débat médiatique ayant suivi les quatre procès tient aux méthodes de calcul des juges, qui ont apparenté les indemnités à une forme de salaire différé. Mais ils ont aussi reconnu aux tâches domestiques une valeur en tant que travail et maillon économique essentiel de la société. En outre, ils confirment que lorsque Madame est retenue à la maison pour ces tâches, cela contribue substantiellement, et sur son dos, à la fortune de Monsieur. D’où la nécessité de prévoir dans la loi un mécanisme d’indemnisation qui amortisse ce déséquilibre.

Le droit belge anticipe de tels cas de figure. Les couples mariés bénéficient de protections. Par défaut (13,37% des cas16) s’applique le régime de communauté : les revenus sont par exemple considérés comme communs. Non obligatoire, le contrat de mariage permet de corriger cela. Plus de la moitié des couples préfèrent le régime de séparation des biens. Une minorité (3,7%) introduisent une « clause de participation » qui oblige, au divorce, le conjoint le plus enrichi à verser une compensation à l’autre17. Une option méconnue. Dans la majorité des cas, le droit à la pension alimentaire est le seul à faire valoir. Une compensation dérisoire que de nombreuses mères séparées peinent à obtenir en dépit de l’obligation pesant sur l’ex-conjoint18.

Les couples non mariés ont aussi le droit de signer un contrat de cohabitation légale, ou une convention de vie commune si cohabitants de fait. Des dispositions en cas de séparation peuvent figurer, telles qu’une répartition équitable du patrimoine ou le versement temporaire d’une pension alimentaire.19 Couples et Familles encourage tous les couples à s’informer et à s’interroger sur l’économie du ménage et le rôle qu’y joue le travail domestique. Pour les y aider, une campagne de sensibilisation nationale serait la bienvenue et pourrait inspirer un mouvement d’éducation à la vie domestique, initiant notamment aux droits et devoirs. Que fonder une famille soit un acte citoyen, responsable, éclairé et mûrement réfléchi.

Pour une reconnaissance du travail domestique

Dès avant la séparation, pourrait-on distribuer du temps, plutôt que de l’argent, aux foyers ? Cela est utopique avec une politique familiale défaillante : il faudrait pourvoir des services d’aide, de soin et de garde en suffisance, à des tarifs abordables. Les pénuries notoires devraient être comblées, les salaires revalorisés. Est-ce réalisable dans un pays qui n’offre pas assez de travail décent, ni assez de travail tout court, pendant que la précarité gagne du terrain ? En supposant que ça le soit, un transfert de temps du travail non rémunéré au travail salarié profiterait-il à la croissance nationale ? N’affaiblirait-il pas la régénération des forces de travail ?

Avant tout, le travail domestique doit être visibilisé au moyen d’études statistiques complètes et récurrentes, accordant une attention particulière aux femmes et parents au foyer. Cela dit, ne cédons pas aux politiques conservatrices qui voudraient payer les femmes à rester à la maison20. Un revenu universel serait plus égalitaire qu’un salaire dédié à la garde du foyer.

Enfin, ces heures de travail invisible pourraient être valorisées différemment : pour augmenter la pension, pour amortir la dégressivité des allocations de chômage et les prolonger dans le temps, ou encore obtenir davantage de congés. Au-delà d’une indemnisation, Couples et familles veut une visibilisation et un retour sur investissement équitables.21


 

1 Vanesa López, « Le tiene que pagar 8 millones de pesos a su ex porque durante casi 30 años ella se dedicó a las tareas del hogar », dans www.clarin.com, 10/06/2019 (page consultée le 05/03/2025).

2 Hannah Sparks, « Divorced man ordered to pay back ex-wife $7,700 for housework », dans nypost.com, 24/02/2021 (page consultée le 05/03/2025).

3 Lusa, « Supremo condena homem a pagar quase 61 mil euros a ex-companheira por trabalho doméstico », dans www.publico.pt, 24/02/2021 (page consultée le 05/03/2025).

4 Redacción Cadena SER, « Él tampoco quería que trabajara fuera": el relato de la mujer indemnizada por el cuidado de sus hijas y de la casa en exclusiva », dans cadenaser.com, 07/03/2023 (page consultée le 05/03/2025).

5 « Travail domestique », dans www.linternaute.fr, 01/01/25 (page consultée le 04/03/2025)

6 Institut wallon de l’évaluation, de la prospective et de la statistique (IWEPS), « Emploi du temps et répartition des tâches entre hommes et femmes en Wallonie », p. 8, Bruxelles : IWEPS, 2017. En ligne : www.iweps.be (page consultée le 04/03/2025).

7 Statbel, « 43,6 % des femmes salariées travaillent à temps partiel », dans statbel.fgov.be, 25/03/2020 (page consultée le 05/03/2025).

8 Rédaction Le Vif, « À peine 5% ‘d’hommes au foyer’ en Belgique », dans www.levif.be, 20/10/2021 (page consultée le 04/03/2025).

9  Ibid.

10 Charlène Calderaro, « La critique féministe-marxiste : du travail domestique aux théories de la reproduction sociale », dans Travail, genre et société, n°48, La Découverte, 2022, p. 113-128. En ligne : shs.cairn.info (page consultée le 05/03/2025).

11 Pierre Vesperini, « Au Portugal, un homme condamné à indemniser le travail domestique de son ex-conjointe », dans blogs.mediapart.fr, 23/02/2021 (page consultée le 05/03/2025).

12 Jacques Pezet, « Un tribunal espagnol a-t-il condamné un homme à 205 000 euros pour ‘non-partage des tâches domestiques’, comme l’affirme Sandrine Rousseau ? », dans www.liberation.fr, 09/03/2023 (page consultée le 05/03/2025).

13 Léa Lucas, « Les mères au foyer devraient gagner cinq SMIC mensuels, selon une étude », dans www.lefigaro.be, 11/06/2019 (page consultée le 05/03/2025).

14 Charlotte Hygounenc, « Argentine : divorcé, il doit rembourser 30 ans de tâches ménagères à son ex-femme », dans www.lindependant.fr, 11/06/2019 (page consultée le 05/03/2025).

15 Ève Guiraud, « Travail domestique : toute corvée mérite-t-elle salaire ? », dans www.welcometothejungle.com, 08/03/2022 (page consultée le 05/03/2025).

16 Communiqué de presse de la Fédération Royale du Notariat belge. En ligne : www.fednot.be.

17 Fédération Royale du Notariat belge, « La séparation de bien corrigée », dans www.notaire.be, s. d. (page consultée le 18/03/2025).

18 Muriel Michel, « Pension alimentaire impayée: trois solutions à envisager », dans www.lecho.be, 19/01/2024 (page consultée le 05/03/2025).

19 Fédération Royale du Notariat belge, « La cohabitation légale » et « La cohabitation de fait », dans www.notaire.be, s. d. (page consultée le 18/03/2025).

20 Juliette Vandestraete, « Tradwives : tradition... et régression ? », dans Les Grenades, via www.rtbf.be, 16/03/2024 (page consultée le 05/03/2025).

21 Analyse rédigée par Olivier Monseur.

 

Masquer le formulaire de commentaire

1000 caractères restants