Analyse 2007-25

Etre femme, c’est une identité biologique, naturelle, mais aussi culturelle. On ne peut ignorer les conditionnements que la société impose aux femmes. Etre mère est également un état biologique, naturel. Mais c’est aussi un rôle, une fonction déterminée par la culture et l’époque dans laquelle nous vivons. Beaucoup de femmes vivent difficilement leur double identité de femme et de mère. Comment articuler la sphère privée et la sphère publique en évitant la culpabilité ? Quelques pistes au départ d’une conférence débat animée par Michèle Desonai, psychothérapeute et psychanalyste.


« Etre mère, ça veut dire pour moi, d’abord, trouver un père pour mon enfant. Ce qui m’amène dans ma réflexion à l’engagement dans la relation. Je trouve assez difficile de garder sa liberté, son autonomie tout en ayant une relation. Mais pour moi avoir un enfant vient après l’idée de fonder un foyer pour la vie. Ca aussi, ça complique aussi un peu l’engagement... pour la vie... Mais, même si j’essaie de me dégager de cette idée, il n’y a rien à faire, je pense qu’une famille unie, c’est mieux pour l’enfant. Au-delà de la question de l’engagement, je vois beaucoup de joie d’abord. Ce doit être une expérience magnifique de voir grandir un enfant sous son aile, sous l’aile du couple. Puis quasi toutes les femmes enceintes sont belles. D’un point de vue général, et sans doute rébarbatif, j’ai envie de dire que certains parents - peut-être beaucoup d’ailleurs- n’assument pas leur rôle. Ca se ressent à l’école : l’enfant est roi, le prof n’a plus rien à dire... Une autre chose, c’est cette ambivalence, cette contradiction, qui fait que dans notre société toujours patriarcale, c’est la mère qui s’occupe encore de l’enfant... quoique je pense que ça change. C’est une belle contradiction parce qu’il faut trouver un équilibre entre notre liberté et l’envie ou le besoin de se blottir dans le cocon familial et d’y être finalement un peu coincé. Ce que je veux dire, c’est qu’on a autant besoin de travailler, enfin... de notre liberté, que de s’occuper de l’enfant. Ce sont ces deux activités qu’il faut concilier et ce n’est pas tous les jours facile. Et je pense que le mari, le père, a un rôle très important à jouer dans l’équilibre qu’il faut trouver. » Voici ce que disait une jeune femme de 20 ans. Elle exprime ce que vivent beaucoup de femmes : le besoin de se réaliser et de s’exprimer en tant que femme à la fois dans la sphère sociale et publique et dans la sphère familiale et privée. En tant que femme et en tant que mère... Voyons-en quelques aspects.


Une histoire de la femme, de la mère


L’histoire aide souvent à comprendre ce qui se passe aujourd’hui. Or, la femme et la mère sont deux grandes absentes de l’histoire écrite. Elles n’entrent dans les livres d’histoire que par l’intermédiaire de quelques femmes d’exception. Il n’y a pas de tombe de la soldate inconnue, même si des militantes féministes ont un jour déposé une gerbe de fleurs sous l’Arc de triomphe à la mémoire de la femme du soldat inconnu [1] ... Les livres parlent de la femme de Freud ou de la femme de tel ou tel auteur, mais ces femmes restent dans l’ombre et ne sont entrées que très tardivement dans les livres, à peu près au moment où les femmes ont eu accès aux études. D’abord les études secondaires, puis l’Université, il y a environ 100 ans. La première femme docteur en droit [2] n’a pas eu le droit de siéger au Barreau et elle est morte sans y avoir eu accès.


Du point de vue de la mère, c’est un peu la même chose. Dans les livres d’histoire, on voit comment les femmes et les mères ont eu leurs rôles définis par les hommes, par la sphère publique. Il y avait une définition du public sur le privé, et on disait comment cela devait se passer dans la sphère privée. On a commencé à parler de maternité et d’éducation aux enfants à partir du 18 et du 19ème siècle. Avant cela, le sujet n’était guère abordé. On en a parlé parce que les conditions de vie des enfants étaient très précaires. Les manières de faire de certaines nourrices étaient rudes et la mortalité infantile était grande. Alors, on a commencé à légiférer, à codifier le rôle de la mère. On a voulu en faire une bonne éducatrice... mais sans la consulter.


Le premier code des droits de l’homme (1789) disait que tous étaient égaux en droits... mais les femmes restaient assujetties aux hommes (pas de droit de vote, de droit de propriété, de droit d’exercer des fonctions publiques, etc.). Le suffrage universel date de 1948 et les premières femmes ont voté en 1949. Il y a 60 ans, c’est extrêmement récent...


Pourtant, les femmes étaient actives. Lors de la révolution française, elles descendaient dans les rues, participaient aux émeutes, étaient actives sur le plan politique [3] . Mais quand il fallait siéger dans les endroits de décision, elles étaient absentes. Il n’y a pas si longtemps que la parité hommes-femmes est exigée sur les listes électorales. Sinon, il y avait une majorité d’hommes et une très faible minorité de femmes au Parlement.


Récemment, la contraception a changé la vie des femmes, le rapport des femmes à leur propre corps. Avant, les femmes n’étaient pas libres de leur corps. Qui décidait de la maternité ? Les hommes, les circonstances... Aujourd’hui, la femme peut, du moins en principe, maîtriser sa fécondité. Cette liberté leur est reconnue, elle est acceptée et légalisée. On peut acheter la pilule librement, ce qui n’a pas toujours été le cas et ce qui n’est pas le cas dans tous les pays.


Une autre chose a changé : le rapport de la femme à la connaissance, l’accès à l’enseignement, aux savoirs. Avant, les femmes étaient confinées aux salons pour s’instruire... C’était privé. Il y a 150 ans, il était rarissime qu’une femme tienne un discours à des femmes et à des hommes. L’accès à la connaissance est essentiel, parce que c’est lui qui permet aux filles de comprendre dans quel système social elles évoluent, pour pouvoir décider de leur avenir et inventer leur devenir.


Pourquoi rappeler ces quelques éléments historiques ? Parce que ce que vivent les femmes actuellement est marqué par cette histoire. Les femmes sont marquées par ce que leurs mères, leurs grands-mères, leurs arrière-grands-mères ont vécu.


La construction de l’identité de femme, de mère


Beaucoup de femmes vivent très difficilement cette double identité de femme (avec l’aspiration à se réaliser, à s’exprimer de manière publique) et de mère (avec les exigences de soins et de présence aux enfants). Elles culpabilisent au départ de cette ambivalence, pourtant naturelle. Les femmes d’aujourd’hui n’ont pas beaucoup de générations antérieures sur lesquelles s’appuyer, pour trouver un modèle, une manière de conjuguer de manière harmonieuse et inventive ces deux états d’être. Les choses se jouent très différemment pour l’homme et le père, parce que l’histoire de l’homme est publique au départ, et c’est la paternité qui est récente.


L’histoire d’une femme, l’histoire d’une mère commencent l’une et l’autre dans le giron de sa propre mère. On ne peut pas être mère sans être femme. Mais pour être mère, il faut qu’une mère ait donné naissance à une fille. Et elle est devenue mère elle-même en donnant naissance à un premier enfant. L’enfant l’a faite mère, mais pas rien que l’enfant. La maternité lui vient aussi de sa mère, qui l’a elle-même reçue de sa propre mère, et ainsi de génération en génération. Ce lien avec la vie et avec l’originaire détermine la psychologie, l’espace psychique de la mère.


Mais ce sont des hommes qui ont les premiers réfléchi et écrit sur ce sujet ! Pourquoi ? Parce que cela leur échappe. Ils peuvent en partager quelque chose avec leur compagne, mais comme témoin. C’est un territoire, un espace psychique qui n’est accessible que par l’intermédiaire des femmes. On pourrait faire l’hypothèse que c’est pour cette raison que dans l’histoire les hommes ont voulu gérer le territoire public : puisqu’il faut passer par la femme pour avoir accès au territoire psychique de la maternité, ils ont fait en sorte que la femme doive passer par eux pour avoir accès à la sphère publique...


Où s’origine l’être de femme ? Avant de l’être, la femme a d’abord été une jeune fille, une adolescente, une petite fille, un bébé et elle a été dans le ventre de sa mère... Mais avant cela, il y a un père et une mère qui ont rêvé d’un enfant, qui en ont parlé : « Qu’est ce que tu voudrais quand on aura un enfant ? Une fille ou un garçon ? Tu en voudrais combien ? Tu veux d’abord quoi, une fille ou un garçon ? ». Dans ces premiers échanges se construit déjà l’identité sexuelle, la manière d’être fille ou garçon, la manière dont chacune et chacun va asseoir son identité d’être sexué.


Après cela, il y a différentes phases. On peut aujourd’hui savoir dès avant la naissance si c’est un garçon ou une fille et cela met en route un imaginaire différent. Déjà dans le ventre de sa mère, le bébé est programmé, défini de manière différente selon qu’il est une fille ou un garçon.


Et puis, l’enfant fait l’expérience de la totalité, de l’amour inconditionnel dans la relation avec sa mère. Puis il va devoir s’en différencier, car la mère n’est pas que amour inconditionnel. Parfois, elle n’est pas là. Progressivement, l’enfant va dégager une image de ce tout, une sensation, des perceptions diffuses... et sur chaque pièce du puzzle, il y aura un petit morceau de mère. Avec le temps, il va assembler ces petits morceaux et progressivement, la mère va se dégager du grand tout dont il fait l’expérience. Au fur et à mesure que cette figure se dégage, il fait l’expérience de lui-même...


Progressivement, la petite fille va s’apercevoir qu’elle est un peu la même que sa mère. Et progressivement, un autre personnage se dégage : le père, de même que les frères et sÅ“urs, s’il y en a déjà. Quand le père arrive, on entre dans une scène à trois. Trois espaces psychiques, trois corps : un corps de femme, d’homme et d’enfant. En grandissant, la petite fille a vu qu’elle était comme sa mère. Puis elle voit le père et elle le trouve différent. Parce qu’elle comprend que sa mère s’intéresse à cet homme-là, la petite fille va s‘intéresser au père et elle va vouloir avoir son papa pour elle. Elle voudra surtout que le père la regarde, lui parle. Beaucoup de femmes souffrent de l’absence de regard et de parole du père ! Cela influence le devenir de la femme qui est occupée à émerger, à grandir à l’intérieur de la petite fille.


Cette femme grandit, mûrit physiquement, elle devient adolescente avec un corps de femme. Elle n’est pas très à l’aise dans ce corps de femme même, même si elle en rêve depuis longtemps, même si, petite, elle voulait du vernis sur les ongles comme sa maman... Elle a des sensations bizarres... Elle ne voit plus les garçons plus comme avant. Des émotions, des sensations nouvelles s’éveillent dans le corps de la petite jeune fille. Comment va-t-elle les vivre ? Comment va-t-elle vivre avec elle-même et dans sa famille, dans sa relation à son père et à sa mère ? Et comment les parents vont-ils réagir face à ce corps qui se transforme ? Combien de parents ne disent-ils pas : « Tu grossis, tu attrapes des grosses fesses... », quand elle attrape des fesses et des seins de femme ? Tout cela influence la manière dont elle va entrer dans sa vie de femme.


Ensuite, quels hommes va-t-elle rencontrer ? Les premières expériences sont déterminantes. Si elles ont été décevantes, cela influencera la méfiance qu’aura la jeune femme pour aborder les hommes. Notre culture véhicule l’idée que les hommes sont des prédateurs et les femmes un gibier ? Mais les femmes s’identifient-elles à un beau gibier, à une jolie biche ? Et les hommes se reconnaissent-ils dans l’image de prédateurs ? Si une jeune fille a ça dans la tête, on peut imaginer comment elle va aborder l’homme. Cela dépend du regard de la mère et du père entre eux, mais aussi du regard que la mère et le père portent sur leur fille en tant que femme. Si le père donne confiance à sa fille dans son être femme et dans sa capacité à se choisir un compagnon de vie, c’est tout autre chose que de lui dire : « De toute façon, tu ne trouveras jamais de mari... », « Il devra être courageux, celui-là... » ou bien « Il faudra que tu aies un mari riche... ».


Sortir des rôles figés


Les femmes se plaignent souvent que leur homme ne fait jamais rien dans le ménage, s’investit peu dans la sphère privée. Mais elles en sont souvent complices en leur laissant peu de place, sous prétexte que c’est elles qui ont la compétence du ménage : elles savent comment bien habiller un enfant, comment bien dresser une table, etc. Si on veut partager le territoire public, on doit autoriser à partager le territoire privé, le territoire de la sphère familiale, de l’éducation des enfants. De la même façon que les femmes revendiquent le pouvoir d’agir dans la sphère publique à leur manière, et pas sur le modèle des hommes, on doit accepter que l’homme agisse à sa manière dans la sphère privée.
Peut-être les hommes ont-ils plus à apprendre que les femmes, parce que le travail domestique a toujours été disqualifié. Les hommes ne s’y intéressaient pas. Par contre, puisque l’action dans la sphère publique était valorisée, les femmes s’y intéressaient, même si elles n’y participaient pas. Elles ont de tout temps compris le fonctionnement du pouvoir et influencé les décisions des hommes. Quand elles y accèdent aujourd’hui, elles comprennent assez vite comment ça marche, sans doute plus vite que l’homme qui arrive dans la sphère privée, parce que le travail ménager répétitif, à longueur de jours et de semaines n’est pas très valorisé, n’est pas très passionnant, en tout cas dans notre culture.
On peut faire un travail de conscientisation sur soi-même ou sur ses enfants, on peut essayer de partager les tâches domestiques pour leur donner une autre image des rapports de genre, mais il ne faut pas se leurrer, le conditionnement de genre, nous le subissons au niveau de l’inconscient, on ne peut pas y échapper totalement. La manière d’être une femme, d’être un homme, on le transmet à nos enfants par tous les pores de notre peau, par toutes les interactions avec eux, dès leur plus jeune âge. Des études ont montré que dès les premières minutes, l’interaction mère-enfant et père-enfant est différente suivant que c’est un petit garçon ou une fille. Toucher un garçon, toucher une fille, c’est très différent, le tonus est différent, c’est un rapport de corps à corps.


Pour conclure : inventer son modèle


La question de l’articulation entre l’identité de femme et de mère n’est pas neuve. Ce qui est neuf, c’est que la place de la femme dans la sphère publique est de plus en plus reconnue et légalisée. Les hommes, eux, doivent encore faire reconnaître leur place dans la sphère privée. Mais on ne légifère pas vraiment dans ce domaine-là. Les femmes vivent en permanence l’ambivalence de leurs identités, de leurs rôles. Mais elles doivent absolument arrêter de vivre cette ambivalence dans la culpabilité, arrêter de se sentir coupables de ne pas être auprès de leurs enfants quand elles sont au boulot... Cette ambivalence est inévitable, mais on peut l’utiliser pour faire naître quelque chose. On peut créer, inventer son propre modèle au quotidien, inventer la manière de conjuguer le couple, les enfants, le travail professionnel, la formation, la part de rêve [4] ...

 

 



[1] Le 26 août 1970, une douzaine de militantes anonymes déposent une gerbe sous l’Arc de Triomphe, à la gloire de la Femme du soldat inconnu. Sur leurs banderoles, il est écrit : « Il y a plus inconnu que le soldat inconnu : sa femme ». Elles sont aussitôt arrêtées par la police, mais dès le lendemain la presse annonce "la naissance du MLF" (Mouvement de libération des femmes).
[2] Marie Popelin (1846-1913) , première femme docteur en droit de l’ULB (1888), Cofondatrice de la Ligue belge du droit des femmes (1892) et du Conseil National des Femmes belges (1905).
[3] L’écrivaine Olympe de Gouges a par exemple rédigé en 1791 la « Déclaration des droits de la femme et de la citoyenne », en pastiche de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 afin de la présenter à l’Assemblée nationale. Elle y défend, non sans ironie à l’égard des préjugés masculins, la cause des femmes, et dénonce le fait que la Révolution avait oublié les femmes dans son projet de liberté et d’égalité.
[4] Cette analyse a été rédigée par José Gérard, au départ d’une rencontre débat animée par Michèle Desonai, psychologue et psychothérapeute, dans le cadre des Midis de la Parentalité organisés par l’échevinat de la famille de la Ville de Bruxelles. Cette rencontre a eu lieu le 18 octobre 2007.

 

Masquer le formulaire de commentaire

1000 caractères restants