Analyse 2007-22

Pour pallier le manque de donneurs compatibles avec leur enfant atteint d’une grave maladie génétique, des parents désespérés se tournent vers la médecine pour qu’elle les aide à concevoir un autre enfant susceptible de sauver le premier. Ces enfants sont souvent appelés « enfants-médicaments » ou « bébés-médicaments ». Quelles implications ces pratiques ont-elles ?


De quoi s’agit-il ?


C’est grâce au diagnostic préimplantatoire (DPI), associé à une fécondation in vitro et à une insémination artificielle, que cette pratique est désormais possible. Le principe du DPI est le suivant : après avoir fécondé en éprouvette des ovules de la mère par des spermatozoïdes du père, on prélève une cellule de l’ovocyte pour étudier son patrimoine génétique. On recherche s’il porte la maladie que les parents ont transmis à l’enfant malade. Cette opération permet de sélectionner des ovocytes sains afin de s’assurer que l’enfant à venir ne sera pas malade. Depuis quelque temps, cette opération est aussi autorisée dans le but de sélectionner des ovocytes en vue de soigner le frère ou la sÅ“ur du nouveau-né. Pour qu’une greffe ait des chances d’aboutir, il faut que le donneur et le receveur soient le plus compatibles possibles ; cette technique permet donc de sélectionner des embryons dont le type cellulaire est le plus proche de l’enfant à soigner. Le diagnostic pré-implantatoire n’est donc pas une manipulation génétique en tant que telle puisqu’il consiste en une sélection en fonction du but recherché. Comment ce bébé, une fois né, permettra-t-il de soigner son aîné ? On prélèvera des cellules souches dans le sang du cordon ombilical, elle seront ensuite cultivées in vitro [1] , avant d’être greffées sur l’enfant malade. Si cette étape n’est pas suffisante pour obtenir la guérison, des tentatives ultérieures pourront être poursuivies en prélevant des cellules dans la moelle osseuse.


La législation belge


Dans la législation belge (comme dans beaucoup d’autres pays européens), une loi prévoit le recours à cette pratique [2] . La loi relative à la procréation médicalement assistée, votée en juin 2006, légalise le diagnostic préimplantatoire. Le DPI est ainsi exceptionnellement autorisé dans l’intérêt thérapeutique d’un enfant déjà né. Contrairement à d’autres pays européens (la Suède, par exemple), la décision de l’utilisation de cette pratique ne revient pas aux autorités de santé publique, mais à des centres médicaux génétiques. Les onze centres agréés, qui évalueront au cas par cas les demandes, seront les seuls autorisés à avoir recours à cette pratique. Ces centres disposeront d’une série de balises pour réglementer ces pratiques, comme l’interdiction d’un DPI « à caractère eugénique » ou l’interdiction de choisir le sexe de l’embryon (sauf pour écarter les embryons atteints de maladies liées au sexe).


Questions éthiques et problématiques psychologiques


L’émoi que suscitent ces nouvelles pratiques s’enracine dans le refus de voir un enfant mis au monde non pour lui-même mais dans le but de venir en aide à un autre. L’enfant n’est plus une fin en soi mais un moyen. Il convient de rappeler que ce respect de l’enfant est un phénomène relativement nouveau dans l’histoire de nos civilisations : on ne s’est jamais autant attaché au sort de nos tout-petits et au fait qu’ils pourraient être conçus comme un moyen plutôt que comme une fin en soi. En effet, il n’y a pas encore si longtemps, la mortalité infantile était tellement élevée qu’il était plus prudent, pour les parents, de ne pas trop s’attacher à leurs enfants en très bas âge. De plus, depuis toujours, certains enfants sont conçus en tant que moyens de parvenir à un but déterminé : pour instaurer un lien entre des familles, pour sauvegarder des alliances, pour assurer la transmission d’un patrimoine, pour disposer de main-d’Å“uvre, etc. Mais nos sociétés ont évolué vers une reconnaissance de droits spécifiques aux petits enfants de plus en plus grande : ils sont aujourd’hui considérés comme des individus à part entière, porteurs d’un projet propre. Dans cette évolution, le « bébé-médicament » représente donc une régression.


Cette problématique suscite plusieurs préoccupations éthiques. Citons certaines d’entre elles, formulées par le pédopsychiatre Jean-Yves Hayez [3]. Il faut d’abord insister sur le fait que le bébé est un individu à part entière : cet enfant, comme tous les autres, voit projetés sur lui les désirs de ses parents, mais il devient en plus l’instrument obligé d’une décision. De plus, cette décision parentale touche à l’intégrité de son corps : on décide à sa place et à son insu de disposer de son corps. Même si c’est pour une bonne cause, cela pose de graves problèmes éthiques, car il faut justifier le fait de disposer du corps d’un autre sans son consentement. J-Y Hayez insiste alors sur le fait qu’il faut avant tout reconnaître l’altérité des tout-petits : ils sont des êtres humains avec des intérêts et des projets différents de ceux de leurs parents, on ne peut disposer d’eux ainsi. Sinon, on touche au droit fondamental de pouvoir déterminer son projet de vie. L’auteur met aussi en exergue les dérives que cette pratique pourrait provoquer : « Le corps de l’enfant n’appartient ni à sa famille, ni à la science, fût-ce au nom des meilleurs intentions du monde (...) Une fois levée une barrière de principe, surgissent vite des applications de plus en plus folles et de plus en plus nombreuses, auxquelles il devient presque impossible de résister [4] » .


Par ailleurs, le philosophe Jean-Michel Longneaux nuance cette notion d’instrumentalisation de l’enfant : « (...) on peut douter qu’il existe un seul enfant qui fût jamais désiré et conçu pour lui-même [5] » . Les raisons d’avoir un enfant sont multiples et ne concernent que rarement l’enfant à venir en tant que tel : avoir un autre enfant pour que le premier ne soit pas seul, parce qu’après 4 garçons ce serait bien d’avoir une fille, pour renforcer son couple, etc. Beaucoup de couples décident aussi d’avoir en enfant tout simplement parce qu’ils ont envie de fonder une famille. Tous ces enfants sont donc, finalement, conçus pour le bonheur de leurs parents, ils sont tous instrumentalisés et non désirés uniquement pour eux-mêmes. J-M. Longneaux introduit alors le fait que les instrumentalisations auxquelles les enfants sont sujets ne se valent pas toutes. « Selon moi, la question ne porte pas d’abord sur le fait que les ‘enfants-médicaments’ soient conçus pour des raisons qui leur échappent. Le vrai problème est de savoir si on leur permettra de se libérer des circonstances particulières qui les ont vus naître. Car naître, ce n’est pas seulement sortir du ventre de sa mère, mais aussi sortir des projets de ses parents, pour devenir le sujet de sa propre vie ».


Ces pratiques posent d’ailleurs certains problèmes d’ordre psychologique, surtout en ce qui concerne la santé psychique de l’enfant à naître. De nombreuses interrogations se posent à ce propos. Que ressentira cet enfant lorsqu’il réalisera (n’) avoir été conçu (que) pour permettre à son frère ou à sa sÅ“ur de survivre ? Comment se tisseront les liens entre « l’enfant-médicament » et l’enfant guéri, ne doit-on pas craindre une dette éternelle de l’un envers l’autre ? Et si le hasard de la biologie veut que ça ne marche pas, l’enfant sera-t-il aimé tout de même pour lui-même ?


Une autre réflexion éthique plus générale est aussi à poser : nos sociétés supportent de moins en moins le manque et la perte. Le fait de vouloir combler très vite nos besoins (ou plutôt nos désirs) se ressent aussi dans le domaine de la santé et de la vie : on accepte moins les limites de notre condition humaine et le risque que nous encourons est de ne plus pouvoir être satisfaits et donc heureux. Les exemples des « bébés- médicaments », ou encore de l’acharnement thérapeutique sont frappants : certains sont prêts à aller très loin pour occulter la mort. « Ne pouvons-nous donc pas rester confiants dans le sens de nos vies et redevenir suffisamment heureux en assumant des manques importants ? La mort d’un être cher peut figurer dans la liste de ces manques humainement gérables, d’autant que sa mort n’entraîne pas ipso facto la fin de la relation avec lui ».


Enfin, comme dans toutes problématiques touchant la génétique [6] , le rapport entre être humain et prouesses techniques doit être questionné. Nous avons désormais entre les mains (du moins les scientifiques) des moyens fascinants pour maîtriser les lois de la nature et cela se réalise dans un désir de haute performance. Les apports de la science sont en train de désorganiser les rapports humains en supprimant de nombreux repères (un grand nombre d’interdits qui fondaient encore hier notre société sont dépassés), indispensables à la socialisation d’un individu. Il faut donc rester vigilant face à cette machine scientifique qui entraîne tout sur son passage, y compris nos repères et balises éthiques. Jean-Yves Hayez propose aussi, pour se questionner sur le bien-fondé de l’état de la recherche scientifique, de replacer ces projets et ces nouveaux moyens techniques dans une conception mondiale de la santé publique : « les prouesses mises au service d’enfants et de familles de pays industrialisés ont des coûts exorbitants, alors que l’on ne trouve pas l’argent nécessaire pour répondre aux besoins de santé élémentaire des enfants de la majorité de la planète [7] .


Au vu de toutes ces considérations, ces pratiques méritent en tout cas d’être questionnées. D’un côté, il y a la souffrance des enfants malades et de leurs familles, qui oblige à la sollicitude. De l’autre, un point de vue éthique et sociétal qui inciterait à la réserve, mais on sait combien il est difficile aujourd’hui de ne pas recourir à une technique disponible, surtout s’il s’agit de sauver la vie d’un enfant. On peut craindre cependant que la régulation entre les aspirations des parents et les critères collectifs ne se fassent sur des bases économiques. En termes de santé publique, il s’agit toujours d’arbitrer entre diverses priorités. Et quand un frein est mis au remboursement de certaines pratiques, ce sont les plus nantis qui peuvent se permettre d’y recourir [8] .

 

 



[1] Ces cellules hématopoïétiques sont capables de proliférer et de se différencier ultérieurement.
[2] Plusieurs bébés de ce type étaient déjà nés en Belgique, avant l’arrivée de cette loi.
[3] « Bébés “médicaments”, embryons clonés and co », de Jean-Yves Hayez, Jean-Michel Longneaux, http://www.observatoirecitoyen.be
[4] Idem
[5] Idem
[6] Voir l’analyse sur les embryons hybrides.
[7] « Bébés “médicaments”, embryons clonés and co », de Jean-Yves Hayez, Jean-Michel Longneaux, http://www.observatoirecitoyen.be »
[8] Analyse rédigée par Marie Gérard, Couples et Familles.

 

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